Le retard est tel que je saute à pieds joints par-dessus et continue ce journal au présent, sans savoir si je remets à demain ou aux calendes grecques les mois d’août et septembre.
Le tonnerre cesse de gronder
Jeudi 25 septembre
Des étudiants qui préparent leur DE viendront observer nos cours. Tour de table pour savoir si cela ne nous dérange pas. Moi non, mais je fais remarquer que ce serait plus intéressant s’ils observaient quelqu’un de plus expérimenté. Je me fais presque engueuler (cette personne a un aplomb constant dans sa prise de parole, qu’elle défende ses convictions ou qu’elle présente des excuses) : j’ai peut-être peu d’expérience, mais je suis professeur de danse maintenant ; je vois bien que je ne fais plus la même chose que l’année dernière, non ? enfin elle espère ; je fais des choix pédagogiques, je suis professeur point. Je me sens rougir, mais cela m’apaise de me faire ainsi rabrouer de la part d’une collègue que j’admire et crains tout à la fois. La question de la légitimité est évacuée.
Encore une élève scarifiée (la deuxième, j’espère la seconde). Les cuisses, cette fois-ci. Les jeunes vont vraiment mal.
La première, plus jeune, n’est pas (encore) revenue. Elle est à présent en dépression sévère, ne va presque plus au lycée non plus.
Vendredi 26 septembre
Le boyfriend nous cuisine un de ces burgers maison dont il a le secret. Avec beaucoup de cheddar, une galette VG à la mozzarella pour moi, et des pommes de terre grillées-frites après avoir été bouillies avec un peu d’épices à ramen. Ça fait du bien par où ça passe.
Passion trouver sur Instagram l’écho des cours que l’on a donnés — la barre au sol, en l’occurrence, avec une élève qui découvre que l’on peut avoir des courbatures à la plante des pieds.
Les insectes se terrent et se préparent à hiberner
Dimanche 28 septembre

Lundi 29 septembre
C’est le premier cours complet que je prends depuis juillet, et le premier cours de niveau avancé depuis près d’un an. Muscles et cardio tiennent le coup, je me sens même davantage en contrôle de mes chaînes musculaires. En revanche, je rame au niveau de la vitesse et surtout de la mémorisation immédiate, déjà l’un de mes points faibles. Les démonstrations floues du professeur n’aident pas (sauf à me rassurer de ce que je ne suis pas la seule à montrer une version à droite et une autre version à gauche), ni ses one and one and one and one qu’il faut compter et grouper en deux, six, huit. Je devine à l’autre bout du studio une élève demander à une autre s’il y a deux ou trois comptes de huit de petits jetés cloche (cette fois, j’ai anticipé : trois). Les dégagés et battements jetés en croix se font par trois, avec répétition de chaque segment ou de la croix tout entière ; je m’y perds un certain nombre de fois. Rapidement, je suis en nage, d’autant que le chauffage a été remis plus tôt cette année — les épaisseurs de polaire prévues sont restées dans le sac, mon dos glisse déjà si j’y passe la main. Au milieu, je prends ma dose mensuelle voire annuelle de pas de bourrée — ce professeur les affectionne particulièrement, surtout en tournant. La tête fait de même, un peu. Un peu de honte à ramer au milieu. Pendant les tours, je sors brièvement de l’exercice lorsque je me rappelle soudain que je me trouve au milieu du studio, seule avec trois autres personnes, les autres tout autour attendant leur tour ; la prise de conscience me crispe et je tourne encore moins bien. Heureusement, il y a les grands sauts, la joie de refaire des grands jetés après la hernie discale le ménisque fissuré tout ce temps.
J’ai gagné le droit de reprendre une douche trois heures après la première.
Le boyfriend a de la corne sur les doigts à force de jouer à Silksong. Marie Le Conte écrit à propos de ce même jeu dans sa newsletter, des mondes étanches se superposent.
Mercredi 1er octobre
Cette môme insup’ se vexe que je n’ai pas retenu son prénom. Mon cerveau cherche manifestement à l’effacer. C’est viscéral, elle me tape sur les nerfs, quand d’autre sont adorables. L’une scintille presque du bonheur d’être là.
Jeudi 2 octobre
Parfois, j’ai l’impression d’être socialement inapte. J’amorce un contact ou je tente une réponse, et je ne suis pas comprise, je comprends seulement que je tombe à côté de la plaque.
Cours de stretching postural. Passion s’énerver en jambe sur la barre parce que je ne parviens pas à l’indépendance cuisse-bassin ; ça coince et ça pince.
L’eau est drainée des champs de culture
Vendredi 3 octobre
La rédaction de ma newsletter m’absorbe tant que j’oublie l’heure de notre rendez-vous en visio avec C. Nous causons depuis nos lits respectifs — santé mentale en trending topic.
Samedi 4 octobre
Cette fois-ci, j’ai étudié différentes versions et sélectionné quelques variantes autour desquelles structurer l’apprentissage de la variation d’Esmeralda. Certains options sont accueillies avec indifférence, d’autres avec passion (d’accord, d’accord, on choisit le bras couronne dans les menées après les arabesques).
Avant, on se lance dans quelques combinaisons un peu ardues, dont un tongue-twister pour les pieds à base de sissonnes et d’assemblés (selon la forme aaba-bbab). J’avoue prendre un plaisir moyennement charitable à voir patauger cette jeune fille qui tire souvent la tronche parce que ce que l’on fait est trop facile et peu digne d’elle (pour contrer ce mauvais penchant, je prends soin de l’encourager).
Dimanche 5 octobre
Couchée tard et réveillée à 6h30 alors que j’aurais eu besoin de davantage de sommeil après 6h30 de cours. Heureusement que je n’en ai pas donné 4h30, me fait remarquer Gilda sur Mastodon. La journée gagne en légèreté.
Je me passionne pour cette newsletter que je relis à n’en plus finir, jusqu’à ce qu’elle soit publiée et ne présente plus le moindre intérêt.
Lundi 6 octobre

Une certaine élève hyperlaxe commence à comprendre comment tenir ses bars et positionner ses épaules au carré. C’est encore loin d’être incorporé et elle perd rapidement la posture, mais au moins réussit-elle à la trouver. Et de plus en plus facilement. Progrès en néon grésillant.
Aubaine que ce cours particulier qui sera récurrent avec cette élève qui souhaite travailler du répertoire. Le Lac ou La Belle, a-t-elle répondu quand je lui ai demandé par quoi elle voulait commencer. Étant donné son cou-de-pied prononcé et les petits sauts sur pointes d’Aurore, j’ai choisi Odette. Comme pour Esmeralda, j’ai comparé les versions, j’adore ça (scruter les variations en détail rend sensible les partis pris d’interprétation). Au final, j’ai jeté mon dévolu sur celle de l’Opéra de Paris interprétée par Dorothée Gilbert — ce n’est pas ma préférée, mais c’est la plus lisible, sans chichis de froissements d’ailes affolés. Je garde tout de même sous le coude la tricherie efficace de Natalia Osipova, qui monte sur pointes après le rond de jambe et non avant.
Cette élève a des lignes incroyables et une confiance inversement proportionnelle à ses capacités. Ce qui est beaucoup pour une première séance lui semble peu. Il faut sans cesse lui rappeler qu’on vient de commencer et que c’est une variation d’étoile, que même les danseuses professionnelles doivent apprivoiser. Oui, elle a du mal avec certaines coordinations, mais l’allure, les bras, l’interprétation est déjà là. Elle est magnifique, ne le sait pas. J’ai bien soupçonné un peu de fausse modestie (chercher à être rassurée pour être complimentée), mais on m’explique en aparté le lendemain qu’à cause de troubles dys- en tous genres, elle a souvent été rabaissée dans sa scolarité.
C’était la pleine lune, tout s’explique.
Mardi 7 octobre
Que bien dormir change tout. Tout est calme, voluptueux presque. Le boyfriend se prépare des œufs au plat sur tranche de gâche grillée et tartinée de beurre demi-sel — rectification : nous prépare des œufs… Est-ce que j’en veux ? Tiens, oui. C’est riche, c’est parfait et nous nous attardons à table à discuter. J’adore ça, les petits-déjeuner allongés comme dit le boyfriend, allongés comme on le dit d’un café (il boit le sien en tenant sa cuillère entre les doigts, d’un geste qui me paraît caractéristique sans que je sache caractéristique de quoi — d’un ancien fumeur ?). Autant les dîners sont partagés, autant le petit-déjeuner, c’est rare, le boyfriend préférant se réveiller devant des vidéos politiques qui me font fuit dare-dare.
Pour le ravalement, les peintres en bâtiment grimpent à l’échelle et passent par le balcon pour ne pas déranger — malgré des invitations réitérées à passer par le salon (par la porte, quoi). De fait, ils ne nous dérangent pas, mais ils nous prennent souvent par surprise à surgir au-dessus de la rambarde, comme par effraction. Nous nous saluons, échangeons quelques mots puis faisons mine de ne plus nous voir, chacun de son côté de la baie vitrée. Ils travaillent, nous pas ; c’est toujours aussi gênant, je trouve.
Elle a toujours des trucs improbables. Ou était-ce chelou ? bizarres ? Elle, c’est moi, alors que je propose de tester le penché sur le côté avec un partenaire pour créer une résistance dans le mouvement et aller chercher la flexion dans une zone que l’on omet généralement, au niveau des côtes. Nous sommes une paille sur laquelle il faut tirer avant de la couder (l’image sera bientôt incompréhensible aux jeunes générations). De fait, elles sentent le changement.
Le boyfriend vient me scrouncher (me masser le crâne et me presser contre lui de ses bras), je gémis de délassement et m’endors comme un bébé. Dans ces moments, la tendresse me semble la forme ultime de l’amour.
Il y a aussi tout ce qui échappe au déroulé daté : l’automne qui s’installe progressivement, les arbres qui exhibent leurs coups de soleil quand le métro aérien passe au niveau de leur cime, l’envie de manger plus gras et plus souvent, l’étrangeté de la vie à deux, de lui qui me manque parfois alors qu’il est là, juste là, devant son ordinateur, l’euphorie tard le soir au retour des cours adultes, la difficulté à s’endormir ensuite, le rythme qui se prend peu à peu malgré la fatigue bulldozer des cours enchaînés — le jeudi soir je raconte n’importe quoi, la fatigue fait sauter le surmoi.