Grâce à Pink Lady, j’ai pu assister à la générale du Songe de Jean-Christophe Maillot à Chaillot. C’était la première fois que je voyais les ballets de Monte-Carlo sur scène et, mon dieu, quels danseurs !
Je suis plus perplexe sur le ballet en tant que tel : la moitié de la chorégraphie est bonne, un quart encore est carrément excellent, mais le quart restant est bêta pour ne pas dire bof. Cela recoupe plus ou moins le découpage du ballet en trois univers entrelacés : l’univers antique (les amours à géométrie variables des « Athéniens » : Lysandre, Hermia, Héléna et Démétrius) est plaisamment chorégraphié ; l’univers féerique (Tatiana, Obéron et compagnie) donne lieu à quelques passages splendides ; quant au dernier univers, celui des « Artisans » qui tentent de monter une comédie, je m’en serais bien passé. Je n’ai jamais vraiment su rire de la bêtise, que je crains ou méprise : au mieux, je trouve ça affligeant ; au pire, démoralisant. Vous pourrez me dire tant que vous voulez que c’est la veine populaire et grotesque de Shakespeare, qui contribue à son génie, je ne parviendrai pas à apprécier ces pitreries. Je ne peux faire mieux que les tolérer dans la pièce de Maillot, attendant que le mime grossier redonne sa place à la danse.
Ces passages de théâtre dégradé sont d’autant plus étranges que, le reste du temps, le chorégraphe n’a pas besoin de recourir au mime pour conserver la lisibilité d’une action pourtant embrouillée. Pour les deux couples à géométrie variable, il a l’idée géniale de tout bonnement les étiqueter : Lysandre, Hermia, Héléna et Démétrius portent leur nom en écharpe, tandis qu’une nuance de gris permet de repérer rapidement les couples meant to be. La complexité de l’intrigue ainsi résolue, la danse peut lui donner corps.
Et quelle danse ! Quels danseurs ! Le rythme ne ralentit pas forcément avec le tempo musical ; ça enchaîne, très vite, sans un temps mort, dans une inventivité toujours renouvelée. Les triangles amoureux se reconfigurent à la volée. Aux assauts répétées d’Héléna, qui s’accroche à son amour comme un morpion, jambes en saut de biche, répondent mille manières de se repousser. Au milieu de cette cacophonie amoureuse surgit un Puck-fou du roi violet, qui file limite le fou rire en débarquant sur un gyropod génialement déguisé en fleur avec un pistil géant par lequel il éjacule la fumée magique devant opérer comme filtre d’amour. Outre sa fleur-mobile, Puck a des mouvements de main rapaces et maniérés du meilleur effet – à moins que ce ne soient les faux airs de Louis Garrel de l’interprète.
Les plus beaux passages reviennent néanmoins à Tatiana et Obéron, lorsque la musique féerique et rassurante de Mendelssohn se suspend pour nous faire entrer dans une étrange forêt de sons électroniques. Tatiana et Obéron alors ne sont plus des divinités un peu bêtes dans leurs caprices, mais des bêtes sauvages magnifiques. Tatiana surtout. Sa coiffe et son port de tête en font une reine égyptienne ; sa démarche, une panthère. Lorsqu’elle marche sur pointes de profil, bras gonflés derrière elle, on retrouve la démarche chaloupée des fnerfs dans Play. La danseuse est absolument sublime (malheureusement, pas de feuille de distribution, pas de nom). Elle a le corps classique par excellence, celui qui fait rêver par ses courbes autrement placées : le cambré semble lui être la manière la plus naturelle de se relever, et le cou-de-pied, qui jamais ne disparaît, transforme chaque développé en déroulé sensuel et hypnotique, la jambe surgissant comme l’érection probable d’Obéron qui la manipule.
Des scènes si chargées de tension sexuelles ne sont évidemment pas sans danger. Le risque le plus évident est peut-être la vulgarité, que l’on évite de justesse : le coups de butoir sont rapidement évidés par la parodie (par l’un des couples, il me semble, quand Démétrius tente de se débarrasser d’Héléna en répondant un peu trop vigoureusement à ses attentes) et les passages chorégraphiques d’Obéron et Tatiana sont suffisamment inventifs pour retarder l’explicite – pas assez néanmoins pour l’éviter : mais alors, se défaussant soudain de la charge érotique qui y a mené par des chemins détournés, l’acte chorégraphié semble simplement banal. (De même qu’on ne fait l’amour qu’en retardant l’orgasme auquel on se destine, on ne chorégraphie bellement l’acte sexuel qu’en s’écartant du corps à corps ordinaire.)
L’effet secondaire d’une royauté elfique érotiquement chargée est de rendre le lutinage des subalternes malaisant sinon malsain. Lorsque Puck se jette joyeusement sur le petit page en pointes et à couettes, qui n’est pas du tout d’accord, la gaudriole rigolote se met à transpirer du #MeToo. Heureusement, cela ne dure pas, et les êtres féminins surnaturels reprennent rapidement le contrôle de leur corps. La rencontre de Tatiana et de Bottom (ici un lion et non un âne) est à ce titre plutôt bien négociée, alors qu’on partait de loin, avec un lion-comédien-benêt qui aurait pu avoir la bêtise agressive. La sensualité Tatiana-Obéron laisse place à un jeu de force, où chacun retourne celle de l’autre à son avantage : le lion utilise sa queue-lasso pour capturer Tatiana et finit par succomber à celle-ci, qui la mord dans sa gueule de lionne. Ce n’est pas subtil, mais ouf, personne n’abuse de personne ; on peut retourner au plaisir des corps dans la danse et au ballet des amours contrariées puis retrouvées. C’est chaud (et très ponctuellement chiant quand le contrepoint comico-théâtral revient), mais c’est beau.