Le mardi, c’est canari

 

Je savais qu’il fallait se méfier. Jan Fabre, pour moi, à l’époque où je lisais consciencieusement Danser, c’était des photos de carcasses d’animaux suspendues aux tringles et des coupes de mouvements non identifiés. Quand Palaptine et moi arrivons aux Abbesses mardi dernier, le décor est plus engageant, presque festif, s’il est vrai que toute les cages d’oiseaux sont suspendues en l’air comme des lampions. Pour ajouter à l’atmosphère onirique, on distingue des petits îlots faisant de la scène encore non éclairée mais au rideau levé un nouveau monde à explorer. On entend en continue un petit bruit qui, dans un paysage idyllique, aurait été la rumeur d’un cours d’eau. Mais en plissant les yeux, je découvre bientôt avec une joie enfantine qu’il provient en réalité des petits trains électriques dont chaque circuit constitue un îlot. C’est complètement improbable, j’adore. A l’avant-scène, côté cour, une femme, en robe jaune canari, justement, comme les oiseaux dans les cages, est affalée dans un rocking chair et reste ainsi le temps que tout le monde s’installe mollement.

Alors que cela avait bien non-démarré, ça commence et ça se gâte. La femme-canari traverse la scène pour aller nous lire au micro, dans un anglais grec, la lettre qu’un homme a écrite avant de sauter d’un pont. Il choisit librement la mort pour ne pas qu’elle le saisisse malgré lui, pour ne pas souffrir – traduire : pour ne pas risquer de vivre. « Est-ce que je saute ? Parce que je ne veux pas être pris au dépourvu par la mort que l’on dit naturelle. » Il est tellement crédible, le suicidé enthousiaste, que sa lettre prend des allures de journal, où il fait état de ses pensées heure par heure, ce qui permet à la femme-canari de suspendre sa lecture pour se livrer à un tas d’activités qui, à défaut d’être toujours de la danse, formeront la performance. Elle ne sait visiblement pas trop quoi inventer pour tromper la mort : elle dansote, se balance dans le rocking chair, balance les cages, mais justement, on s’en balance ; elle boit de la bière, s’en rafraîchit les cuisses puis la fourre dans sa culotte afin d’achever de se sentir virile, et la déverse au-dessus d’un train, histoire de ne pas pisser dans un violon. La dégaine est telle que cela prête à rire, mais c’est quand même du grand n’importe quoi fabriqué en Belgique (« this is Belgium »). Dès fois qu’on n’aurait pas bien saisi, elle mène grand train, relève sa robe et écarte les cuisses au-dessus du chemin de fer, s’y allonge, puis pose sa joue, la bouche grande ouverte, parce que bon, elle est fêlée.

 

 

Autre moment amusant, après avoir répété des mouvements mécaniques, la grue camionneuse devient un bulldozer : tronc et jambes à angle droit, bras ballants et mains playmobil, marche saccadée, elle transporte du charbon d’un îlot à l’autre – oui, parce que les petits tas étaient en réalité des terrils. Pour achever de nous miner, elle a balancé rageusement des bouts de charbon d’un tas à l’autre, s’en est barbouillée tout le corps, seins compris, et a repris sa danse-transe de canari épileptique, sortant de temps à autre la lettre du joyeux suicidé pour en venir à lire un bout.

 

 

Cela ne réussit pas à être émouvant. Ou alors seulement la chanson finale, Ode to Billie Joe, davantage le fait de Bobbie Gentry que de Jan Fabre. C’est drôle, parfois – mais seulement parce que cela nous extirpe un temps de l’ennui qui menace. Les gesticulations sont surtout insignifiantes, à l’image de ce que la femme-canari s’écrit sur les bras au charbon de bois : on reconnaît aux traits droits qu’il s’agit de lettres majuscules, et on s’escrime ensuite à essayer de lire entre ses mouvements d’enlacements qui nous les dérobe volontairement, mais une fois qu’elle s’offre au public, les bras en croix, et les lettres à la lecture, celle-ci n’apporte rien : « Princess » sur l’intérieur du bras droit, comme le « sweet princess » de la lettre, et « I am hot » sur l’intérieur du bras gauche. On peut aimer à la fois les mots doux et les sexes durs. So what ? Entre l’horreur de Ralph Lemon et le canari, il ne faut pas chercher à sauver les princesses, je vous le dis, mais s’en méfier (Palpatine m’a piqué mon parallèle sans même l’expliquer, alors j’ai fait un titre à sa mode, non mais).

 

 

 

 

Dans l’article que j’ai lu à l’entrée du théâtre en attendant Palpatine et l’heure avec du pain aux raisins (le lendemain au petit-déj avec du Nutelle s’était terrible, mais je m’éloigne), on disait la pièce symbolique. Il a bon dos, le symbole : c’est bien beau d’avoir moult signifiants (la cage, les petits-trains phalliques, le canari…), encore faut-il un signifié. Aucune cohérence ne se dégage entre toutes les relations que l’on peut imaginer : la scène comme une cage, où la femme-canari évolue, enfermée dans la vie sans son amant mort ; cage à folle ; la femme-canari qui a « cru voir un gros minet » et, schizo, scrute une cage comme un chat, avec de petits mouvements de cou brusques et nets qui suivent le balancement de sa victime ; l’absence de l’homme pour une femme condamnée à le singer… Rien à faire, on tourne en rond comme les petits-trains dont le bruit aurait tendance à taper sur le système à la longue ; Palpatine est formel : les paillettes qui tombent du ciel à la fin de la pièce, c’est de la came.

Cela me laisse dubitative, les bras m’en tombent et les applaudissements se perdent. Palpatine plaide pour l’interprète, et il est vrai qu’Artemis Stavridi a bien du mérite, elle est, dans tous les sens du terme, performante. Je fais alors des cymbales en m’en lavant les mains. La femme-canari désormais noiraude ferait bien d’en faire autant.

 

 

2 réflexions sur « Le mardi, c’est canari »

  1. C’était un autre soir, mais j’ai lu « Lancelot » sur le bras gauche. Ce n’est pas cohérent avec le nom de la chanson, mais il me semble bien que ce prénom-là a aussi été prononcé à un moment donné au cours du spectacle.
    Pour ma part, j’ai été impressionné par la performance (notamment dans le fait que les talons ne sont abandonnés que tardivement), quoiqu’ennuyé aussi par la lecture du texte au début.

    1. Je me suis moins ennuyée que je n’ai été ennuyée de ne trouver de cohérence à l’ensemble. La lecture du texte n’était pas si horrible, après tout… Quant aux talons, cela m’impressionne moins, puisque je sais qu’avec une bonne paire stable, on peut très bien courir ; puis on est également haut perché dans les danses de salon.

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