La Jeune Fille et la Mort

La Jeune Fille et la Mort, de Stephan Thoss
par les Grands Ballets canadiens de Montréal,
représentation du 14 mars

Oh, une inversion du Jeune Homme et la Mort ! Palpatine s’offusque de ma culture balleto-centrée : c’est en réalité le ballet de Roland Petit qui est l’inversion de la version de départ, un morceau de Schubert d’après un poème allemand. En allemand (comme en anglais), la mort est masculine et donc personnifiée par un homme. Cela donne dans la pièce de Stephan Thoss (sur un ensemble de musiques n’incluant pas Schubert) un aspect érotique peut-être plus prégnant. On le décèle dans certains passages, notamment lorsque deux jeunes filles marchent en pont, l’une avançant devant un homme qui en devient menaçant, l’autre suivant le sien, son homme/sa mort, docile ou amoureuse. La symétrie inversée des deux couples est intense  une ambiguïté qui n’a pas pour vocation d’être tranchée. L’un est l’autre, l’un va avec l’autre, enchevêtrement-enlacement de la vie et de le mort, comme le rappelle le chorégraphe dans le programme (ça me rappelle ma récente lecture de François Cheng…). Apprendre à aimer l’une pour n’avoir pas peur de l’autre (et je ne cite aucune des deux volontairement, car la proposition est réversible).

Le chorégraphe cite l’amour et l’espoir comme forces permettant de traverser une vie en s’y épanouissant : je me rends compte ces derniers temps que la danse en a pour moi été une grande également. La question du sens de la vie, comme but ou direction, est chassée par un port de bras et s’évanouit dans le plié, l’effort absorbant tout doute pour n’être plus que muscle, souffle, pensée en mouvement. Avec le recul, je me rends compte que les périodes intenses en danse ont aussi été celles de plus grande stabilité mentale et émotionnelle. Hélas, ce qui vaut pour la pratique est moins évident en tant que spectateur. Ces derniers temps, rédaction de mon projet danse oblige, je me pose pas mal de questions sur le pourquoi, la finalité du mouvement et la raison de ma présence dans la salle. Là, clairement, cela ne fonctionne pas. Palpatine, dont c’était le tour de pester à la sortie de la salle, a catalogué ça comme du mauvais Preljocaj. Je n’y avais pas pensé : les extraits de Philip Glass et les costumes m’ont ramenée à Shoot the moon, de Paul Lightfoot et Sol León. Les angoisses existentielles de Stephan Thoss se sont trouvées éclairées par intermittences de la lumière lunaire de cette très belle pièce, si bien que je ne puis dire n’y avoir trouvé aucun intérêt, même si je m’y suis un peu ennuyée.

Tout y était : la mort en costume noir, des ombres elles aussi noires, et la jeune fille, démultipliée en jeunes filles, en couples multiples, pour tous les âges, tous les lieux, toute la vie. Des valises pour le grand voyage qui s’assemblent en mur, dead end, et des chambranles de portes sans portes, simples seuils que l’on franchit sans savoir où l’on va. On danse de même : sans savoir où l’on va. Par moments, brièvement : beauté : identification éclair : c’est extrêmement poignant. Mais bientôt de nouveau le geste se perd et le mouvement incessant (frénétique même, à prendre ainsi la musique de vitesse) nous expulse de cette vie qui s’agite sous notre nez. On ne perçoit plus grand-chose ; on se voit soi comme spectateur, comme un dieu indifférent à sa création, dont il s’est déjà lassé. Tout s’est déjà passé ; la vie a reflué, on la voit à distance, et on s’applique, on s’ennuie à mourir, sans qu’il y ait plus lieu d’être triste ou ému.

Ça traverse, la scène, la vie  nous trop rarement. Par moments, brièvement, beauté que l’on soutient, comme notre attention, comme cette table qui reçoit les corps d’un couple où chacun se cherche contre l’autre  un passage très beau (l’un des rares à ralentir un peu, d’ailleurs), parce que c’est au-delà de s’aimer, avoir envie que l’autre déguste à sa place, le cuisiner salement, c’est vivre ensemble, avec soi surtout, dans l’espace fait durée, dans une robe orange-ocre-couleur de terre, de quotidien, de persévérance lasse, courage prosaïque, parce qu’il faut bien, qu’on le veut bien : je suis tombée en fascination pour Jacqueline Lopez, pour son visage farouche à force d’être tranquille. Le reste, doucement, s’est estompé. Ne reste plus, comme dans un halo de lumière, que la main qu’une autre jeune fille approche au ralenti de celle de la mort qui ne bouge pas, ne prend rien sinon le temps, le temps qu’on vienne à elle, que le désir se fraye à travers la crainte, et que l’on finisse par s’y réfugier comme une enfant en fin de soirée dans les bras de son père, qui la porte déjà endormie jusqu’à son lit. (Une autre encore attend, assise sur sa valise pleine de vie, jupe à fleurs et cardigan vert, le genre de fille à quoi rien ne résiste quand elle rêve.)

2 réflexions sur « La Jeune Fille et la Mort »

  1. *sourit* Tu as déterré de ma mémoire cette vidéo du Jeune Homme et la Mort que ma professeure de danse nous a montrée (la version cinéma avec Baryshnikov si je me rappelle bien) alors que j’étais gamine et que je prenais mes premiers cours. J’en conserve un souvenir très fort ! Cette pièce de Bach reste d’ailleurs à ce jour un de mes morceaux d’orgue préférés 🙂

    Si j’ai bien compris ton article, aucun rapport entre le ballet de Roland Petit et celui que tu décris, sinon cette similarité thématique ?

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