Mass b, de Béatrice Massin

Les références à l’actualité, présentes dans toutes les critiques, m’effrayaient un peu : des migrants, vraiment ? Heureusement, Mass b est à la fois en deça et au-delà : la politique n’y est pas, comme une certaine veine créatrice contemporaine bien-pensante pourrait le faire craindre, une affaire d’état où il conviendrait de prendre parti, mais une question de vivre ensemble… une question d’harmonie, oui… Pas de migrants, donc, seulement des êtres humains qui, peut-être, oui, si l’on veut, si vous y tenez, se lancent dans une migration, mais une migration qui tient moins de la fuite (loin d’un pays, d’une guerre, d’une famine) que d’un mouvement d’expansion, aussi ancestral que celui des oiseaux migrateurs.

Cela commence par des traversées de la scène, de cour à jardin : seul, à deux, en marchant, en courant – en tombant, aussi. Je suis saisie par les chutes d’une des danseuses (Marie Orts ? – en jaune, une ressemblance frappante avec Clairemarie Osta) : elle tombe comme d’autres sautent, avec une grâce, une détermination à couper le souffle (et à se blesser, manifestement, car elle a disparu en coulisse avant la partie qui demandait le plus d’endurance, et, de retour pour les saluts, a eu le droit à des marques de réconfort de la part de ses camarades et de la chorégraphe). Il y a aussi ce regard pénétrant qu’une autre danseuse (Lou Cantor) lance derrière elle, au corps étalé de tout son long, alors qu’elle-même poursuit sa route sans plus regarder devant elle, désolée mais déterminée. Ces quelques fulgurances entaillent la monotonie d’un processus autrement un peu trop visible comme tel. On est heureux de voir les danseurs se masser en avant-scène, sur une jetée artificielle où ils échappent à des flots imaginaires, le ressac intégré à leurs mouvements ralentis, tous agrippés les uns aux autres, les bras noués, noueux, comme les cordes qu’un marin s’épuiserait à tirer pour tirer ses coéquipiers d’affaire ; ils forment une chaîne, chaîne humaine, chaîne d’entraide où chacun passe de main en main, tiré, soulevé, recueilli, confié pour à son tour tirer, soulever, recueillir son prochain, le confier à sa bonne ou à sa mauvaise fortune. C’est lent, c’est intelligent, sensible mais peu émouvant.

Il faut attendre que les danseurs prennent le large et réinvestissent toute la scène pour se laisser embarquer. Enfin rassemblés, comme des oiseaux migrateurs sur le départ, ils s’élancent dans des cercles de plus en plus larges, entraînent dans leur sillage les moins aguerris, les retardataires, les sceptiques, les incluent, nous incluent, nous portent et nous élèvent. Les danseurs sont galvanisés par cette giration ; ils s’y lancent à souffle perdu, puisant dans le baroque (qu’ils ne maîtrisent pourtant pas tous) une énergie, une liberté, qui leur faisaient défaut dans la danse strictement contemporaine de l’ouverture (style dans lequel la plupart ont pourtant été formés). Les corps se fatiguent et la fatigue, faisant fondre les retenues-réticences et les attitudes prêt-à-danser, découvre les aspérités, les personnalités de chacun, ébauchées mais déjà là, d’une belle présence1. Ce n’est pas parfait, c’est mieux : jubilatoire. L’une des danseuse (Lou Cantor) pousse le lâcher-prise jusqu’aux cris, et ils me semblent s’échapper, à travers son corps, de ma jubilation. Ce faisant, elle exprime aussi celle de ses camarades, à n’en pas douter, à en juger par les sourires qui s’élargissent quand ses cris matérialisent une présence qui ne passe plus, ou plus rarement, par le contact, mais par une transe partagée.

Alors certes, l’intensité se nourrit du contraste et l’on s’élance d’autant mieux que l’on est profondément ancré dans le sol, mais il faut se rendre à l’évidence : malgré le recours à la musique de Ligeti et à un dispositif scénique créant une sensation d’oppression dans la première partie, Béatrice Massin n’est pas faite pour chorégraphier ce qu’il y a d’obscur dans l’être humain, parce qu’elle ne sait que la joie, et elle la sait comme personne, comme Bach, une joie lumineuse et grave à la fois, une joie pure, à la limite de l’extase.


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La vélocité gracieuse du danseur en baskets (Benjamin Dur ? – les autres sont pieds nus) est exaltante ; j’avais repéré une certaine souplesse dans ses détournés, quelque chose de la nonchalance que peuvent avoir les danseurs de hip-hop, mais il affleure aussi quelque chose de plus aérien, la maladresse, l’élégance dégingandée d’un danseur de claquettes.

4 réflexions sur « Mass b, de Béatrice Massin »

  1. J’étais enchantée de vous lire: vous traduisez à merveille tout ce que j’ai ressenti en voyant ce spectacle, à une nuance près: les vingt premières minutes me furent un peu pénibles, en débit de beaux moments de contorsions solidaires: allons bon, me disais-je, même la danse baroque (que, comme la musique baroque, j’aime à la folie) se met aussi au conceptuel déceptif: elle se penche sur les malheurs du monde, interroge sa propre essence, ébauche le mouvement mais le suspend aussitôt, met tout le monde en pantalons verdâtres, ti-shirts et jupettes beiges sur un plateau nu avec deux poutres métalliques pour figurer le radeau de la méduse; tout ça me rappelle toutes ces mises en scènes d’opéra en pataugas, imperméables et nuisettes, qui se passent sur un plateau nu et dans le noir ou dans la jungle de Calais…..et je suis à deux doigts de m’agacer., car toute cette esthétique minimaliste et misérabiliste , j’en ai ras la table en formica.. je rêve de paillettes , de glam et de perruques poudrées, de toiles peintes, mais passons….
    Bref, je m’emmerde…. et j’ai tort, car quand ce ballet décolle enfin, c’est l’extase pure, comme vous le décrivez si bien. Et cet élan transcende tout, et vient habiter chacune de mes cellules….. Merci, merci, merveilleuse Béatrice, pour cette grâce et cette force….
    Le lendemain, spectacle « Parallèles » de Leriche et Osta au TCE…. et là, même si nos deux étoiles splendides et retraitées sont techniquement à 100 coudées au dessus des jeunes gens ardents et bruts de pomme de la veille, il ne se passe RIEN: c’est gentil et bien fait, Nicolas et Claire Marie nous disent qu’ils s’aiment, qu’au début on est tout foufou, puis qu’en vieillissant c’est difficile parfois, mais chouette…. et malgré quelques éclairs de beauté (parce que Nicolas, quand même….) on s’en fout complètement.
    Quant à Mathieu Chédid, qui a commis la musique, qu’on le passe au goudron et aux plumes toutes affaires cessantes. Tout le monde ne peut pas être Bach, certes, mais il y a des limites…
    Tout cela m’a laissée pensive.
    Bien à vous,

    Agnès

  2. Vous traduisez merveilleusement tout ce que j’ai ressenti en voyant ce spectacle, à la nuance près qu’au fil des premières vingt minutes je sentais monter en moi une perplexité colorée d’ennui: allons bon, voilà que la gestuelle baroque, que j’aime passionnément, elle aussi devenait déceptive: gestes ébauchés, suspendus, inaboutis…. le spectre de « la danse qui ne danse pas » , mais pense un peu trop (à mon goût) , mais se penche sur les malheurs du monde, mais s’interroge sur le mouvement en l’empêchant d’advenir ,planait lourdement, même si cette construction (le passage: radeau de la méduse) avait une certaine beauté grave…. et puis c’est parti, et c’était intense, fort, plein de cette « joie » vibrante que vous décrivez très bien, et qui transcende tout…. J’ai adoré ce moment, et bénie soit pour cela cette merveilleuse petite bonne femme douce et pétillante qu’est Béatrice Massin.
    Le lendemain au TCE, c’était une autre chanson avec le spectacle-duo de Nicolas LR et Claire-Marie Osta: danseurs techniquement sublimes et maîtres de leur art, évidemment à mille coudées au dessus des jeunes gens ardents et bruts de pomme de la veille, et je me réjouissais de revoir ce couple d’étoiles tant admirées: or il ne s’est RIEN passé dans ce spectacle, que des choses lisses, convenues, un peu gnan-gnan de surcroît…. ce contraste m’a laissée rêveuse.
    Bien à vous,
    Agnès

  3. Pardon pour ce « doublon » encombrant: j’avais écrit un premier commentaire, l’ordi m’a annoncé qu’il y avait eu problème dans la transmission, je l’ai cru envolé définitivement dans les limbes et donc j’ai recommencé…. Toutes mes confuses!

  4. Merci de vos commentaires passionnés ! Je laisse le doublon qui n’en est pas vraiment un, chacun faisant ressortir ses nuances propres. 😉
    Esthétique radeau de la Méduse, c’est tout à fait ça !

    (Nicolas Le Riche et Clairemarie Osta m’enthousiasment moins comme chorégraphes que comme interprètes… j’avoue avoir séché leur soirée sans même y penser. Du coup, je suis égoïstement rassurée de n’avoir rien manqué.)

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