Tout feu tout flamme

Toujours aussi rousse, toujours aussi folle, toujours aussi ouf, Patricia Petibon se produisait la semaine dernière avec l’ensemble Amarillis dans une soirée consacrée aux magiciennes. Médée et Circé sont les héroïnes récurrentes d’un jukebox baroque alimenté par Jean-Féry Rebel, Marin Marais, Jean-Marie Leclair (j’espère que ces noms vous parlent plus qu’à moi), Marc-Antoine Charpentier (que je connais peu mais apprécie bien depuis sa découverte un soir sur Arte) et Jean-Philippe Rameau qui, après l’entracte, squatte le box office malgré un lien à la thématique de plus en plus faible. Qu’importe, la vraie magicienne de cette soirée n’est ni Médée ni Circé, mais la soprano colorature et colorée qui, une fois de plus, assure le show.

La caverne d’Ali Baba ferait pâle figure à côté de sa malle à costumes et accessoires : divine robe verte, masque assorti, plumes multicolores pour battre du tambour, jeter des sorts, enjôler et fanfrelucher, lunettes tournesol pour une Folie fantaisiste de Rameau… La fantaisie, voilà ce que j’aime par-dessus tout chez cette artiste sérieusement timbrée. La fantaisie, c’est moins un nez à retroussette, des couleurs vives ou l’incongruité de se rouler en boule sur scène comme un chat (la chanson miaulait) qu’une manière d’articuler la musique et sa voix, de rouler le spectateur avec legato et de lui couper l’herbe sous le pied d’un o. Oh. La fantaisie, une grâce incongrue1. Ce n’est pas faire n’importe quoi, mais ce qu’on peut se permettre, sérieusement, sans se prendre au sérieux – derrière le grain de folie, le roc vocal, que rien ne peut ébranler. Placée avec Kalliparéos au premier rang de côté, je suis aux premières loges pour l’observer (à défaut d’être dans le « cône vocal »). Pour le spectateur assuré que l’on pourra prendre des chemins de traverse sans jamais faire fausse route, tout devient spectacle, tout devient joyeux : la flûtiste2 qui se hausse sur demi-pointe pour aller dans l’aigu, les soupirs d’une égyptienne3 et les percussions improbables manipulées par un toon aux distingués cheveux poivre et sel. Quand je serai grande, je raclerai le sol avec un maillet, je fabriquerai des alizés à la manivelle et les fouetterai à coups de verges-rameaux. Allons-y chochotte, chochotte, allons-y chochotte, chochotte, allons-y…


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Vocale, en l’occurrence, et non gestuelle. Je suis toujours gênée de la relative maladresse dont font preuve les non-danseurs sur scène, et Patricia Petibon n’y fait pas exception, malgré son exubérance et son aplomb scéniques.
2 Je comprends seulement maintenant le pourquoi de la flûte à bec chez Kalliparéos : le baroque ! Épiphanie tardive. (J’en étais restée à Top Gun au collège, sur une flûte en plastique.)
3 « L’amant que j’adore / Allait former de nouveaux noeuds »

 

Mass b, de Béatrice Massin

Les références à l’actualité, présentes dans toutes les critiques, m’effrayaient un peu : des migrants, vraiment ? Heureusement, Mass b est à la fois en deça et au-delà : la politique n’y est pas, comme une certaine veine créatrice contemporaine bien-pensante pourrait le faire craindre, une affaire d’état où il conviendrait de prendre parti, mais une question de vivre ensemble… une question d’harmonie, oui… Pas de migrants, donc, seulement des êtres humains qui, peut-être, oui, si l’on veut, si vous y tenez, se lancent dans une migration, mais une migration qui tient moins de la fuite (loin d’un pays, d’une guerre, d’une famine) que d’un mouvement d’expansion, aussi ancestral que celui des oiseaux migrateurs.

Cela commence par des traversées de la scène, de cour à jardin : seul, à deux, en marchant, en courant – en tombant, aussi. Je suis saisie par les chutes d’une des danseuses (Marie Orts ? – en jaune, une ressemblance frappante avec Clairemarie Osta) : elle tombe comme d’autres sautent, avec une grâce, une détermination à couper le souffle (et à se blesser, manifestement, car elle a disparu en coulisse avant la partie qui demandait le plus d’endurance, et, de retour pour les saluts, a eu le droit à des marques de réconfort de la part de ses camarades et de la chorégraphe). Il y a aussi ce regard pénétrant qu’une autre danseuse (Lou Cantor) lance derrière elle, au corps étalé de tout son long, alors qu’elle-même poursuit sa route sans plus regarder devant elle, désolée mais déterminée. Ces quelques fulgurances entaillent la monotonie d’un processus autrement un peu trop visible comme tel. On est heureux de voir les danseurs se masser en avant-scène, sur une jetée artificielle où ils échappent à des flots imaginaires, le ressac intégré à leurs mouvements ralentis, tous agrippés les uns aux autres, les bras noués, noueux, comme les cordes qu’un marin s’épuiserait à tirer pour tirer ses coéquipiers d’affaire ; ils forment une chaîne, chaîne humaine, chaîne d’entraide où chacun passe de main en main, tiré, soulevé, recueilli, confié pour à son tour tirer, soulever, recueillir son prochain, le confier à sa bonne ou à sa mauvaise fortune. C’est lent, c’est intelligent, sensible mais peu émouvant.

Il faut attendre que les danseurs prennent le large et réinvestissent toute la scène pour se laisser embarquer. Enfin rassemblés, comme des oiseaux migrateurs sur le départ, ils s’élancent dans des cercles de plus en plus larges, entraînent dans leur sillage les moins aguerris, les retardataires, les sceptiques, les incluent, nous incluent, nous portent et nous élèvent. Les danseurs sont galvanisés par cette giration ; ils s’y lancent à souffle perdu, puisant dans le baroque (qu’ils ne maîtrisent pourtant pas tous) une énergie, une liberté, qui leur faisaient défaut dans la danse strictement contemporaine de l’ouverture (style dans lequel la plupart ont pourtant été formés). Les corps se fatiguent et la fatigue, faisant fondre les retenues-réticences et les attitudes prêt-à-danser, découvre les aspérités, les personnalités de chacun, ébauchées mais déjà là, d’une belle présence1. Ce n’est pas parfait, c’est mieux : jubilatoire. L’une des danseuse (Lou Cantor) pousse le lâcher-prise jusqu’aux cris, et ils me semblent s’échapper, à travers son corps, de ma jubilation. Ce faisant, elle exprime aussi celle de ses camarades, à n’en pas douter, à en juger par les sourires qui s’élargissent quand ses cris matérialisent une présence qui ne passe plus, ou plus rarement, par le contact, mais par une transe partagée.

Alors certes, l’intensité se nourrit du contraste et l’on s’élance d’autant mieux que l’on est profondément ancré dans le sol, mais il faut se rendre à l’évidence : malgré le recours à la musique de Ligeti et à un dispositif scénique créant une sensation d’oppression dans la première partie, Béatrice Massin n’est pas faite pour chorégraphier ce qu’il y a d’obscur dans l’être humain, parce qu’elle ne sait que la joie, et elle la sait comme personne, comme Bach, une joie lumineuse et grave à la fois, une joie pure, à la limite de l’extase.


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La vélocité gracieuse du danseur en baskets (Benjamin Dur ? – les autres sont pieds nus) est exaltante ; j’avais repéré une certaine souplesse dans ses détournés, quelque chose de la nonchalance que peuvent avoir les danseurs de hip-hop, mais il affleure aussi quelque chose de plus aérien, la maladresse, l’élégance dégingandée d’un danseur de claquettes.