Souris verte, hibou vert

Le hibou surgit comme dans l'appli, avec dans une bulle "Lei mangia il gelato al cioccolato, à côte d'une souris rieuse avec sa glace

Cet été, au mariage de mon amie P., j’ai rencontré une jeune femme que je connaissais de vue, avec laquelle j’ai d’autant plus accroché que j’avais d’elle une image complètement fausse. Elle était à l’époque en couple avec Charmant, le beau gosse du lycée qui n’aurait pas dépareillé dans une série américaine, et magie des préjugés, je l’avais en imagination dotée d’une personnalité similaire à sa longue chevelure : lisse – bien qu’elle fut, je le savais déjà, une tête. Sûrement qu’une intuition jalousie prévenait toute envie de creuser davantage : cette fille, ai-je découvert esbaudie, c’est moi qui aurait réussi. Elle est grande, elle est brune, elle est belle, a brillamment réussi le concours d’une grande école auquel j’ai échoué de justesse, fait de la danse contemporaine, a l’esprit vif, le verbe mordant, l’attention généreuse. Toutes les conditions étaient réunies pour que je la déteste cordialement, mais elle est de surcroît impossible à détester (cf. l’esprit vif, le verbe mordant, l’attention généreuse) et j’ai passé l’après-midi puis la soirée fascinée par cette version de moi améliorée, qui ne me ressemble probablement en rien, mais en qui j’ai projeté mon admiration – d’autant plus tranquillement que les bribes de son histoire familiale ne me donneraient pour rien au monde envie d’échanger ma place contre la sienne. Une projection gratis. Et une compagnie inespérée pour un événement auquel j’avais plaisir à être conviée, mais que je redoutais dans son déroulement, ne connaissant guère que les mariés : elle, moi, nos compagnons, et une troisième larronne haute en couleur, la fête obligée est devenue une soirée excitante, comment cela il faut cesser de discuter ? ah oui, c’est vrai, un discours, c’est un mariage…

L’admiration a pris le pas sur l’envie. La percevoir comme moi en mieux ne m’a pas renvoyée à ce qui me faisait défaut, mais a tracé autour de me personne des pointillés, comme une silhouette agrandie avec laquelle je pourrais coïncider si je reprenais l’élan que j’avais au lycée, lorsque je visualisais qui était cette fille sans avoir jamais discuté avec elle. Au lieu de me déprimer (ou si, trois minutes), cette rencontre m’a galvanisée, au point qu’à la raconter, je commence à douter qu’elle ait été une introduction à mon sujet, et que celui-ci n’ait pas été un prétexte à celui-là. Faisons fi, continuons que si de rien n’était.

Le temps a passé, je la vois de temps à autres apparaître dans mon fil Instagram, et : rien. Je ne l’ai pas recontactée, ne lui ai pas demandé si je pouvais l’accompagner à son cours de danse contemporaine. Il reste pourtant quelque chose de notre rencontre, un trois fois rien qui prend la forme d’un hibou vert, une choupie mascotte surgissant du bord gauche de mon téléphone pour me dire que, cinq bonnes réponses d’affilée, je récolte les fruits de mon travail. Cela fait 104 jours que tous les jours (une seule exception), j’assemble quelques mots d’italien, une langue qui, même réputée chantante, même gouvernant la commande des gelati, ne m’a jamais attirée – une langue que trouvais trop gueulante, trop extravertie avant de rencontrer cette jeune femme brillante, agrégée d’italien après avoir appris la langue en deux ans sur place en autodidacte. Bravade, en humilité mineure : si elle a pu apprendre seule l’italien à un niveau tel qu’aujourd’hui elle l’enseigne, je peux bien l’apprendre, en apprendre du moins assez pour commander à Rome des pasta sans me faire engueuler par Toni, bianco oppure rosso. Tout à coup, sans même qu’elle ait prononcé un mot d’italien, quelque chose est devenu possible, souhaitable. Peut-être aussi parce qu’il y a une similitude entre son nom de famille et celui de ma mère, en o et en i avec leurs consonnes redoublées, prononcés pendant des années sans savoir du tout parler la langue qui les a forgés. Peut-être aussi aussi parce que mon grand-père, qui a légué ce nom italien à ma mère, est mort cet été, et que je n’ai rien à hériter d’autre de lui qu’une soudaine curiosité pour des origines que j’avais jusqu’ici toujours ignorées. Nous étions une famille à pâtes plutôt qu’à pommes de terre, voilà tout.

Chaque jour depuis trois mois, j’assemble quelques mots d’italiens. Duolingo m’a prise au jeu en jouant sur l’ego de tenir une série de 30 jours : le pli est pris. L’application est diablement bien faite, et pas seulement par ses procédés de gamification, avec des lingots à gagner, des challenges à relever, des badges à obtenir : la répétition sur des thèmes circonscrits crée un équilibre entre excitation de la découverte / crainte devant la nouveauté à assimiler, et lassitude de la répétition facile / plaisir de se découvrir sachant. Surtout, le champ lexical et le nombre de mots nouveaux est borné à l’intérieur de chaque thématique : on oublie l’océan de ce qu’on ne sait pas pour jouer avec trois gouttes d’eau. Si je tombe sur un texte en italien, le découragement pointe immédiatement à l’horizon : je ne sais rien dire ; mais si je replonge sagement dans l’application, j’ai plaisir à jouer avec les trois mêmes mots, et me réjouis soudain quand les mots appris dans un certain contexte s’accolent et fortement subitement un autre sens. I pesci vivono nell’acqua, les poissons vivent dans l’eau, Il ristorante apre a Aprile, le restaurant ouvre en mai, et soudain è un pesce d’Aprile, c’est un poisson d’avril, ça aussi, je sais le dire ! Je ne vous raconte pas l’émerveillement quand j’ai déchiffré une légende sur Instagram, où A. parlait du Palais Garnier qu’elle connaissait come le mie tasche. Jusque là, je me contentais d’avoir des poches ou le garçon avait une pomme dans sa pomme, una mela in sua tasca.

Le hibou vert me renvoie au livret rouge et à la cassette audio assortie que j’écoutais en anglais, à peine en 6e : je me rappelle qu’à l’époque aussi je ne savais rien, quand aujourd’hui, je lis presque indifféremment en français et en anglais (plus lentement en anglais, mais il faut arriver sur une langue littéraire très travaillée pour que cela me rebute et que je laisse tomber). Peut-être qu’un jour, je me souviendrai du hibou vert comme de la cassette rouge, et je me dirais que c’est drôle, quand même, d’avoir commencé l’italien par imitation de quelqu’un que j’ai croisé et spontanément admiré. Il y a pire à faire : j’ai commencé la danse pour faire comme G., une grande qui habitait sur le même square que ma grand-mère, que j’avais vu danser ou pas vraiment, sa silhouette bardée de tissus phosphorescents dessinant des mouvements dans le noir (littéralement ma découverte de la chorégraphie). L’imitation a du bon.

Cela fait trois mois et je ne sais toujours rien dire, mais je le dis en espérant que ce soit faux et que, si je continue à le dire sans y penser, ça le sera de plus en plus. Parfois, souvent même, plusieurs jours d’affilée, je ne fais que les deux séries d’exercices nécessaires pour valider la journée. Mais cela suffit à ne pas perdre le pli. Parce que ce n’est pas tant l’italien que j’apprends, qu’à ne plus me décourager. Je réapprends les petits pas dans la durée, la foi dans le temps qui ne soit pas un espoir messianique. Car non, rien n’arrivera si je ne fais rien advenir. Je tâche de ne pas tout attendre de chaque journée, mais ne pas en attendre rien non plus : attendre devient une action patiente. Tous les jours, je paye une visite au hibou pour me rappeler de compter sur le temps sans m’y projeter : inutile de regarder trop loin l’infini à parcours, mieux vaut se contenter de regarder où l’on met les pieds. Je travaille à ne plus me laisser décourager – ou pour un temps seulement.

Et dans la rue, aux toilettes, comme ça, pour le plaisir de mal rouler les r et d’appuyer sur l’antépénultième syllabe, je le dis à voix haute : io sono une ragazza! Je me reprends parfois plus bas : io sono un topo, io voglio formaggio.

Le hibou surgit comme dans l'appli, avec dans une bulle "Lei mangia il gelato al cioccolato, à côte d'une souris rieuse avec sa glace

Une réflexion sur « Souris verte, hibou vert »

  1. Jolie coïncidence que ton texte alors que j’écrivais il y a quelques jours dans mon journal sur l’impact des rencontres, sur l’effet boule de neige qui peut être provoqué par un.e inconnu.e. J’ai eu des échos parfois d’effets rebonds que j’ai provoqués, je me remémore de ceux qui m’ont percutée, et je crois qu’au fond notre évolution est surtout une question de rencontres.

    T’entendre murmurer des mots d’italien depuis le salon alors que je me démêlais les cheveux dans ta salle de bains m’a donné envie de réinstaller le hibou vert pour me rattacher à l’Allemand, cette langue que j’aime tant alors que j’en perds de plus en plus de mots au fil des années. Ton article m’a rappelé à cette envie que je vais suivre dès aujourd’hui. Peu importe combien de temps elle tiendra, l’étincelle est là – tu vois, toi aussi tu es cette personne qui déclenche de belles choses chez les autres 🙂

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