Mother, la métaphore avortée

On ne sait pas très bien qui est la mère qu’interpelle Aranofsky dans le titre de son dernier film. L’héroïne, interprétée par Jennifer Lawrence, finit certes par tomber enceinte, mais aux trois quarts du film ; l’enfant n’y fait qu’un passage éclair. Si l’on veut en croire la métaphore officielle du réalisateur, la mère serait plutôt la maison généreusement retapée par l’héroïne et peu à peu saccagée par d’indésirables invités, toujours plus nombreux : la Terre envahie par le pullulement d’ingrates créatures qui finiront par la détruire.

On passera sur le mari créateur, le bris d’un objet défendu, le fratricide improbable, le déluge par robinetterie ou le romancier prophète (ici recensés) : la lecture biblique est un piètre prétexte pour donner de la cohérence à un film qui part dans tous les sens*, tant il brasse de la métaphore, parfois sans signifié, parfois avec excès de signifiant (le plancher de la maison qui saigne et que l’on tente en vain de cacher sous un tapis) – ça se justifiera par une nouvelle métaphore, sans doute, folie humaine, maladie mentale, mais alors chacune empiète sur l’autre au détriment de toute lisibilité, pour un film au final moins riche que fouillis. Une fois dépecé, reste : la nature foncièrement mauvaise de l’homme (pervers narcissique), l’amour (cristallin) qui ne peut entièrement le racheter, la destruction qui préside à toute création (brève révélation, white out) et le caractère cyclique de tout cela (reboot du film sans issue, qui maintient le mari au purgatoire et le spectateur dans l’exégèse). Mouais.

Pourtant, contrairement à Noé, autrement plus franc du collier dans son délire écolo-biblique, Mother ! ne prête pas à rire dans son déroulé. Il y a quelque chose qui fonctionne en-deça de tout emballage métaphorique pompeux : la logique du cauchemar, ou plutôt son emballement en dehors de toute logique, m’a clouée sur mon siège, la main agrippée à la manche de Palpatine, prête à me propulser contre lui pour y trouver refuge dans les moments les plus durs. Je suis une petite nature face au thriller (annoncé) et plus encore face à l’horreur (registre auquel je n’étais pas préparée) : l’attente des petites musiques trompeuses me met les nerfs en vrac ; les exécutions sommaires d’anonymes shootés cagoulés me glacent. Moins que les images, pourtant, vues et revues, dont on trouvera facilement des versions encore plus violentes ailleurs, c’est leur enchaînement sans causalité qui me plonge dans la stupeur ; c’est de ne pas comprendre à quel moment ça a dérapé, comment et pourquoi l’engrenage, et si ça va s’arrêter, et où, et dans quel état on sera encore à ce moment-là – l’impression de tout subir et de ne rien comprendre, rien contrôler, renforcée par les plans cadrés serrés sur Jennifer Lawrence, qui ne vous laissent jamais prendre de recul et vous entraînent dans le délire – de l’héroïne, du réalisateur, de la foule déchaînée qui saccage et se met à tuer. La violence gratuite me glace ; qu’elle soit sans origine me terrifie : il n’y a plus un ennemi, un camp ennemi ou même un fou, mais des forces qui se déchaînent à travers tout un chacun, et déciment aveuglément.

Peut-être est-ce là la seule nécessité de la justification biblique ou métaphorique de tout poil : réintroduire un semblant de rationalité pour mettre à distance ce dans quoi l’on perdait pied ; nous permettre d’être terrifié puis l’oublier avant même d’en avoir fait des cauchemars, sans que cela ait trop poissé.

Et peut-être la seule nécessité du film : me donner l’envie de briquer-ranger-m’occuper de chez moi. Là où la remise en ordre perpétuelle de l’héroïne revenait à pisser dans le tonneau des Danaïdes, m’occuper de mon environnement immédiat s’est soudain retrouvé paré de vertus apaisantes. Comme quoi, la métaphore de la Terre nourricière, rétrogradée à l’environnement immédiat, réduite à son seul signifiant de travaux domestiques, a peut-être porté ses fruits… Du moins mon congélateur est-il dégivré. Eh ouais.

Néo-Noé

En allant voir l’adaptation du mythe de Noé, on s’attend à de l’antique. Mais dans l’histoire accélérée d’Adam aux descendants de Caïn se glissent les images d’une ville industrielle tout droit sortie de Dickens et de géants de pierre tout droits sortis d’un film d’anticipation : le futur (de SF) et le passé (mythologisé) se télescopent pour faire du film d’Aronofsky une fable écologiste. Noé et sa famille de bobos antiques mangent ainsi des graines tandis que s’écharpent les destructeurs de la nature, avides de zohar (un or noir générique) et carnivores (donc pécheurs). Les géants de pierre, censés être des anges de lumière punis par Dieu pour avoir porté leur savoir aux hommes, servent surtout à éliminer la question de savoir comment Noé a pu bâtir de ses petites mimines une arche pouvant contenir deux échantillons de chaque espèce du règne animal (du coup, cela n’aurait pas dû prendre dix ans – mais vu qu’on récupère ainsi Emma Watson, ça va, on ne dira rien).

D’une manière générale, Aronofksy a cherché à éliminer les épineuses questions d’ordre matériel pour que le spectateur puisse se concentrer sur la dimension symbolique du mythe : les animaux accourent ainsi d’eux-mêmes, mus par la volonté divine (le parce que religieux qui a réponse à tout), et ils sont plongés dans le sommeil grâce à une poudre de perlimpimpin bio pour que Noé et sa famille n’aient pas à les nourrir et les empêcher de s’entre-tuer (je n’ai pas pu m’empêcher de penser que ça devait quand même dauber). Je soupçonne également Emma Watson d’avoir enseigné au réalisateur un certain sortilège pour optimiser le rapport dimension extérieure/capacité intérieure de cette arche façon sac de Mary Poppins.

S’est-on pour autant concentré sur la dimension symbolique du mythe ? Pas tout à fait certain. La bataille que Noé livre contre le genre humain, qui prend la forme d’une horde de guerriers crétins et cannibales, fait basculer dans le film d’action à haute teneur en testostérone. On en manquerait presque la contradiction entre la règle du film d’action, qui veut que l’on soit du côté des héros quand ça bastonne et le principe du film catastrophe, où l’on espère la survie du plus grand nombre : il faut une jeune fille innocente dont un des fils de Noé ferait bien sa femme pour le rappeler.

Mais chez Noé, on a trop regardé le JT : on déplore la « tragédie » (Dieu, une catastrophe naturelle comme les autres) sans s’interroger sur son origine (divine : joker). La fausse alerte selon laquelle les animaux se seraient réveillés et auraient commencé à s’entre-dévorer n’ébranle absolument pas le préjugé fondamental selon lequel les animaux seraient innocents par nature : ils continuent de se comporter comme au jardin d’Eden (dixit la gamine, fier de son catéchisme), contrairement à l’homme qui en a été chassé pour avoir péché. L’homme est donc mauvais par nature parce qu’il a bouffé une pomme (oh wait, du bio !) sur la suggestion d’un serpent (oh wait, un animal !) mais les animaux sont bons par nature, même si, aux dernières nouvelles, les rapaces et les félins ont une alimentation carnée – en l’absence de (mauvaise) conscience, tuer n’est pas assassiner.

De tout cela, on ne parlera pas, c’est encore plus embarrassant que de causer darwinisme (déjà que le simple fait d’avoir mis un peu de nuance et de couleur dans un passage biblique tout noir ou tout blanc a été reproché au réalisateur…). On interrogera seulement la sévérité de Noé, que l’on finit par condamner lorsqu’elle touche aux proches (les œillères de l’individualisme sont puissantes), pour louer ensuite sa clémence, qui survient tel un deus ex machina. Dieu, vengeur et miséricordieux, a fait l’homme à son image : schizophrène. Au final, c’est au moment où Noé épargne ses petites-filles qu’il est le plus cruel : le sacrifice de tous les innocents aura été vain, l’humanité va recommencer à essaimer – en commençant par Emma Watson, ce qui, je vous l’accorde, autorise un peu d’espoir (m’est avis que Dieu a choisi la famille de Noé pour son capital génétique plus encore que pour son éthique).

J’aurais presque aimé que le film aille au bout de la folie mystique de Noé et mette fin à l’illusion selon laquelle, même si nous devons mourir, nous continuerons à vivre à travers notre descendance – une illusion au pouvoir apaisant très fort : c’est seulement lorsque Noé menace de mettre définitivement fin à sa lignée en s’attaquant à ses petits-enfants que sa femme se révolte. Seule l’idée de fin du monde force l’homme à envisager sa propre fin, sans Dieu, sans descendance, sans gloire, sans aucun réconfort, aucune forme de vie après la mort. Mais nul ne peut l’affronter ainsi, pas même Noé et encore moins le spectateur, à qui l’on épargne la vision du fils intermédiaire qui, condamné à la solitude (et au pucelage, ce qui visiblement l’affecte davantage), s’exile lui-même de la communauté.

L’espoir fait beaucoup, parce qu’objectivement, l’après-déluge n’est pas beaucoup plus folichon avec que sans descendance. Pour ne pas céder à la déprime, il faut être follement jouisseur et contemplatif, un oxymore rendu par les magnifiques images de nature juxtaposées à tout barzingue, comme dans les trips hallucinés de Requiem for a Dream (dont on entend les accords ici et là dans la BO). Baiser et admirer. Et bouffer du pop-corn en revoyant un jour ce film, un dimanche soir à la télé. Illimité1 l’a bien compris, devant ce péplum biblique, le meilleur c’est encore de blasphémer.

 

1 Devant l’arche : « Noé, grand gagnant du concours de cabanes » ; devant Emma Watson en haillons : « Emma Watson 4000 ans avant Emma Watson » ; devant le chef de l’armée des pécheurs, en plein déluge : « Ray Winstone, plage de Quimper, février 2014 ».