Mai 2024, journal

Mercredi 1er mai

Marchant aux côtés de C., je parle trop vite trop fort trop — pour faire taire les perspectives qui s’ouvrent comme une nuée de points d’interrogation ? Pour ne pas entendre la demi-teinte dans sa voix posée ?  Son agenda et ses stories débordent de musées, de concerts, de spectacles, de galeries, de randonnées, d’une vie culturelle intense, et elle s’excuse de ressentir au milieu de tout ça de l’ennui, comme si c’était une faute, comme s’il était commode toujours de trouver un chemin où s’épanouir. Cela me fait penser à toutes ces années si proches où, à force d’ingérer de la matière sans savoir comment la transformer, j’ai fini par consommer la culture comme un narcotique qui me ferait vivre en rêves, par procuration. « À mon avis, c’est ça qui déglingue les gens, de pas changer de vie assez souvent. » J’ai croisé cette citation de Charles Bukowski sur Instagram il n’y a pas longtemps ; la traduction claque encore plus que la VO (“that’s what kills a man: lack of change” from Tales of Ordinary Madness). Comment se réinventer à la trentaine quand on n’a pas envie de fonder une famille ? La reconversion m’a bien aidée sur le coup, mais on n’a pas forcément l’envie ou la chance de se le permettre. Alors quoi ? Alors des valeurs sûres de menus plaisirs, des variations et des écarts, notre vie qu’on se raconte en marchant au hasard dans Paris. 

Sur le boulevard Saint-Michel, peu après la fontaine, nous tentons un glacier italien que nous ne connaissions pas et qui fait donc les glaces les plus grasses qui soient — préférez remonter le boulevard jusqu’à la Fabrique givrée, rue Soufflot. Dans le jardin du Luxembourg surpeuplé, je raconte à C. une idée de double narration pour un roman qui n’existera probablement jamais. On tourne dans le monde, puis on s’échappe, avançant dans une direction vague (le Sud), avec pour seule contrainte d’éviter les grands axes bruyants. On trouve encore des coins que l’on n’a jamais arpentés, dont une fresque et de magnifiques roses dans une impasse perpendiculaire à la rue Raymond Losserand. Un morceau de la ceinture verte préserve la fin de notre promenade du bruit de la ville, et nos corps fourbus du bitume : la boue et les copeaux entre les rails amortissent nos derniers pas, hâtés par les odeurs de peinture quand on arrive devant des toiles de béton qui se font bomber.

Peinture mure en noir et blanc, en trois vignettes : des idéogrammes blanc sur noir / la mer façon vague d'Hokusai, sur fond blanc / une silhouette blanche sur fond noir

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Jeudi 2 mai

L’amitié est une affaire sérieuse. C’est donc à un dîner d’affaire que L. me convie, macaronis réchauffés dans la cafétéria déserte de son espace co-working.  On y cause d’antidépresseurs, rapidement, de relations, longuement, de mariage et d’argent, d’application de rencontre installée pour voir et rapidement désinstallée, on a vu, d’amitiés, de je comprends qui montrent qu’on ne comprend rien, de ça va auxquels on ne peut pas répondre, non de toute évidence, mais y’a-t-il quelque chose à y faire ? Autre que d’engloutir un éclair avant les macaronis ?

La Gare Montparnasse vue depuis la tour Montparnasse

L. me raconte comment le deuil l’a menée malgré elle à devenir un soir l’assistante numérique bénévole d’un vendeur de pierres. Je pense lithothérapie, m’étonne, mais c’est de curiosités géologiques dont il s’agit, morceaux de roches, cristaux, crabe encadré comme une gravure hyperréaliste au-dessus d’innombrables tiroirs en bois, j’imagine les étiquettes calligraphiées, les inventaires toujours repoussés. Bonne poire, L. ne parvient pas à refuser le morceau de corail vieux de 45 ans que l’homme lui offre en remerciement, aboli bibelot d’inanité endeuillée qu’il faudra désormais penser à dépoussiérer.

La Tour Eiffel vue depuis une tour de bureaux

La tour Eiffel n’est pas encore allumée quand nous partons : le jour a progressé, malgré la grisaille grand angle. Il est encore temps pour L. d’attraper le train direct de 58 —l’horaire me revient comme un réflexe, il n’a manifestement pas changé depuis quinze ans.

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Vendredi 3 mai

Ma tutrice m’a invitée pour être jury à l’examen des élèves. J’ai hâte de les revoir, et un peu peur du rôle que je voudrais bien jouer — j’espère être juste et généreuse. De fait, on distribue des mentions Bien et Très bien à toutes les petites élèves de cette première session.

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Samedi 4 mai

De mon tout premier examen de danse, j’étais ressortie avec des quasi-crampes au visage : mon professeur nous avait dit que, si on souriait, l’examinatrice ne regarderait pas nos pieds. J’avais souri, premier degré. J’y repense pour ce premier jury en tant que professeur de danse, essayant de maintenir sur mon visage une expression encourageante, qui puisse tempérer le stress des élèves.

Ma tutrice et moi donnons spontanément des notes similaires, cela me rassure ; je suis en dessous d’un point une fois ou deux, et au-dessus la plupart du temps. La même note recouvre parfois des réalités très différentes : niveau constant pour une élève, moyenne camouflant une grande disparités entre les exercices pour une autre. Nous distribuons des mentions Bien à tire-larigot, quelques mentions Très bien et une ou deux avec les félicitations du jury — notamment à une jeune fille qui n’a aucune facilité physique, mais une présence de dingue, même dans un studio, même à la barre.

Certaines élèves ont fait des progrès visibles en seulement deux mois (deux ont les jambes qui commencent à se redresser, c’est assez spectaculaire) ; d’autres débordent la justesse à l’opposé d’où elles péchaient (des antéversions devenues rétroversions, par exemple), ce qui augure d’un équilibre proche. Une jeune fille semble avoir énormément gagné en aisance, c’est étonnant, je m’en étonne : ma tutrice m’explique qu’elle s’est métamorphosée depuis qu’elle a arrêté le lycée (où elle se faisait harceler) et s’est inscrite pour la rentrée prochaine dans une filière pro pour apprendre le métier artisanal qu’elle sait vouloir exercer. Il y a de la beauté et de l’évidence dans les choix qui conviennent.

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La réservation n’est pas au nom mais au prénom de ma grand-mère ; c’est la première fois que je retrouve la vibe Starbucks dans un restaurant. Qu’est-ce qu’on commande, les filles ? demande le serveur. Les filles de respectivement 84, 63 et 35 ans prennent respectivement des linguine alle vongole, qui arrivent dans une assiette spéciale avec une excroissance où mettre les coquilles vides, des pâtes aux gambas et une pizza quatre fromages, dont du taleggio et de la mozzarella fumée. L’affogato de ma grand-mère arrivera dans une coupe transparente avec une ouverture décentrée, comme un fauteuil-œuf — la vaisselle m’aura davantage marquée que les plats qui y sont servis.

La nouvelle lubie de Mum : conduire un semi-remorque. Elle aimerait vachement et mime le volant immense, les joues gonflées. Quand je lui fais remarquer qu’elle pourrait chercher une auto-école qui prépare au permis poids lourd pour prendre une leçon, je sens à sa réaction qu’on peut ajouter l’item à la bucket list de la retraite, après le stage « faux ciels » à l’école d’art mural et l’initiation à la joaillerie. Mum, mère de contrastes.

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Je pose là une énumération d’items à ajouter dans la salière de la vie🧂, que je pensais poursuivre de manière quotidienne mais qui s’est tarie : apercevoir l’avant du train depuis l’intérieur, quand il s’incline dans une courbe ; s’arrêter pour photographier les iris devant lesquelles on est passé en trombe la veille, ourlées de perles de pluie ; suivre de haut et de loin le trajets des trains comme de longs asticots au sortir d’une grande gare.

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Dimanche 5 mai

A French experience, entends-je sur la place du marché de Versailles où j’attends Melendili. Il faut dire qu’outre les étals alléchants, ça manivelle à l’orgue de Barbarie et ça tracte pour les européennes. Je louvoie pour éviter les programmes puants, tiens à l’œil la poignée de personnes rassemblées autour d’un gaillard qui pourrait avoir de l’allure s’il n’exultait le rance avec la cravate bien parallèle à des bretelles qui tirent sur leurs suspensions.

Nous pique-niquons sur un banc d’emplettes libanaises faites au marché, et c’est un mezze de relations amicales que nous discutons en même temps. Il est notamment question de phases, de mauvaise passe et de fatigue, comme dans un vieux couple — certaines situations me rappellent d’ailleurs les dernières années avec mon ex. La réciprocité achoppe souvent, qui propose, qui questionne, relance, s’intéresse, parle de soi — jusqu’à l’évidence redoutable : une fois qu’on a remarqué une forte asymétrie, il est difficile de ne plus la voir, de ne pas en souffrir. Et en même temps, nous n’avons pas tous le même rapport à la parole que l’on prend ou que l’on attend, à la place qu’on occupe, qu’on laisse, qu’on ménage ou qu’on néglige. Tandis que Melendili parle de ses autres amitiés, je me demande ce qu’il en est de la nôtre et des miennes, à quel point l’éloignement géographique et la focalisation sur ma reconversion sont des prétextes à ma paresse ou ma maladresse amicale. Entre deux conversations, je perds souvent le fil, relance peu, tard ; j’espère que le silence entre se mue en écoute pendant — même si parfois, je suis aussi cette amie qui ferait mieux d’aller voir le psy avant, et qui parle trop, trop vite. Le rééquilibrage se fait souvent dans l’asymétrie : il y a des amies avec qui je parle plus, et d’autres que j’écoute plus.

Nos sorbets pamplemousse nous remettent en mouvement. La conversation est passée à la famille lorsque nous arrivons sur les pavés du château. Les grandes eaux payantes nous font rebrousser chemin. En famille comme en amitié, les difficultés de chacun resurgissent sur les relations si on n’y prend garde ; on a beau vouloir aider, on ne peut assumer ce qu’il revient à l’autre de décider. À la pièce d’eau des Suisses, Melendili trouve les relations humaines décevantes, se demande si elles sont si importantes que ça, si elle n’est pas un ours, un peu. On respire, pourtant, autour du plan d’eau, de son vert à profusion. Au niveau des parcelles de potager, pour lesquelles, m’apprend Melendili, il existe des listes d’attente considérable, les gouttes commencent à nous tomber dessus à travers les frondaisons — influence du temps sur l’humeur et la durée de la conversation.

Avec le boyfriend, on discute jusque tard, de famille, de place, tout est question de place pour moi, je ne m’en étais jamais aperçue.

Gros plan sur les goutelletes d'un pétale d'iris, d'un violet intense

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Lundi 6 mai

Le boyfriend me tient littéralement la jambe en se rendormant contre moi, le visage contre ma cuisse tandis que je pianote sur l’ordinateur. La position n’est guère pratique, mais c’est doux.

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Ma princesse est tout d’orange brûlé vêtue, rinceaux végétaux métalliques suspendus à ses oreilles et assortis à son pull. Je ne la vois jamais manger sa crêpe, je ne vois que son visage. Ses yeux animent et cristallisent nos flux de paroles, son travail et la recrue toute mignonne qui arrivera dans l’été, les relations avec la hiérarchie ; la danse, les cours qu’on prend, qu’on donne, qu’on organise ; son fils qui commence à parler, dîne avec son sac à dos petit ours brun qu’il faut longtemps le convaincre d’ôter pour se mettre en pyjama ; le sexe qu’on n’envisage plus pareil à la trentaine qu’à la vingtaine, qui nous fait douter de nos sensations, souvenirs et conceptions — le serveur pas si loin, a-t-il écouté ? Nous sommes l’avant-dernière table à partir. 23h passées, dont trois au plaisir de se retrouver.

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Mardi 7 mai

Les oiseaux pépient de-ci, de-là la rumeur de la ville, frémissements, calme dans le jardin où je lis. Un paragraphe s’emplit de points, de tant qu’il ne sert plus à rien de passer le doigt dessus pour évacuer la poussière, les coquilles ; ce sont des accents ronds choisis, qui ponctuent l’accès à une conscience aigüe du personnage. Alors le bruit de la pluie se met à tomber, dans le jardin, les feuillages, tout autour de moi qui n’en sens goutte, pourtant à découvert. Perception parallèle, aussi furtive que le roman de Damasio.

Les genêts à balais <3

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Jeudi 9 mai

Pétales rose-violet translucides d'une iris au soleil

La sexualité a perdu de son évidence pour moi. Pendant des années, elle a été inconsciemment un accès à la tendresse, un moyen de faire l’amour, de le faire naître (renaître ?), de le fabriquer (le bricoler ?). Maintenant que la tendresse m’est offerte sans condition, à foison, mon désir diminue. Ou plutôt, il persiste dans ses élans, me pousse à enlacer, à embrasser, à réclamer… et tombe dès qu’il s’est communiqué à mon partenaire — désir consumé avant d’être consommé. Je me transforme en allumeuse éteinte, honteuse d’avoir une fois encore inconsciemment cherché à me rassurer, dans cet ancien schéma où être désirée m’évitait de me demander si j’étais aimée. Maintenant que je me sens aimée, indubitablement, qu’il n’y a plus d’ambiguïté entre être sujet ou objet du désir de l’autre, être désirée me donne l’impression d’être ravalée, ramenée à cette ambiguïté non plus excitante mais douloureuse. Après tant d’années passées à baiser (une modalité du sexe qui a ses joies et ses jouissances, et que je nomme sans jugement), alors que j’ai (re)découvert la douceur inouïe qu’il y a à faire l’amour, toute pénétration, même la plus douce, est parasitée par une perception de violence latente. Positions, puissance, le champ de mes possibles, de mes agréables, de mes tolérables s’est réduit de mois en mois. Bonus pour le cercle vicieux qui s’est mis en place : sondant le désir dès qu’il arrive en me demandant s’il se maintiendra, je me coupe de la situation qui le suscite et anticipe-précipite son déclin (comme un homme qui se mettrait la pression avec son érection, en somme). Passée l’intensité des retrouvailles, il n’y a plus désormais que quelques jours dans le mois où les hormones suffisent à court-circuiter le cercle vicieux (les jours où bizarrement, il y a un nombre incroyable de nuques et de pommettes croustillantes dans le métro). Et les rares fois où il y a une pression à évacuer, où il y a besoin de se défouler, de baiser, là, pour le coup — mais je ne suis pas certaine, alors, de ne pas décharger une certaine colère dans l’acte. Que se passera-t-il le jour où nous habiterons ensemble, où il n’y aura plus d’absence ni de retrouvailles ?

Le boyfriend ne me reproche jamais la frustration que j’engendre malgré moi, quand j’ai envie puis d’un coup plus. Il est même souvent le premier à s’en rendre compte, alors que je suis encore en train de chercher où est passé le sens de mes mouvements, quels gestes les ont initiés. Il m’arrête doucement. Ne veut rien faire peser sur moi. Mais le regard de profonde désillusion que je lui ai vu ce soir-là — vu et pas aperçu, car le désarroi a suspendu des paroles qui ne lui venaient pas ou qu’il cherchait encore à formuler —, ce regard qui ne m’était pas destiné m’a retournée. J’ai senti cette douleur que je connais trop bien, la fissure née d’une incompatibilité que l’on constate et dont on aurait voulu ne rien savoir, avec laquelle on pourra certainement coexister bien des années, mais que l’on sondera et que l’on verra grandir avec inquiétude.

Peut-être aussi que je plaque sur ma nouvelle relation des peurs héritées de l’ancienne. Le regard qui m’a trigger, par exemple : ce temps de latence dans le vide, dévié, était chez mon ex le prélude à un énoncé mi-compatissant mi-méprisant — le risque d’incompatibilité ne serait pas discuté, je n’avais qu’à m’en charger si je m’en souciais. Avec le boyfriend, on parle. Il accueille ce qui ne fait pas sens, ce qui est bête, idiot, et m’aide à articuler ce que j’ai du mal à m’avouer. Sans jamais me laisser en lisière, dans le doute, sur la sellette ; toujours en me rassurant, a priori et a posteriori, m’assurant de son amour. Ça me fait d’autant plus chier, de lui faire recoller les pots cassés par l’ex, et d’alimenter son impression que je ne le désire pas, ou pas vraiment, ou pas lui tout entier (quand je parviens à verbaliser la crainte un peu absurde d’être quittée et de me retrouver toute seule comme une idiote, il demande : la vraie crainte serait-elle d’être quittée-coupée de lui ou d’être moi seule ?). Bref, ça sent le psy. En espérant que, PNL ou autre, on puisse reprogrammer sa sexualité, réconcilier la tendresse et le sexe, réaligner ses fantasmes avec ce qu’on désire, et désirer qui l’on aime.

Sur une table de jardin : livre, sodas et un gâteau maison recouvert par un torchon sur lequel est inscrit "Pas de la tarte"
Le boyfriend m’a refait du gâteau au chocolat <3
Gros plan d'une couverte et reflets dans des lunettes de soleil : "Folio SF" et "Alain Damasio" écrit à l'envers
Lecture furtive

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Vendredi 10 mai

Nous sortons pour aller chercher des sushis… et restons dîner sur place, rapport au barbecue coréen… que le restaurant japonais en réalité ne propose plus : nous mangeons sous une hotte éteinte de délicieux chirashis,
et le boyfriend finit plein comme une (l)outre. J’aime cette absence d’anticipation, ce dîner imprévu qui nous remet en tête-à-tête en nous extirpant du canapé où nous mangeons côte-à-côte.

Au-dessus de nos bols de saumon, j’essaye à la demande du boyfriend de définir ce qui me fait rire. Pas facile, à brûle-pourpoint. Je ris rarement aux mêmes choses que lui : les chansons idiotes dont il se délecte me laissent au mieux sidérée, les chroniqueurs radios m’exaspèrent, Groland est trop gras, et l’idiotie simulée n’est pas loin de me paniquer. Nous n’avons pas le même humour, c’est sûr, mais quel est le mien ? Qu’est-ce qui me fait rire, à part ses tendres bêtises ? Je sèche un peu, cherche parmi les comiques : les sketchs bilingues de Paul Taylor qu’il m’a fait découvrir, le générique des émissions de David Castello Lopez… Mais encore ? L’humour anglais de Coup de foudre à Notting Hills, les saillies de Polly dans Peaky Blinders, de Lady Violet dans Downton Abbey, l’ironie de manière générale, souvent littéraire, un peu cinglante, David Lodge, Dickens, quand tout le monde en prend pour son grade… L’humour snob, quoi, résume le boyfriend pour me charrier. J’avance pour ma défense le lapin dans le Sacré Graal, qui m’a fait tomber du canapé, mais dois convenir que pas les Monty Python en entier, non, c’est vrai — l’absurde, oui, l’errance, non.

De fait, les deux personnes avec qui j’ai le plus ri dans ma vie, c’est ma mère et mon ex… soit deux personnes ayant quelques difficultés à exprimer et tolérer des émotions négatives, préférant les évacuer par l’humour, souvent corrosif. J’ai tout oublié de ce qui provoquait le rire, mais je me revois encore sur un trottoir en Asie (ce voyage a été le chant du cygne de cette relation) m’arrêter quelques secondes sur place pour laisser passer les premiers éclats. Je sais aussi que j’ai de moins en moins ri, peu à peu exaspérée par l’escamotage continu d’émotions qu’il aurait été nécessaire d’exprimer, de sujets mis sous le tapis à coups d’ironie.

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Saison 6, épisode 6 : c’est la fin de Peaky Blinders, avec un final twist que je n’avais pas vu venir — et qui fait que, finalement, ce ne sera pas si final.

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Samedi 11 mai

La vitesse du TGV aide à réfléchir — les pensées ne s’agencent pas plus vite, mais elles se défont avant qu’on se mette à boucler, entraînées comme des gouttes de pluie-spermatozoïdes sur la vitre (il fait grand soleil).

Rallumant l’écran de mon portable à un moment ou un autre comme l’accro que je suis devenue, je constate que l’école s’est aperçue de son erreur et a remplacé le billet qu’elle m’avait attribué pour le spectacle de samedi soir par un billet pour le spectacle du dimanche après-midi. J’aurais pu partir plus tard.

Pourquoi je rentre, in fine ? Quand le boyfriend reste à Montrouge. Pourquoi m’entêter à vouloir vivre là ? Le métro de Lille après celui de Paris, quelle différence. Quand j’émerge dans les rues de briques à un pâté de maisons de chez moi, l’air est plus pollué qu’à Paris, le déjà-cent-fois-vu qui met sur des rails, identique. Lassitude et dilution du sens, des importances. Le soleil a cette laiteur ironique, mal assortie à la joie qu’il ne suscite plus, aux ruminations que je traine avec moi, indépendamment de la météo.

Sas de fraîcheur en arrivant dans la maison-immeuble. Puis j’ouvre la porte de chez moi, l’odeur, la lumière, le souvenir de mon emménagement m’arrivent en même temps : le soleil qui se déverse sur le parquet à damier que je ne supportais plus dans mon studio parisien et qui ici s’éclaircit, baigné par le calme, le jardin juste derrière le grand rebord de la baie vitrée, et le flot de sérénité estivale, la promesse d’une nouvelle vie apaisée, des grandes vacances quotidiennes comme réalité parallèle à la réalité parisienne, je retrouve tout ça en rentrant, je retrouve l’évidence d’être chez moi, d’y être bien.

Une araignée bien touffue bien trapue bien poilue m’attend en évidence devant la porte-fenêtre, déjà recroquevillée, déjà morte ? Ça fait une sorte d’octogone quand je soulève la Timberland, pas un mouvement, pas un spasme. Grimace et sopalin.

Seule, sans plus chercher à m’accrocher à des marques d’affection qui ne seront jamais de taille à rassurer ma peur irrationnelle de l’abandon, mon équilibre se raffermit, je reprends pied, je reprends joie, piqués attitude à la cheminée, amorce de barre, je leur ferai travailler les équilibres, tiens, dîner Tartibon et haricots verts tirés du bocal en écrasant les bouts. Il est encore tôt ensuite, il est encore soleil, temps pour une promenade au parc Barbieux surpeuplé. Les gens qui ne sont pas assis en grappe déambulent, s’attardent, on se croirait sur la promenade d’une ville balnéaire, sur les chemins, sur les pelouses, des conversations des cris de jeux des silencieux alanguis, un sourire en foulard qui minaude de loin, déborde des cartes UNO de près (+4 pour les préjugés), deux jeunes gens plantés derrière leur canne à pêche devant la mare aux canards, des robes, des shorts, des hijabs plus colorés que d’ordinaire. Je bouquine un chapitre sur une pelouse en pente encore au soleil jusqu’à ce que l’ombre me rattrape, et repars en lisière sous les platanes. Des portières claquent comme le long de la plage, un homme avec une glace dans chaque main en tend une à travers une vitre, un autre d’une autre famille décharge le matos pour pique-niquer là, faut que t’apprennes à gérer tes émotions, dit-il à son fils avec une diction des cités, qu’on entend toujours dans les films au moment où les émotions débordent le dialogue, justement — amusement furtif sur le coup, que je n’élabore pas jusqu’à la consternation auquel ce réflexe d’étonnement devrait mener. À la sortie du parc, un hijab d’un beau bordeaux s’est fait niquab-isé par une pièce de tissu noire ajoutée, qui semble peu compatible avec la canette que cette femme porte à la main. Si nous étions des êtres de logique, ça se saurait, en même temps.

Un banc face aux rayons du soleil qui se diffractent sur la lentille de l'objectif

Sur invitation WhatsApp de la princesse, la télé est rebranchée pour la seconde fois de l’année : après Miss France, l’Eurovision, avec sa débauche de kitsch, de maquillage, de vêtements lacérés, évidés, échancrés, rembourrés, de peau de paillettes de show. La surenchère dilue les tentatives de provocation (more is less), mais assure de quoi bitcher — même s’il faut pour cela surmonter les effets lumineux interdits aux épileptiques et l’influence de TikTok sur le montage.

…Dimanche 12 mai

Je suis rentrée à Roubaix pour le spectacle de l’école. J’observe les petits niveaux en prenant mentalement note de tous les artifices chorégraphiques possibles pour les faire danser malgré leur peu de vocabulaire (jouer sur les formations de groupe, emprunter aux danses folkloriques, poser les choses avec lenteur ou, au contraire, escamoter dans la vitesse). Musique qui dépote, les 1C3 sont les plus souriants de l’école, ça me fait tellement plaisir de les voir ainsi. Et quand ils s’élancent dans une série de temps levés ponctués par un saut de chat, un rire m’échappe : c’est une diagonale que nous avons travaillée ensemble, qu’ils ont de toute évidence proposée à l’enseignante-chorégraphe (autre astuce, donc : réutiliser du matériau traversé en cours).

Face aux niveaux plus avancés, je redeviens simple spectatrice… ou presque, car une dimension affective s’ajoute quand dansent des élèves que j’ai en cours (même si seulement une heure par semaine, même si seulement depuis un ou deux mois). La pièce des classiques avancés comporte une diagonale où les danseuses se plantent sur la pointe en quatrième et, tour à tour, ouvrent les bras de première à troisième en couronne ; dans ce simple port de bras, je retrouve la personnalité de chacune : L. lumineuse et engagée, O. presque brutale d’énergie concentrée, C. moins tonique mais ample…

La plupart des élèves sur scène sont conformes à ce qu’ils dégagent en studio, mais deux exceptions m’épatent : D., danseuse classique peu sûre d’elle, se glisse dans la pièce contemporaine de sa classe avec une fluidité incroyable, corps et cheveux qui ondulent, la déploient dans l’espace ; plus étonnant encore, A., renfermée et volontiers grognon en cours, est rayonnante sur scène, un sourire et une présence de folie, autour desquels semble graviter le reste du groupe. J’avais déjà entendu parler de ces métamorphoses d’élèves réservés en bêtes de scène, mais n’y avais jamais assisté de visu.

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Mardi 14 mai

C’è ancora domani au cinéma.

Au cours de posture, j’apprends qu’on est censé engager la chaîne postérieure dans la descente des pliés, et pas seulement dans la remontée (lol). On passe aussi un certain temps en jambe sur la barre, à tenter (pour moi) de reculer la fasse sans reculer la hanche (lolilol). Tous apprentissages sanctionnés par des courbatures à gogo.

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Mercredi 15 mai

Les troisième année découvrent leurs abdos lors d’un exercice de barre au sol. Une élève se tâte le ventre, surprise : « C’est tout dur ! » Réaction immédiate de sa voisine : « Moi c’est un peu mou, ça doit être dur ? » Les index se sont mis à s’enfoncer ou rebondir sur les ventres, et je me suis retenue de rire en les voyant ainsi se tâter.

J’ai placé le cours de culture chorégraphique sous le signe de l’idole dorée — parfois aussi appelée idole de bronze, ai-je découvert dans ma quête pour trouver une version intégrale, où le danseur ne soit pas en string. La variation est impossible de difficulté, c’est entendu, mais offre une plongée dans une esthétique dépaysante, d’une grande richesse pour le travail des bras : position des mains empruntée à la danse indienne, travail de rotation des poignets pour jouer entre supination et pronation, maintien des avant-bras sans laisser tomber les coudes… on expérimente, puis on marque ensemble en musique les déplacements et les ports de bras du début de la variation. Je les laisse ensuite se mettre en petits groupes pour composer une courte chorégraphie inspirée de ce qu’on a traversé, et ce à quoi ils parviennent en un quart d’heure m’épate complètement. Non seulement ils arrivent à se mettre d’accord hyper rapidement (essayez ça avec un groupe d’adultes, tiens…), mais leurs propositions sont pleines de trouvailles. Un peu arrangées et répétées, elles pourraient être présentées sur scène — il faudra que je m’en souvienne quand viendra le temps de chorégraphier pour les spectacles de fin d’année.

Je sors de cette séance réjouie. Lorsqu’un cours se passe bien comme ça, ça me porte, vraiment. (Et je suis plus à même de pouvoir savourer un vrai moment de détente ensuite.)

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Jeudi 16 mai

Il y a beau ne pas y avoir grand-chose à préparer pour ce cours, je stresse en amont. Sur place, l’appréhension disparaît. Ils ne sont que quatre, et fatigués, me prévient la prof qui vient de les avoir en cours. Mais bosseurs. On bosse leurs variations. Les difficultés viennent pour beaucoup des appuis : déplacer son poids, ajuster, plier, plier.

Les cours de danse ont souvent lieu en fin de journée. 18h-20h, pour celui-ci. Il va falloir que j’apprenne à profiter de mes journées en amont de ce que j’ai à y faire, sous peine de passer mon temps dans l’attente-appréhension.

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Vendredi 17 mai

Avoir fini son pavé de 900 pages implique de pouvoir aller s’emparer d’un nouveau butin à la médiathèque. J’adore ça, les livres tout à fait légalement volés, autant que les multiples premières pages lues debout dans les allées.

Le soir, j’assiste à la restitution du stage auquel je n’ai pas participé et au cours duquel je n’ai donc pas eu l’occasion de me blesser — blessed. Pendant quelques secondes, je regrette de ne pas m’être essayée à cette gestuelle forsythienne sur pointes, mais voyant que la pièce dure et que les vingtenaires au top commencent à lutter contre la fatigue, j’éprouve un haut degré de félicité à les admirer depuis mon fauteuil. Ça a de la gueule, quand même, ce qu’on peut faire avec des gens de notre niveau, même si on est loin de celui de danseurs professionnels. Un vrai spectacle. Avec cette dimension affective de voir sur scène des gens que l’on a côtoyé en studio. C’est une chose à laquelle je pourrais m’habituer, l’affectif sur scène. Très bien, même.

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Samedi 18 mai

Le mood est euphorique.
De part et d’autre de la nuit, je lis un recueil de poésie,
une vie condensée, diffractée en Nuits de noces au pluriel,
toutes les nuits où la narratrice s’unit avec l’homme qu’elle aime, qui a d’abord aimé les autres avant de l’aimer elle et de quitter la prêtrise.
J’envoie un mail que je devais envoyer,
discute avec Mum au téléphone,
me renseigne sur le statut d’auto-entrepreneur et cette clause de non-concurrence dont m’a parlé la directrice de cette école privée.
Petit un, ce n’est pas une clause de non-concurrence, laquelle s’applique après un contrat, mais une clause d’exclusivité,
merci de bien articuler et détacher toutes les syllabes pour prendre le ton insupportable qui convient,
petit deux, cette clause d’exclusivité est illégale, doublement illégale même, parce que,
petit a, la clause d’exclusivité ne s’applique que dans le cadre d’un contrat à temps plein,
or on me propose un temps partiel,
petit b, la clause d’exclusivité ne s’applique que dans le cadre d’un contrat salarié,
or on me propose un contrat en auto-entrepreneur,
CQFD, petit un, petit deux, petit a, petit b dans ta face,
je comprends soudain la jouissance du juriste,
purée, j’ai tout capté,
je me sens surpuissante, invulnérable,
puis déchaînée quand je découvre l’existence d’un musical adapté des Pinky Blinders,
un musical des Pinky — FUCKING  —Blinders, dude,
need,
va-t-on le voir à Oxford ou Edimbourg ?
c’est la seule question qui vaille, mais le boyfriend me refroidit :
c’est un peu ridicule, quand même.
Et alors ? Tsss… Il ne faut pas le dire, juste scander en rythme.

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Dimanche 19 mai

Rêve. Je me pelotonne contre un ami dans un grand lit où me rejoint le boyfriend, nous commençons à faire l’amour tous deux, dans cette promiscuité.

L’élan enthousiaste est retombé, le quota de décision et d’auto-contrainte épuisé à la mi-mâtinée, avant même d’avoir créé mon cours pour la mise en situation de mardi au conservatoire. Légère culpabilité et anxiété latente, ignorées tant bien que mal par la lecture. Je finis Le désir est un sport de combat, commence Nos puissantes amitiés, emmagasine la chaleur du soleil sur ma peau.

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Mardi 21 mai

Trois professeurs, une RH et le directeur-adjoint : je ne m’attendais pas à autant de monde pour le cours d’essai au conservatoire. Le stress me rend survoltée, je tente de faire passer ça pour de l’enthousiasme au cours de l’entretien un peu brouillon. Quand ça retombe, le sentiment de honte prend toute la place — darling, tu as été un brin hystérique. Il me faudra l’aide du boyfriend pour analyser autrement l’épisode, et voir la mise en scène d’un pouvoir asymétrique, avec quatre personnes en face de moi, à une table qui n’avait rien de ronde — un jury, encore une fois.

Je m’écœure de toute cette docilité dont je me suis empressée de faire montre à les brosser dans le sens du poil, oui, l’improvisation, évidemment l’atelier, à parer les aspects les moins adaptés de mon CV comme une leçon bien apprise. Tout ça pour quatre heures hebdomadaires, mes cocos, quatre heures hebdomadaires payées au lance-pierre pour lesquelles vous êtes en rade de prof diplômé. Comment j’envisage la chose pour les amateurs ? La question me surprend : les cursus danse-étude avec qui j’ai fait le cours d’essai, à une exception près peut-être, sont des amateurs. De toutes façons, tous les enfants méritent un enseignement de qualité, quelles que soient leurs prédispositions. Ceux qui viennent trois fois par semaine progresseront plus vite que ceux qui ne viennent qu’une seule fois, voilà tout.

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C’était avec N. un sujet de réjouissance convoquée par anticipation : quand nous serions diplômées, nous irions nous acheter des chaussures de prof de danse. Symbole. Délice. J’essaye à peu près tous les modèles de la boutique ; mon pied est trop large pour le classique des sandales grecques et je finis, je m’en doutais un peu, par privilégier des sneakers. Je m’y sens comme dans des chaussons, mieux même que dans les chaussons de demi-pointes. L’amorti, similaire à des baskets de running, va soulager mon dos et m’autoriser la démonstration des sauts sans craindre pour mes lombaires, tandis que l’interruption de la semelle sous l’arche du pied permet un passage aisé par la demi-pointe sans ruiner la chaussure. J’adore.

J’ai encore deux-trois heures à tuer sur Lille avant le cours de stretching postural du soir (j’ai entendu un élève employer ce terme, ça sonne plus juste que « cours de posture »). Je m’introduis dans une médiathèque qui n’est pas la mienne, quand bien même aucune médiathèque n’est à personne, et sans même la visiter, me cale dans un gros fauteuil turquoise près des périodiques pour y lire en loucedé un ouvrage emprunté à la médiathèque de Roubaix. (Il faudrait que je pense à m’acheter un fauteuil, un jour ; on y est bien mieux installé que sur une chaise ou un canapé pour bouquiner.)

Cours de stretching postural : ça vient (la rotation de l’en-dehors au niveau de la coxo-fémorale).

Le soir venu, le boyfriend m’aide à prendre de la distance par rapport à l’entretien — tant et si bien que le sujet est balayé, notre visio se mue en conversation fleuve sur le désir, la question de l’identité, lui, moi, nous mêlés à la société, je lui raconte ce que j’ai lu dans cet ouvrage de sociologie, ça déclenche un partage en miroir, on s’analyse et s’enthousiasme à qui mieux mieux, c’est précieux, c’est joyeux, même quand ça ne l’est pas. La sociologue a vu juste, je me reconnais dans ces femmes pour qui, à rebours de la plupart des hommes (hétéros), le sexe n’est pas nécessairement le moyen privilégié de créer de l’intimité. Nos visios quotidiennes, certains jours à n’en plus finir, ne sont pas pour moi qu’un pis aller à la distance : comme protégés par l’écran et animés par le désir de rester en présence, nous parlons, pour ne pas raccrocher, pour grapiller encore la présence de l’autre, nous parlons prosaïque, dîner, cacaphorie du chat, et parfois de nulle part, de là précisément, de l’absence, de la distance, ça surgit, l’intime, nous parlons et nous parlons vrai.

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Mercredi 22 mai

Le cours est moins chaotique. Je trouve même des moments de respiration pendant la barre, où je balaye paisiblement la pièce du regard sans me sentir obligée de soutenir les élèves par la parole. Penser à me taire davantage.

On se sent beaucoup plus prof, m’assurait N. à propos des sandales grecques que nous lui avons offertes pour son anniversaire — soit les chaussures de la prof de danse classique. De fait, je ne sais pas quelle est cette sorcellerie, mais je me sens beaucoup plus légitime avec mes nouvelles sneakers aux pieds. Exit les demi-pointes de l’élève maladroite, à la rotation de jambe lacunaire ; les sneakers coupent la ligne et ne laissent plus voir que la cambrure de la demi-pointe. Bref, l’habit ne fait pas le moine, mais les chaussures font le professeur de danse.

En culture chorégraphique, les élèves continuent de travailler sur leur composition en petits groupes, sur la musique de l’idole dorée. Mise en espace, canons, contrepoint, humour… je suis épatée de voir ce à quoi ils parviennent en si peu de temps. Eux sont moins impressionnés manifestement, et de la double consigne : énoncer ce qu’ils ont aimé et trouvent créatif / suggérer des pistes pour aider le groupe à améliorer sa proposition, ils finissent par s’engouffrer dans la seconde en zappant la première.

J’ai un gros coup de cœur pour la proposition en apparence simple, en réalité très musicale et diablement efficace d’un groupe de trois. Il ne faudrait pas grand chose de nettoyage pour pouvoir la présenter sur scène. J’aime particulièrement le moment où en cercle, elles se passent le relai d’un port de bras délié, avec le poignet qui s’articule pile sur l’accent musical, dans une esthétique mi-baroque mi-hindouisante. Vraiment stylé.

Un autre groupe joue la carte de l’humour en mettant une élève en avant, qui donne le la et que les autres sont sommés de copier… jusqu’à ce que l’un d’eux se rebelle et l’écarte pour prendre sa place : en resserrant un peu l’avant-bras et en désignant ses biceps du regard, il mêle aux bras hiératiques de l’idole dorée l’image du gars qui fait valoir ses biscottos. Que le petit garçon en question soit adorable et taillé comme une ablette ajoute encore au savoureux du détournement.

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Il est question d’art contemporain pendant la visio du soir. Le chat se manifeste hors champ et le boyfriend se penche vers lui : « Toi, tu t’en fous de l’art contemporain, hein ? » Je rétorque qu’il fait quand même du Pollock sur le mur blanc derrière sa gamelle de pâtée, et le délire exégétique nous prend sur l’œuvre du chat, le travail de sédimentation de la pâtée dans le temps, la manière dont il questionne le vide et la présence dans son installation (croquettes répandues autour de la gamelle vide)…

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Jeudi 23 mai

Cours à 5 et 26,5°. Les variations imposées commencent à prendre forme. Certains défauts reviennent (naturel, chasse, galop), mais d’autres sont durablement gommés : ce sont, oui, des progrès ! Je suis capable de faire progresser les élèves (laissez-moi à la joie de croire que j’y suis un peu pour quelque chose, rien qu’un peu) !

Pour les variations personnelles, E. reprend celle qu’on avait revue ensemble pour l’EAT (l’interprétation s’est affirmée !) et je découvre celle de C. avec pour mission de trouver comment améliorer la prise d’espace — sa prof lui a dit qu’il y avait trop d’allers-retours droite-gauche. J’avoue sécher ; l’espace me paraît au contraire bien occupé. J’aide comme je peux, en reprenant deux trois points techniques et en suggérant de plier davantage pour ajouter des contrastes d’amplitude et lever l’ambiguïté à certains moments (est-ce intentionnel ou est-ce que le genou lâche ?). Intervenir sur une composition personnelle est délicat ; il ne s’agirait pas de dénaturer l’intention initiale. À la fin, C. m’explique que sa prof lui a dit que ça n’allait pas sans lui dire quoi et comment modifier pour autant ; en comparaison, mes maigres tentatives d’aide semblent pratiques et pertinentes. Ouf. Joie.

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Vendredi 24 mai

C’est le premier cours de danse que je prends en étant diplômée — élève donc, toujours, mais plus étudiante, plus évaluée. Le bien que cela me fait. La formatrice m’embrasse, me demande si je suis contente de donner les cours que je donne, je le suis, c’est tout ce qu’elle veut savoir, c’est le principal.

Une ancienne étudiante, revenue dans la région pour compléter ses heures d’intermittence en faisant de la figuration à l’Opéra de Lille, prend le cours avec nous. J’aime sa manière de se mouvoir, jamais impressionnante, mais toujours personnelle, fluide, délicate ; les traits de son visage et sa maigreur, aussi, même si ce sont des choses qui ne se disent pas. Elle est d’une beauté assez incroyable. On discute un peu après le cours, de vie privée et professionnelle. Elle me raconte qu’on lui disait à 21 ans qu’il était un peu tard pour commencer une carrière, mais ce n’est pas vrai, il y a toujours des choses à faire ; elle est mi-prof mi-danseuse et quitte à la rentrée prochaine son poste en conservatoire pour donner la priorité aux projets artistiques.

C’est un peu fourbue, après un cours de Pilates en sus du cours de danse, que je finis ma journée à Paris, le genre de journée où on a l’impression d’en avoir vécu plusieurs.

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Samedi 25 mai

Visite de la maison Rodin à Meudon, avec Mum.

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Dimanche 26 mai

Mum et moi avons pris le prétexte de la fête des mères pour nous faire cette virée projetée à Nogent-sur-Seine et visiter le musée Camille Claudel. Nous loupons la sortie de l’autoroute parce que le GPS s’est tu sans crier gare tandis que nous discutions (le téléphone cesse d’émettre par le haut-parleur dès qu’on le branche pour le recharger). Ce n’est pas la première fois que cela nous arrive et nous pouvons en rire : le détour n’est pas aussi long que la fois où nous avons dépassé Cognac alors que nous nous dirigions vers Périgueux…

Vue de Nogent-sur-Seine avec la Seine et au fond deux cheminées de centrale nucléaire

Pourvu qu’on ignore l’usine agroalimentaire et les cheminées de centrale nucléaire en amont et en aval du fleuve, Nogent-sur-Seine est une bourgade très mignonne, avec des maisons à colombage, des bâtiments un peu anciens et travaillés en briques (comme à Roubaix <3) et des bords de Seine très verts, arborés. On s’y promène avec plaisir à la sortie du musée, après une limonade en terrasse sur la place du théâtre.

Un joli rosier blanc-rose devant une jolie maison

Vue de Notent-sur-Seine, avec le fleuve et la tour de l'église

Nous sommes également allées faire un tour dans l’église pour voir les vitraux de Fabienne Verdier, que j’imaginais plus grands. J’ai été davantage saisie par celui qui se trouvait dans l’escalier du musée Camille Claudel, et Mum dans l’église en a préféré un autre pour lequel (motif ou exposition ?) la technique du jaune d’argent ressortait mieux.

Tourbillon de jaune d'or translucide sur fond dépoli opaque.
Vitrail de Fabienne Verdier dans le musée Camille Claudel

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Lundi 27 mai

Rêve. Mon ex avait amorcé sa transition trans, et ça expliquait des choses (?). Mon inconscient a surtout une manière fort contestable d’agencer des éléments épars croisés la veille, à savoir un panneau Ivry-sur-Seine sur le périphérique et la bouche-anus d’un personnage de Preacher défiguré suite à une tentative de suicide.

Rose dans un dégradé de rouge-rose-jaune qui donne une impression d'orange

Journée à ne rien faire et à y prendre plaisir. Il y a l’espace nécessaire pour que le désir affleure, surprise, au-dessus de moi.

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Mercredi 29 mai

Coup de téléphone : les 4h en conservatoire sont pour moi, payées pas chouille. Je crains maintenant de m’engager fermement dans une voie qui en fermerait d’autres plus rémunératrices (puisque le samedi est un jour prisé).

Premier cours où je dois hausser la voix et devenir cette adulte relou qui aimerait ne pas avoir à être cette adulte relou. Les 6 degrés de moins dans le studio leur ont rendu de l’énergie, il faut croire. (Leurs battements frappés à la seconde m’épatent, en revanche, cuisse tenue et tout.)

Nouvelle recette : les tomates cerises rôties et caramélisées d’OwiOwi. C’est la première fois que j’utilisais le grill du four, mais ce ne sera pas la dernière.

Tomates cerises rôties appétissantes dans le rayon de soleil de fin de journée

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Jeudi 30 mai

Rendez-vous au débotté avec la directrice de l’école privée avec qui j’ai un accord tacite pour un certain nombre d’heures. Nous discutons longuement, les anecdotes prenant rapidement le pas sur les modalités pratiques. Elle veut le samedi, évidemment, offre le même nombre d’heures que le conservatoire, mieux payées. Assez loin dans l’agglomération lilloise, avec des plages de 4h de cours sans aucune pause, et une jauge de 18 élèves pour les 4-6 ans (j’essayer de ne pas laisser mes yeux trop s’arrondir : un groupe de plus de 10/12 devient une foule pour des enfants de cet âge dans l’espace libre d’un studio de danse qui, pour eux, s’apparente à une cour de récré). Mon dilemme ne devrait pas en être un (il faut bien trouver de quoi payer le loyer), mais subsiste : je n’aime pas faire faux bond et me défiler d’un engagement, même si rien n’a encore été officiellement signé. En sourdine me dérange aussi, m’alerte, un sentiment d’enfermement dans une routine épuisante, où je me ferai essorer — je ne peux pas dire exploiter comme le veulent certains bruits de couloirs, parce que les règles du jeu sont posées dès le départ et je comprends la directrice, qui est prof mais aussi business woman : les studios et les plages horaires où donner cours ne sont pas extensibles à l’infini, il faut que tout ça soit rentable, optimisé ; on ne peut doublement pas décevoir ses élèves quand ils constituent une clientèle.

Au cours du soir, je suis fatiguée, les élèves sont fatigués, c’est une séance en demi-teinte, empreinte de lassitude. Pour le dernier gros quart d’heure, je propose des étirements, remplacés par des massages à la demande générale. Une chaîne de masseurs-massés se met en place, petit-train qui change de locomotive à intervalle régulier. Je ferme la porte du studio pour ne pas me faire griller en train de ne pas donner cours — même si, après des dizaines d’heures de tutorat non rémunéré, je ne me sens pas en faute. Je ferai mieux la semaine prochaine, voilà tout.

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Vendredi 31 mai

Les rares inscrites au cours de Pilates ont décommandé, je me retrouve seule, mais il est maintenu. Le dernier cours de l’année sera donc un cours particulier ! Et je suis servie, avec une révélation posturale : mon bassin reste rarement aligné à l’horizontale parce que je me raccourcis sans cesse au-dessus de la hanche gauche… du côté de la dysplasie, comme par hasard. Mes radios pour la hernie ont permis de découvrir incidemment un col du fémur un peu riquiqui à gauche ; ça facilite la coaptation de l’articulation et donc la stabilité, mais entrave la décoaptation et donc la mobilité. La prof du cours de stretching postural me fait souvent remarquer que mes hanches ne sont pas à la même hauteur (quand j’ai un genou au sol, notamment), mais je n’avais jamais associé ça à une sensation. Là, d’envisager la portion des abdominaux obliques juste au-dessus produit un déclic : ça y est, j’ai une sensation à partir de laquelle travailler ! Pendant une heure, la prof de Pilates m’aide à prendre conscience de ce réflexe postural et me donne des pistes pour le détricoter. Il faudra évidemment du temps pour le contrer et intégrer la posture juste, mais c’est une avancée énorme, qui me réjouit au plus haut point. Le rééquilibrage devrait en outre soulager mes lombaires (il n’est pas improbable que la hernie ait été une conséquence à long terme de cette posture entraînée par la dysplasie).

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