Les piles horizontales #8

Les piles horizontales, ce sont les livres lus ces derniers mois ou dernières années, qui s’entassent chez moi au-dessus des bibliothèques en attendant d’être chroniquettés et d’acquérir ainsi leur droit à l’oubli. Aujourd’hui, un trio de primo-romanciers qui ont en commun d’être ou d’avoir été des blogueurs en bonne place dans ma blogroll.

Ça raconte Sarah, de Pauline Delabroy-Allard

Pauline, pour moi, c’est Pauline tout court, déjà, mais c’est surtout kodaklesgars. J’ai suivi sa vie et ses écrits pendant des années. On s’en donnait des nouvelles réciproquement avec Melendili, comme si c’était une amie lointaine : tu as vu… lu… ce texte magnifique… Pauline… et Valentin se sont quittés… remis ensemble… enceinte… elle s’appelle Berthille… J’étais à la fac quand c’est arrivé, et je me souviens de l’effarement, enceinte si jeune ; mais aussi de la beauté avec laquelle elle a semblé accueillir la nouvelle, puis sa fille, comme elle accueille la vie dans ses écrits. C’est elle qui m’a fait passer le dégoût physique que j’avais de la grossesse, je crois ; à l’époque, un réflexe défensif me faisait serrer les abdos quand je croisais une femme enceinte, la grossesse comme un virus que je ne voulais surtout pas attraper. J’ai admis que ça pouvait être beau, pour les autres – pas le corps déformé, je ne m’y fais toujours pas, mais le geste, la gestation. Je ne serre plus les abdos.

L’enfantigron s’est inscrite dans une mythologie mouvante, avec la maison-tanière, les mots, le garçon aux yeux dorés, l’ex aux yeux dorés… Puis S., un personnage que son quatuor devait rendre publique, mais que nous n’arrivions pas à identifier, Melendili et moi. Un jour, prise de curiosité, j’ai parcouru la liste des musiciens du festival dont elle parlait. Que des quatuors, mais aucun S. parmi les violonistes. Forcément, je cherchais un homme. Un jour, un autre, au détour d’un accord probablement, j’ai compris que S. était une femme. S. était Sarah. Sarah tout court, encore une fois : je n’ai jamais essayé de lui trouver un nom de famille ou d’aller l’écouter. J’essaye de ne pas stalker malgré moi ; assembler ce qui est partagé donne déjà le vertige sur ce qu’on expose de nous en ligne. Parce qu’après le blog, il y a eu Instagram, un visage pour Pauline, des centimètres pour l’enfantigron, des cartes postales en noir et blanc, des fragments de vie en deux, en trois dimensions. Je préférais les textes, plus intimes et moins personnels peut-être, mais j’ai suivi – de plus en plus loin.

Puis d’un peu plus près à l’annonce d’un roman. Son écriture. L’hésitation de l’éditeur. Avec Melendili, tout en sachant son talent depuis des années, on n’en revenait pas : les éditions de Minuit ! Un peu de jalousie, aussi, peut-être, sous le mode de l’incrédulité. Quoiqu’il en soit, il fallait que je l’achète, que je le lise.

Je l’ai acheté, sur une grande pile chez Gibert. Je l’ai lu ; Melendili l’avait déjà fini. Elle était déçue, et je n’ai pas compris pourquoi d’abord, parce que je retrouvais le ton de Pauline, du blog, le trop-fort-trop-vite-si-beau de la vie quotidienne goulue, la tristesse qui en devient belle à pleurer, tout ce pour quoi je la lisais. Puis j’ai été déçue, moi aussi : le récit se met à ramer ; ce n’est plus le cœur qui avale le monde à grandes enjambées. Ça se met à faire littérature – à vouloir faire littérature : les anaphores se mettent à radoter, et la trame apparaît, décousue plutôt que déchirée par la passion. On n’y croit plus. L’enlisement passionnel, oui ; la perversion, pas du tout.

J’ai la désagréable impression que l’autofiction inavouée se perd au moment où l’auto disparaît. Sortie de route. Je me suis demandée si c’était d’en savoir trop, si je décrochais au moment où je ne retrouvais plus la Pauline que j’avais créée dans mon imagination, mais je ne crois pas. Je crois surtout que l’éditeur, enfin l’éditrice, n’a pas fait son boulot. L’hypothèse s’est confirmée quand on m’a rapporté que le manuscrit n’avait quasiment pas été retravaillé. L’éditrice aurait voulu garder la dimension de « diamant brut » – autant dire qu’elle n’a pas su par où le prendre. Je ne lui jette pas la pierre ; je n’aurais pas su non plus. Mais la déception est là : ce n’est pas abouti. Tout ce qui relève du quotidien est magnifiquement sublimé, mais les arcs narratifs censés le traverser nous sont livrés sous la forme de pièces de jeu de construction. Manque de bol, le charme des ruines n’opère pas sur une construction inachevée. Les fragments, si beaux soient-ils, ne font pas roman. J’attends le prochain sans impatience désormais, avec l’espoir que le diamant brut sera cette fois-ci taillé et poli comme il le mérite. Et je suis assez confiante. Parce que ça mérite.

Objet trouvé, de Matthias Jambon-Puillet

Matthias Jambon-Puillet s’appelle LeReilly pour moi, et j’aime beaucoup aller lire son blog. Ce n’est pas lyrique ou intime comme le blog de Pauline pouvait l’être, mais les anecdotes rapportées sont bien découpées, bien racontées. J’avais pourtant plus de curiosité qu’une réelle envie de lire son roman : la forme de l’enquête ne me disait pas plus que cela, et l’univers SM dans lequel elle s’ancrait s’annonçait un peu putassier. J’ai commencé en me disant que je n’avais plus l’habitude, que ça allait être un peu long, un roman où on ouvre des portes, où chaque personnage décline son nom et son métier, et exécute une action par phrase, avec son verbe bien rangé. J’ai vraiment des préjugés à la con des fois.

Mon expérience a été exactement inverse à celle du roman de Pauline : je n’en attendais pas grand-chose et j’ai été plus qu’agréablement surprise ; j’ai revu mes préjugés à la con pour ce qu’ils étaient. LeReilly n’a peut-être pas la même aisance que Pauline ; il n’a pas un style si particulier, mais il a de l’humilité et de la suite dans les idées : son texte, il l’a bossé, il l’a vu, revu, retravaillé – seul et avec son éditeur. Tout ça, il l’a raconté sur son blog, et ça se sent : son roman n’a pas la prétention d’être un chef-d’œuvre, mais c’est de la belle ouvrage, un vrai travail d’artisan.

Non seulement Objet trouvé se lit bien, mais il ne se résume pas à une enquête, qui s’oublie sitôt résolue. Dépassant le côté clinquant-émoustillant du cliché SM, on atteint quelque chose de la vérité des êtres, de cet homme qui trouve l’apaisement d’une trop grande liberté en remettant sa vie entre parenthèses dans les mains d’une dominatrice, et de celle-ci qui apprend à ritualiser ses peurs et à dominer son obsession de contrôle plutôt que son dominé. On sent des verrous internes qui cliquent, se libèrent ou s’arriment. Ça travaille en profondeur, et ça a le droit à ça, ce mot, bien plus que Ça raconte Sarah, peut-être.

Je ne sais pas si le milieu dépeint est conforme à ce qui se fait, et je m’en fous : tout ce que je sais et que j’ai besoin de sentir, c’est que ce n’est pas du latex de pacotille que j’ai entre les mains, mais du cuir bien travaillé, beau avec ses rides et ses émotions. Comme quoi, ça sert d’ouvrir des portes, d’avoir un nom et un métier : Matthias Jambon-Puillet, romancier.

Une dose de douleur nécessaire, de victoire de Changy

Victoire, c’est Victoire et Hastanour, un V bleu dessiné en haut d’un blog aux fragments plus fragmentaires encore que celui de Pauline : je n’ai jamais deviné sa vie au-travers, et je la sens comme une personne infiniment sensible, créative et discrète. Les belles choses mises en mots, sans que la mise en mot se ressente comme une mise en scène. Ou alors miniature, avec des répliques murmurées plutôt que déclamées. Je ne sais pas si vous voyez ; le mieux est de la lire. Elle n’a pas fermé son blog au moment de publier son roman.

Des trois romans de cette série, c’est le seul en livre de poche : j’avais complètement zappé sa sortie, et c’est l’annonce de son deuxième roman qui me l’a fait rechercher. Pas d’attente spécifique, pas de préjugés bons ou mauvais à inverser ; c’est sûrement ce qu’il y a de mieux. C’est aussi le meilleur des deux mondes : le roman de Victoire est aussi sûrement structuré que le roman de LeReilly et animé d’un style aussi personnel que le roman de Pauline. La quatrième de couverture parle d’alliage, « la sensibilité de marguerite Duras à la fantaisie de Michel Gondry ». J’aurais plutôt tenté Boris Vian, mais comme celui-là a adapté celui-ci… ça fait moins référence écrasante.

Surtout que le texte est léger, léger. Pas son thème, mais son dire. C’est presque toujours maladroit, d’une maladresse enfantine : pas celle, insupportable, mimée par les adultes, mais celle inattendue et touchante d’une femme-enfant, impressionniste, impressionnante. La douleur amoureuse se dit comme une comptine, rythmée, avec des mots à côté – qui mettent dans le mile, comme on dit, sans savoir que le mile est à côté, à un pas de côté. Ça compte ou ça ne compte pas, c’est littéral ou figuré, on ne sait jamais, toujours l’un et l’autre.

Ça me parle terriblement, c’est terriblement poétique, et pourtant j’ai eu du mal à avancer dans ce roman si fin. D’abord, j’ai voulu retenir la finesse dans le nombre de page, savourer, ralentir, plus lentement. J’ai arrêté avant de ne plus avancer ; il y avait autre chose. Quelque chose comme une fatigue – une fatigue plus qu’une déception ; encore une histoire d’amour, et malheureuse avec ça, l’aventure d’un homme marié avec une jeune fille, bien plus jeune que lui. Il y avait comme un dégoût là-dedans : pas celui, moral, d’un jugement envers les protagonistes (même si, cela me dérange toujours) ; plutôt un dégoût de soi, de ce à quoi l’on revient toujours, comme à une dose de douleur nécessaire, oui. Si j’avais le courage d’écrire, c’est probablement sur un thème similaire que j’aurais écrit ; et, pourquoi ? J’avais envie de dire, mais à qui, tu vaux mieux que ça, ma fille. Pourquoi rendre si beau ce qui ne l’est pas ? Une dose de beauté, de légèreté, nécessaire. Pourtant cette langue si belle si légère paraît à la limite du tic sur un sujet tant et si peu dérangeant, qu’elle ranime de justesse. Le jugement envers les personnages, suspendu avec art par l’auteur durant toute la lecture, est retombé comme un couperet sitôt la dernière page tournée. Une dose de colère nécessaire. Par une belle romancière.