Orient parisien

Pour donner le ton de la soirée, la Philharmonie a remplacé les fauteuils du parterre par des tapis orientaux. Avec Palpatine, nous regardons ce revival du Royal Albert Hall depuis le second balcon.

Vincent d’Indy est un nom qui ne m’évoque rien. Dès les premières minutes d’Istar, variations symphoniques, néanmoins, une bayadère se met assez rapidement à danser dans mon imagination, avec ses pierreries et ses côtes dénudées. Un courant d’air agréable (la flûte, je suppose) et elle quitte le temple sacré, soudain étrangement parée dans l’épure d’Afternoon of a faun. Elle traverse ensuite la fête foraine de Petrouchka, avant d’arriver sur une scène vide, la sienne. En jetant un œil au programme, je découvre que Léo Staats a chorégraphié sur ces variations pour Ida Rubinstein et Serge Lifar  – un rôle qui vaudra à Yvette Chauviré sa nomination  d’étoile. Immédiatement, les images ressurgissent. L’image, en fait. Celle d’un porté. Et la dernière scène se trouve ainsi traversée et retraversée de la bayadère sur l’épaule de son partenaire, dans des portés de proue triomphante.

Les poèmes de Maurice Ravel sur Shéhérazade sont toujours aussi beaux, mais l’orchestre couvre parfois la chanteuse. Au moment de suspend a capella, Mais non, tu passes / Et de mon seuil je te vois t’éloigner / Me faisant un dernier geste avec grâce, on se dit que Measha Brueggergosman mériterait décidément d’être entendue de plus proche que le second balcon.

Albert Roussel clôt la première partie avec une suite de Padmâvatî. C’est à peu près là que l’effet Philharmonie me rattrape : la musique est belle, mais je m’ennuie comme si j’écoutais le concert sur mon ordinateur. Dans l’incapacité de me lever pour faire une tartine ou une arabesque, je repense aux conseils de Twyla Tharp et j’essaye de chorégraphier mentalement. Les musiques orientalistes, inspirées par le cliché des corps sensuels, ont l’avantage de se prêter assez bien à l’exercice. L’opéra dont Albert Roussel a tiré sa suite accordait d’ailleurs « une large place aux divertissements chorégraphiques ». Des dix minutes, je garderai un seul enchaînement, que je testerai à la sortie sur le quai du métro : piqué en retiré avec un quart de tour en-dedans, suivi de deux pas en arrière, peut-être de dos. Je suspecte que cela rendait mieux sur mon corps de ballet imaginaire.

Après l’entracte, Debussy me tire de ma résignation avec Khamma, une partition commandée par une chorégraphe. C’est un Orient impressionniste, avec « ses sonneries de trompettes qui sentent l’émeute, l’incendie et vous donnent froid dans le dos » (dixit le compositeur), et ses échos pour l’occasion exotiques de mer européenne. Je ne sais plus si c’est dans ce morceau-là que s’est fait entendre une apparition en canon de trompes d’éléphant, mais je suis presque certaine que cela se terminait par l’aurore de femme Narsès. (Petit doute quand même avec Padmâvatî, mais l’argument de Khamma dans le programme est plus probablement à l’origine de l’image : « le Grand-Prêtre exige que Khamma danse afin de sauver leur ville assiégée. Elle exécute trois danses, obtient un signe d’assentiment de la statue du dieu et s’effondre, morte, au moment où un éclair éclate. Alors que l’aube pâlit, on apprend que la ville est sauvée. »)

La soirée se terminait sur une très chouette découverte : une suite (encore) de Florent Schmitt sur Antoine et Cléopâtre. Le hautbois s’essaye au dressage de serpent, tandis que le célesta accroche avantageusement les étoiles au ciel pour la « Nuit au palais de la reine » – l’équivalent sonore du doigt qui ébouriffe une vieille brosse à dent couverte de peinture blanche au-dessus d’une feuille de Canson sombre. Les contrebasses font entendre le battement de cœur étouffé  de qui s’avance sur la pointe des pieds dans le palais endormi, et le reste des cordes, tressant l’espace, se charge d’en faire sentir les dimensions, toutes de vide et de colonnades.

Venue de nulle part, ou de très loin, la deuxième partie d' »Orgie et danses » (quasi sabbatiques) est un régal. Quand le volume sonore se rétracte, c’est pour mieux enfler l’instant d’après, assourdissant-scintillant. (Je me fais la réflexion que les vagues sonores aux cymbales ont un rôle similaire au gingembre dans un repas japonais : saturer les sens pour mieux les restaurer.)

Le dernière partie de la suite, « le tombeau de Cléopâtre », s’ouvre sur une suite de mesures en escaliers-pyramide et se clôt par surprise, d’un éclat sonore que je n’avais pas entendu venir.