Le titre est beau. Il m’attire, comme m’attire le mélange d’essai et de récit à la première personne. Ça commence bien entremêlé, puis Julia Kerninon tire si fort le fil que soudain je me demande comment j’en suis venue à lire une biographie de Gertrude Stein. On finit par s’éloigner, on divague et ça se précise, je crois.
Gertrude Stein fait figure de maîtresse du passé qu’on réécrit pour s’écrire soi, prendre la place dont on rêve ou qu’on mérite (on hésite entre gros melon et petit rééquilibrage féministe). Le passé devient un présent dont on n’a pas pu se saisir, dont on se ressaisit — un passé qui n’en finit pas de passer, de rester présent. Ces considérations sont d’autant plus stimulantes qu’elles sont ancrées très concrètement dans la grammaire, dans l’expérience de l’autrice comme traductrice. J’aurais aimé que ce soit davantage fouillé.
Par exemple sur la conjugaison : Julia Kerninon souligne de fort intéressantes choses sur le prétérit, mais quid du present perfect ? Si le prétérit est bien cette île passée détachée de tout présent, alors le present perfect doit être une presqu’île menant ou revenant du passé, il doit y avoir quelque chose à y trouver.
J’aurais aimé aussi que les liens soient moins souterrains, des ponts plus que des tunnels. Car en dehors de ces archipels grammaticaux où le sens affleure, je me demande souvent quel rapport, quel lien ? Quand Julia Kerninon cite Deborah Levy, je me dis que leurs travaux se ressemblent, plaisants et pleins d’amorces intéressantes… qui ne vont nulle part. Je ne peux m’empêcher d’être déçue et m’en console comme je peux : la déception serait-elle plus stimulante qu’un tout bien ficelé qui s’oublie plus facilement ? On se retrouve avec un essai à transformer et finir soi-même, un essai FIY finish it yourself.
La raison d’être de la ponctuation est notamment d’aider le lecteur à associer correctement tous ces petits osselets, en les réunissant en groupes sémantiques, comme des kits de montage en sachets […]
Quand je la lis, régulièrement je m’égare, parce que je confonds les adverbes et les prépositions, je me trompe dans mon association des petits vocables américains, je favorise une hypothèse erronée et je remonte la mauvaise piste, et c’est seulement arrivée au dernier mot de la phrase, qui n’a sa place nulle part dans ma logique, que je comprends que j’ai fait fausse route, et je reprends au début. Être parvenue à faire une aventure non pas de son argument, mais de sa phrase elle-même, quel génie.
Ça a l’air mi-génial mi-imbitable.
[idéal de l’écriture comme] l’art performance qui nous propose de considérer des émotions comme le regret d’avoir donné, la honte de n’avoir pas pleuré, la honte d’avoir tort, l’hésitation, la fureur, la timidité, des émotions que nous connaissons mais qui dans la réalité ne nous arrivent jamais que par surprise. Nous n’avons pas le temps de nous y préparer, et l’instant d’après ce n’est déjà plus qu’un souvenir, même pas une expérience, un fragment de mémoire floue comme du verre flotté dont nous ne pouvons tirer aucune leçon. L’art performance et certaines pièces d’art conceptuel imaginent des installations qui reproduisent comme magiquement ces émotions, pour nous donner enfin une chance de les regarder en face, et d’y penser.
Et si j’aimais la danse précisément pour ça, pour l’incarnation d’émotions qui se laissent contempler ?
[la traduction] dans cet exercice, je suis plus proche des textes que je ne le suis même des miens […]. C’est comme une forme de lecture maximale.
(Déjà dans la copie j’éprouve une forme plus soutenue de lecture.)
Aimée aussi : l’idée qu’écrire cet essai était une manière de continuer à lire.
Ce qui me captive, c’est la façon dont le passé ne cesse de revenir à nous sous une forme nouvelle, comme s’il nous poursuivait ou nous devançait, comme s’il contenait déjà en lui tout ce qui se passerait après. […] pour les Grecs anciens, les rêves étaient des oracles prémonitoires, venant nous parler de ce qui est à venir, nous alerter, nous préparer, contrairement à notre croyance moderne qu’ils nous instruiraient plutôt sur le passé déjà vécu. […] C’est peut-être ça que dit le prétérit anglais souvent identique au présent : on dirait le présent, mais c’est le passé.
Les deux ne me semblent pas incompatibles. Notre lecture présente du passé constitue un moyen de nous projeter dans le futur.
J’essaie de dire que pour moi, le passé est là tout le temps, comme les morts, comme certains faits ayant eu lieu longtemps avant ma naissance continuent d’exister en moi, de se déployer en un fouet souple […]. Le limon met du temps à se déposer au fond du verre, à libérer l’espace et le regard.
Spontanément, j’aurais invoqué la boule à neige ; le limon fait plus sérieux. Le passé n’en finit pas de se relire. (Je l’ai découvert en écrivant des lettres de motivation, qui chaque fois relisent le même CV pour le faire aboutir comme nécessairement au poste convoité.)
Écrire sur ce qui s’est passé, c’est se ressaisir de ce qui nous a forcément échappé, et tenter de lui donner une forme lisible, une cohérence.
De fait, ça s’est rarement passé comme ça : ça s’est passé et on le raconte comme ça.
Les mots que nous choisissons, parfois à notre insu, composent une histoire aux dépens de toutes les autres.
Ça me défrise parfois, j’aimerais écrire en arborescence, à partir d’une même phrase développer deux paragraphes concomitants.
Dans l’élan d’écrire sur le passé, je crois qu’il y a toujours le désir conscient ou non d’imposer sa version des choses. Pourtant, quand un écrivain entreprend de le faire, il lui est impossible de prédire s’il va capturer ce passé, le neutraliser, avoir le dessus, avoir le dessus, ou au contraire devenir sa proie, et demeurer à jamais prisonnier de son propre récit comme d’une boule de neige.
Expérience similaire en écrivant le journal de ce blog : vais-je réussir à capter des moments et les archiver ? arrêter de les ruminer après avoir jeté sur eux un filet de mots (neutralisation réussie) ? détruire toute puissance et faire retomber le soufflé avec des phrases trop lourdes (neutralisation ratée) ? me laisser embarquer dans une narration ou des atermoiements interminables quand j’avais prévu d’en finir avec ?
Écrire un livre, c’est ce même mouvement circulaire que font dans les films les gangsters avec une pointe du diamant sur une vitre, sciant une issue au bord tranchant par laquelle ils espèrent passer la main pour attraper un trésor, une œuvre d’art dans un musée la nuit, au péril de leur honneur et de leur vie.
À tâtons, essayer de choper le truc.
Pour la circularité : dans Le passé est ma saison préférée le titre de chaque chapitre correspond aux derniers mots du chapitre précédent.
Il y a bientôt dix ans, j’ai soutenu un doctorat de littéraire, qu’on pourrait définir plus simplement comme un diplôme en patience.
[…] je pose le livre ouvert à côté de moi, je le cale avec la tranche d’Against Love de Laura Kipnis qui a exactement la bonne densité pour ça, et je tape mes notes pendant une heure ou deux.
Le graal. Il faudrait que je fasse des essais avec divers ouvrages de ma bibliothèque ; souvent je me sers de mon portable, en priant pour que le poids ne marque pas le dos du livre.