Nue, sous la lune

Ce roman de Violaine Bérot commence à la première personne du singulier, mais rapidement, discrètement, insidieusement, la narration glisse à la deuxième personne : une femme fuit et continue de s’adresser en pensée à l’homme qu’elle fuit, qu’elle ne cesse d’aimer. Le procédé est ingénieux, fait sentir l’emprise mieux encore que ne le fait la description pourtant fine de ses mécanismes.

On croit, avec cette femme en voiture, en route pour une nouvelle vie, pour la survie du moins, que cette fois-ci c’est la bonne, elle s’est arrachée à la violence. Elle en rend, s’en rend si bien compte. Elle dit la parcimonie de la tendresse, qui en devient inouïe ; le malaise avec les siens, dont elle se coupe peu à peu ; l’isolement requis et la solitude conspuée pour avoir une conversation téléphonique ;  l’absence de caresses et le schéma unique, unilatéral pour « faire l’amour » (caresser l’autre, c’est accepter que toujours il nous échappe et c’est pour ça que la main revient, caresse, parce qu’elle ne prend rien, ne retient pas) ; l’ambivalence de M. Hyde indifférent le jour et Dr Jeckyll tendre la nuit, quand il n’y a pas de réveil nocturne pour une scène de jalousie.

(J’ai recopié de nombreux passages parce qu’ils me semblaient juste, parce que sûrement ce sont des choses à partager, dont on doit avoir conscience.)

J’ai tellement pris l’habitude d’être invisible. C’est venu tout doucement. J’ai été là de moins en moins.

Je ne me trouvais jamais assez aimante, assez douce, assez travailleuse, il était normal que tu sois déçu ou amer.

[le téléphone sonne dans sa fuite] Je sue, et ma sueur pue la trouille. Tu me siffles. Tu me siffles comme on siffle un chien qui divague.

Est-ce qu’auprès de toi vivre pouvait s’appeler vivre ? Cela ne tenait-il pas plutôt de la survie ? […] Chaque matin, je profitais de me lever quelques minutes après toi pour trouver mon souffle. Dans ce court intermède de solitude, je me préparais à affronter la journée à venir.

À ma venue, tu ne levais pas la tête. Tu savais que c’était moi et ça ne t’intéressait pas.

La violence. Violaine Bérot parvient à rendre cette violence-là, l’indifférence, plus violente que l’autre, physique, indubitable.

Tu ne m’insultais jamais, non, les mots que tu disais n’étaient pas grossiers, mais c’était quelque chose dans ta voix, de mépris de moi discrètement sous-entendu. […] Sans doute était-ce pour ne plus avoir à subir cette humiliation que par la suite j’avais appris à ne plus donner mon avis, à m’effacer. […] Je m’éteignais doucement devant toi qui avais la vedette et que l’on regardait, toi qui captivais l’auditoire. Je sentais les femmes m’envier d’être ta compagne […]. Je m’appliquais donc à ne plus parler, à ne plus rire, à ne plus penser, et finalement ce n’était pas si compliqué puisque tu te chargeais de le faire à ma place.

De ton autre main tu tenais ma hanche, tu la serrais plus fort à mesure que tu parlais, et c’était étrange comme l’intensité de ta voix, elle, ne montait pas, seulement la pression de cette main sur ma hanche. Tu demandais encore, pourquoi est-ce que je souriais ainsi à cet homme-là, pourquoi ? […] Tu étais bien placé pour savoir à quel point j’aimais l’amour, une telle jouisseuse, et de toute façon, concluais-tu, tu ne pourrais jamais me faire confiance, tu l’avais toujours su. Sur cet irréfutable constat tu me tournais le dos. Tu te rendormais. Tu m’abandonnais là.

Mais c’était déconcertant, tu ne t’intéressais jamais à ce que je créais. Je te voyais corriger les autres, les conseiller, les encourager tandis qu’à moi tu ne disais rien. Étais-je allée trop loin sans toi ? Craignais-tu que je ne te fasse de l’ombre ? […] J’ai tout enfoui bien profondément pour ne plus me consacrer qu’à l’accomplissement de ton œuvre.

Mais je crois aussi que si je n’osais  plus rencontrer personne de ceux qu’avant toi j’avais aimés, c’était parce que je redoutais de leur montrer celle que je devenais […] cette femme qui réussissait le paradoxe d’être tout aussi suractive qu’éteinte. […] Je réalisais l’absurde exploit de ne rien dévoiler de ma douleur à ceux qui au loin persistaient à m’aimer.

Je ne peux toujours pas comprendre pourquoi ma présence t’était, dans le même temps, totalement insupportable et absolument nécessaire. Devant les autres tu me craignais à m’effacer tout en exigeant que je sois là.

[Il la réduit au silence puis devient fou devant son mutisme] Je devinais que tes coups, ces coups d’un genre nouveau, qui ne faisaient mal que sur le dessus du corps, ces coups-là laisseraient enfin sur moi des traces que les autres verraient. […] Ça voulait dire que je n’étais pas folle, que tu avais vraiment fait ce qu’il me semblait que tu avais fait.

Tout cela alors que cette femme est une artiste, douée et sensible. J’aime la sensibilité qui émane de certains passages, l’attention aux corps, plus encore aux gestes du corps. Dans un premier temps, j’ai assimilé ce personnage à l’artiste-peintre de Laver les ombres, j’ai fondu Violaine Bérot et Jeanne Benameur, leurs voix intimes découvertes presque en même temps.

J’aimerais qu’elle soit nue, étudier ce que le temps très long a fait de son corps […]

J’aurais passé des heures à me repaître ainsi de ton corps qui se contractait ou se relâchait, à mémoriser de toute la force de mes yeux l’impact du plus infime de tes mouvements.

…

[Spoiler alert : si les passages précédents vous ont donné envie de lire le roman, mieux vaut probablement ne pas aller plus loin dans la lecture de ce billet.]

Parce qu’en fuyant elle se rapprochait de nous, qui ne vivons pas sous emprise, nous sommes entrés en empathie avec cette femme, nous avons pu, nous avons cru la comprendre. Et c’est là le twist et la force narrative de Nue, sous la lune : alors que cette femme a trouvé asile chez une vieille femme inconnue qui la baigne de tendresse, alors qu’on la croit sauvée, elle se réveille sur ces pensées :

Tout me semble si clair, si simple. […] Pour moi, il n’y aura jamais d’homme que toi.

Et elle rentre chez lui.

Mais pourquoi ? L’emprise est comme une illusion d’optique : elle persiste même après qu’on en ait compris le fonctionnement. On peut hurler intérieurement autant qu’on veut de l’autre côté du papier, notre victime est dedans jusqu’au cou et elle y retourne. Quelque part, Violaine Bérot a raison : on n’a pas compris l’emprise si on ne va pas voir jusqu’au bout de sa logique, sa force de destruction. Tout reprend et s’empire, dans l’inversion de la faute.

Quand je te prenais ainsi dans mes bras au petit matin, tu ne me repoussais pas, tu acceptais ma tendresse. Pourquoi ensuite, dans la journée, ne parvenais-je jamais à tenter un autre geste ? Pourquoi me contentais-je tout le temps d’attendre, comme si tout devait venir de toi ?

[…] et si je suis revenue c’est que j’accepte tes choix.

Je suis revenue, il est trop tard pour les regrets, je ne vais pas me plaindre, je savais très bien que rien ne serait simple. Il faut que je lutte avec acharnement pour devenir meilleure, moins maladroite, cesser de replonger toujours dans les mêmes écueils. Je n’ai plus le choix, je suis de retour, je dois réussir cette nouvelle vie, que tu aies de moins en moins honte de moi. […] Et si ce soir je n’ose pas encore des caresses, je les oserai plus tard. J’ai devant moi des années e des années pour peu à peu progresser.

Tu entres dans le lit, tu t’allonges à mes côtés, m’ouvres tes bras. Comment pourrais-je décrire l’émoi insensé qu’éprouve alors ma peau ?

Mon amour-propre je l’ai piétiné, écrabouillé, je ne m’autorise d’amour que pour toi. Je me cale dans ton ombre, n’en sors que le soir, dans l’obscurité de ta chambre, pour que te prenne alors le désir de faire avec moi ce que l’on nomme amour.

Le crescendo culmine dans une scène où elle lui confie avoir failli mourir dans un accident avant qu’il rentre et sa réaction à lui est de ne pas en avoir, il ouvre le journal et poursuit comme si de rien n’était. Alors le roman rejoint son titre et la poésie arrive comme extrême onction pour dire l’horreur sans qu’elle tourne à la farce, pour y mettre fin et la rendre absolue dans le même mouvement glacial.

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