On Chesil Beach

C’est un livre tout fin qui m’a habitée longtemps. Le récit se concentre sur le soir de la nuit de noces d’un jeune couple, narré par le jeune homme. Les minutes avancent à peine dans la chambre d’hôtel, du repas au lit, et c’est toute leur histoire qui se déplie en flash-back dans cet instant-monade, jusqu’à l’éjaculation précoce, l’incompréhension et la fuite de la jeune femme sur la plage de Chesil, où leur histoire se défait. Et là, en quelques pages, le récit s’accélère de façon fulgurante, faisant surgir le sens du destin, du destin manqué – résumé du reste de leur vie à ne pas vivre ensemble.

Ce qui m’a marquée, surtout, dans cette fulgurance soudaine du récit, c’est que l’instant de rupture est revu par le narrateur au fil des âges. Sur la plage, la jeune femme, qui se pense frigide, a proposé à son mari de vivre sa sexualité en-dehors de leur couple. À 20 ans, lorsqu’il vit l’événement, il le vit comme une humiliation, se sent rejeté ; à 30 ans, il trouve la proposition incroyablement généreuse, se dit qu’il a manqué quelque chose ; plus tard encore, il comprend que ce n’était pas la question, qu’avec du temps et de l’écoute, il aurait pu lui faire découvrir son désir, au lieu de la charger du sien.

Aujourd’hui, lorsque je reformule cette dernière interprétation, j’entends un soupçon d’évidence forcée, le refus peut-être d’envisager qu’une femme ne puisse pas éprouver de plaisir – alors qu’il n’y a rien de cela à la lecture : il s’agit plutôt d’une question de rythme, d’apprentissage qui ne s’envisage pas comme tel, de ressenti présumé partagé. Je crois que c’est la seule fois où j’ai rencontré ça dans un roman : une peur de la sexualité qui ne soit pas une peur de douleur ou de conséquence (tomber enceinte, attraper une MST, perdre son intérêt de proie pas encore prise). Plutôt une peur par tension vers un inconnu qui, en l’absence de réelle curiosité, susciterait même un peu de dégoût – le dégoût du sperme qui jaillit comme la version adulte de l’enfant qui s’écrie beurk à l’idée d’échanger sa salive dans un baiser. Un dégoût primitif, qui traduirait la crainte de l’autre à l’assaut de soi, mais qui, surmonté, détourné par l’apprentissage peut s’inverser par le désir et alimenter l’excitation… ce qui ne se passe pas avec le sperme que la jeune fille reçoit sur elle avant d’en avoir eu le désir, et qu’elle tente d’essuyer avec un coussin, comme hystérique – comme, seulement, car avec ce mot, on revient dans une vision masculine du désir où son acceptation semble innée. On parle souvent de l’ébullition des hormones à l’adolescence, et c’est quelque chose qui m’a toujours laissée perplexe, car je n’en ai pas fait l’expérience. Sans y être hostile, ça ne m’intéressait pas ; le sexe, les garçons, ça ne devait pas vraiment être pour moi, et ce n’était pas grave ; ou ce serait pour plus tard. Du coup, j’ai l’impression de comprendre intimement la jeune fille de Chesil Beach ; dans les circonstances qui sont les siennes, où le contact est repoussé à la nuit de noce, et celle-ci avancée comme échéance fixe, je n’imagine que trop bien le rejet…

Cette impression d’empathie intime me vient de la lecture, dont je ne parviens pas à me souvenir quand je l’ai faite – avant ou après ? Je ne sais pas si je l’ai retrouvée ou projetée dans le film. Je ne me souvenais pas, ou vaguement, de ce qui dans le film m’est apparu avec davantage de force : l’importance de l’époque (les années 1960) et du milieu. La différence sociale des protagonistes, évoquée-camouflée entre eux au long de leur histoire, qu’ils n’ont pas même eue à surmonter, ressurgit avec force dans le flot de reproches qu’ils s’adressent sur la plage. Je ne sais pas si je le vois parce que j’y prête davantage attention à cette période de ma vie, ou si le film y invite parce que l’analyse des sentiments se fait plus floue que dans le roman. Ce que l’on perd en subtilité d’analyse, on le gagne pourtant en incarnation, par deux acteurs aussi bons l’un que l’autre : Billy Howle, les traits mal débarbouillés, les lèvres suspendues à la confusion des sentiments, à égale distance du sourire empathique et de la contrariété ravalée ; et Saoirse Ronan, caméléon sans âge, qui suinte une beauté sans rapport avec la beauté, tout en intériorité transparue. Avec le talent de ces deux-là et l’aspect bankable de l’ex Lady Bird, je ne comprends pas que le film n’ait pas rencontré plus de succès…