La joie chevillée au cœur de Strasbourg

Toit avec plein de petites fenêtres et une cheminée (sans cigogne)

J’ai adoré ces quelques jours à Strasbourg. Palpatine était pris toute la journée, si bien que j’ai eu le meilleur du voyage solo et duo : les soirées à deux et les journées à explorer seule, au gré de ma fantaisie. Pas de tristesse nocturne quand tombe la fatigue à la fin de la journée ; pas de compromis ou même seulement de synchronisation en cours de parcours. Je tourne à droite si j’aperçois des couleurs qui me plaisent, reviens vers la gauche vers l’animation, parcours les grands espaces à grandes enjambées ou au contraire en flânant à pas ralentis, décide quand il est l’heure de manger, quel kouglof engloutir ou effeuiller, hésite autant que je veux sur la suite à donner à ces instants de liberté sans errance.

Eglise à deux clochers vue en contre-plongée, avec les moignons d'arbres cogneurs
Une (vraie) cigogne !
Pont vu d'en contrebas, avec des découpes en fer forgé, la cime d'un peuplier à gauche, un piéton à droite
Plan miniature en 3D, d'où se détache la cathédrale, sur fond flou de verdure

Certaines villes, trop mornes ou trop petites, se referment après quelques heures ; on ne sait plus trop quoi y faire après les avoir quadrillées. Strasbourg est juste de la bonne taille, ou mon séjour de la bonne durée. Je la traverse, la sillonne, suis les contours de ses quais, recroise des endroits que j’ai aperçus au loin ou que j’ai déjà passés en venant d’une autre direction ; la ville prend forme dans mon esprit, les coins de rue coïncident avec le plan, et me surprennent cependant d’ainsi se raccorder. Je repère ses différents quartiers : les colombages, que j’imaginais omniprésents, sont cantonnés à un coin très touristique, dont je me détourne rapidement en même temps que de la cathédrale claudicante. À ses immenses tours, je préfère, snob, les clochers beaucoup plus simples de l’église protestante, qui s’élèvent à un tournant du fleuve et font s’élever je ne sais quoi en moi – un ascendant similaire aux peupliers et leur cime qui ploie légèrement de côté, tandis qu’ils frémissent de tout leur être, certaines feuilles presque blanches de soleil. Peu de choses naturelles me ravissent autant que le scintillement des peupliers, sachez-le. Et il y en a, autour du fleuve, indiquant la direction dans laquelle tourner autour de la ville-île. J’adore ces quais, la respiration qu’ils créent dans une ville déjà aérée de belles places, la cachette en plein air qu’ils constituent, quelques pieds sous la circulation dense des vélos, les ponts qui rythment le parcours et le suspense de savoir s’il y aura ou non au prochain des escaliers pour descendre ou remonter (ils sont plus rares encore qu’autour de la Seine).

Fleurs délicatement éclairées par le soleil, vues légèrement en contreplongée depuis les quais du fleuve
Silhouette en train de lire sous le passage d'un pont fluvial

Aux endroits tout indiqués pour le touriste, je préfère les quartiers résidentiels cossus ; je m’imagine habiter l’une de ces demeures, ou même pas, je choisis juste les façades que je préfère. Je caresse l’idée d’acheter un carnet et un feutre pour dessiner à toute vitesse les éléments architecturaux qui, cumulés, donnent son air à la ville ; j’en ai très envie, mais j’ai plus envie encore de continuer à marcher, faire circuler les idées dans mes jambes, l’éblouissement dans mes poumons, la joie qui me décolle d’un centimètre du sol, c’est une gaité, une luminosité folles, d’exister simplement en se mouvant, en observant. J’ai le regard aiguë de l’observation latente et prends plaisir à prendre des photographies, des bouts de vision avec moi. Je serai à nouveau un peu déçue en les triant, comme après le voyage en Asie, mais je ne le sais pas alors ; ça participe juste du moment, de l’amusement. Ça m’aère.

Aperçu des toits ensoleillés à travers une fenêtre, le reste sombre
L'ombre des colombages mord sur un volet troué d'un coeur

Je mets du temps à m’en rendre compte, mais mon humeur fluctue avec la lumière : en fin de matinée, le monde m’appartient, la marche me galvanise ; puis l’immense joie de rien décline sans que je m’en aperçoive, l’enthousiasme se tasse en même temps que l’énergie et je me demande ce qui m’exaltait si peu de temps avant encore. Il faut tout le glorieux de la golden hour pour s’apaiser, trouver la beauté dans le regret de ce qui passe, et dans le regret, l’anticipation de l’avenir qui nous appartiendra encore, le lendemain matin, pour à nouveau nous échapper en cours de journée. Je suis photosensible aux heures du jour. Je devrais trier mes photos par tranches horaires.

Mur décoré de vignes et de bouteilles… sous lequel sont entreposées les poubelles

Certes, évidemment, il y a les hésitations prolongées, les moins bonnes idées : prendre le tram, une éternité pour passer la frontière et aller en Allemagne, un centre commercial en plein air à vrai dire, avec des glaces à 1 € la Kugel, qui bizarrement font passer toute envie de glace ; regretter un peu d’avoir fait siennes les lubies de Palpatine, de voir le pont qui sépare et relie les deux pays ; prendre ce qu’il y a à prendre, le peu de verdure, le Franzözische d’enfants qui, si jeunes, parlent allemand quand les affiches des abribus sont encore pour moitié en français. J’ai pissé en Allemagne, mangé un bretzel bio de la veille et je suis revenue, à Strasbourg, à mes propres lubies : l’humour de l’Opéra du Rhin en banderoles sur la façade, les bretzels aux graines de courge, des casquettes très chouettes (achetées), un hibou en peluche (resté en vitrine), la librairie du centre, où je suis allée deux fois, la seconde ressortie avec Pietra Viva, que je me suis mise à lire sur la place même, changeant de banc à mesure que le soleil les faisait disparaître, jusqu’à avoir froid et sautiller sur place en attendant que Palpatine apparaisse, et qu’on retourne à notre restaurant de tartines, élu cantine du séjour.

Pavés, lignes du tramway et plaque d'égout rasés par la lumière de la golden hour
Ombre portée sur le sol d'un portique ouvragé

Alors que je dispose de moi-même et de mon temps comme je le souhaite en cette année sabbatique, ces quelques jours à Strasbourg ont été de véritables vacances. Il y a la découverte, évidemment, les murs ocres et les peupliers qui me transportent comme à Rome avec ses pins, aussi, mais pas seulement : le travail dispense autant qu’il empêche ou ralentit la transformation de soi ; avec la liberté tant désirée, surtout ainsi bornée dans le temps, vient l’impératif de donner un sens à une vie que l’on n’est plus en train de gagner, qui nous est donnée ; l’urgence de faire des choses signifiantes pour moi, qui me donnent de la joie mais dont je pourrais être fière aussi, se heurte à tout un tas d’aléas, de découragements ou simplement à la lenteur de ce qui doit maturer. Dans ce contexte, ces quelques jours à Strasbourg sont aussi de véritables vacances : je n’attends rien de moi ; je n’ai qu’à me laisser surprendre par la ville, et la laisser raviver une joie éphémère, peut-être, mais qu’il est si bon de ressentir : joie lumineuse de vivre pour rien, juste se sentir vivante. Il faudrait apprendre à vivre toujours comme ça.


Fragments d'une lectrice derrière un pan de mur, sur les marches de l'église
Bas-relief de boulangère, à qui l'on a rajouté une moustache frisée
Lion de gouttière (sculpture à travers la bouche de laquelle passe le tuyau)
Fenêtres, tuiles et pan de mur ocre de l'hôpital
Marbrures involontaires du temps sur un mur ocre
Strasbourg, la ville ocre de l’Est…

4 réflexions sur « La joie chevillée au cœur de Strasbourg »

  1. Ton article me fait fort penser à ces deux jours irlandais en solitaire l’année dernière, où je ne dépendais de personne et pouvais me laisser aller au gré de mes envies. Un goût de liberté qui m’était tout nouveau et que je m’étais promise d’explorer davantage lors de voyages en solo futurs – ce texte ravive très fort cette envie, merci pour cela 🙂

    Et Strasbourg, ma chère Strasbourg, ville de mes origines – c’est merveilleux de découvrir un tel hommage dans le regard de quelqu’un qui y est étranger, et d’être surprise des détails que tu as choisi de mettre en emphase – comme si, par ton choix de ce qui a attiré ton attention, je pouvais en découvrir bien plus sur toi que sur la ville. J’y retrouve des passions que nous partageons, et ne te tiendrai pas rigueur d’avoir ainsi répudié sa Cathédrale si chère à mon coeur. Tes photos me donnent la nostalgie du grès rose 🙂

    (J’aime tant te retrouver dans ce format d’articles, et ta conclusion résonne bien trop en moi pour que je parvienne à y trouver des mots en écho.)

    1. Il faut bien avouer que j’ai triché : mes journées étaient solo, pas le voyage dans son entier. Contrairement à toi, je n’ai toujours pas eu le courage de sauter le pas (mais ça continue de me trotter en tête).

      C’est Strasbourg qui devrait être appelée la ville rose (rose plutôt qu’ocre, tu as raison) ; Toulouse fait pâle figure d’usurpatrice à côté.

      Quant à ce format d’article, j’aimerais ne plus le cantonner à la sphère des voyages. C’est un peu dommage d’attendre de partir pour réfléchir sur son parcours et se remémorer ce dont on veut se souvenir – d’autant plus que c’est ce prisme personnel que j’aime retrouver dans les blogs que je lis. J’hésite pour ce faire à abandonner les chroniquettes culturelles à la rentrée ; leur nombre et leur systématicité me donne parfois l’impression d’être en retard sur ma vie – ou de devoir mettre sur pause mes élans de découverte. J’ai déjà essayé d’alléger et de me concentrer sur les éléments du film, du concert ou du ballet qui m’ont le plus marquée, mais je finis rattrapée par le démon de l’exhaustivité ; il faudrait quelque chose de plus radical pour que ça fonctionne, et que l’essentiel resurgisse sous forme d’articles thématiques. Il est peut-être temps de transformer ma consommation culturelle en nourritures spirituelles, plutôt que de parler de moi à mi-mots mi-conscience en parlant d’un objet culturel (qui a de surcroît ses propres exigences). Et, pourquoi pas, essayer de rédiger des critiques moins introspectives pour un média comme Resmusica… Ça se tient, je crois, mais rompre une habitude d’une dizaine d’année est presque aussi difficile que d’en contracter une nouvelle. Je me sens un peu comme Robinson sur le point d’abandonner sa rizière – à craindre que tout parte à vau-l’eau.

      1. >Quant à ce format d’article, j’aimerais ne plus le cantonner à la sphère des voyages. C’est un peu dommage d’attendre de partir pour réfléchir sur son parcours et se remémorer ce dont on veut se souvenir – d’autant plus que c’est ce prisme personnel que j’aime retrouver dans les blogs que je lis. J’hésite pour ce faire à abandonner les chroniquettes culturelles à la rentrée ; leur nombre et leur systématicité me donne parfois l’impression d’être en retard sur ma vie – ou de devoir mettre sur pause mes élans de découverte.

        J’aurais tendance à dire mille fois oui ! Ce que j’aime de tes chroniquettes ce sont les bribes de personnel, souvent parce que je n’ai pas vu le film/le spectacle en question et que je sais que je n’aurai pas l’occasion de le voir ou alors pas avant d’avoir sans doute oublié que tu avais faire une chronique dessus.

        Il me semble aussi que ce genre de billets pousse plus à l’échange.

        Quant à Strasbourg, ton billet et le fait qu’il s’agisse d’une ville bien cyclable, me donne vraiment envie d’y passer quelques jours !

  2. >> Llu
    Bon, je vais vraiment réfléchir à un format qui me permette de garder une trace de mes sorties culturelles ET de résister à la chronophage tentation de tout reprendre, tout archiver, tout analyser. J’hésitais à ouvrir un énième compte Instagram dédié, que je reprendrais ici sous forme de screenshot pour former une mosaïque mensuelle, par exemple. Quelque chose avec des images pour éviter de déclencher la logorrhée verbale. ^^
    En attendant : fonce à Strasbourg, avec ou sans vélo !

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