Un film en un seul plan-séquence ! Difficile d’apprendre quoi que ce soit d’autre sur Birdman tant la prouesse technique aveugle la critique. Il se justifie, ce procédé ? Quelle impression produit-il ? Quel sens véhicule-t-il ? Si Birdman est assez génial dans son genre, c’est que le procédé narratif narre bien une histoire. Un mille-feuille d’histoires, plutôt, un mille-pattes, qui avance le long des corridors d’un théâtre de Broadway où Riggan Thomson, ancien héros de Batman devenu Birdman, incarné par Michael Keaton, essaye de faire son come-back en montant une pièce de Raymond Carver.
À chaque personne correspond trois niveaux : le personnage joué par le comédien, le comédien joué par l’acteur et l’acteur fort de sa filmographie passée. Riggan Thomson est ainsi interprété par Michael Keaton, ex-Batman ; Sam Thomson, la fille du metteur en scène, par Emma Stone, ex-fiancée de Spiderman, et Mike Shiner, le comédien qui arrive in extremis pour la générale, par Edward Norton, ex-Hulk. You can’t but marvel… Les différents niveaux (extradiégétique, intradiégétique, en abyme) ne cessent de se répondre sans jamais – c’est là l’exploit – se confondre : on sait toujours où l’on en est, grâce à l’unique plan-séquence qui fait du trois en un. L’exemple parfait est cette scène où les comédiens répètent, sur scène, autour d’une table : la caméra ne filme pas frontalement depuis la salle, comme le verrait un spectateur, ni depuis la scène, mimant la vision du comédien, ni même depuis les coulisses, à la places des techniciens ; délaissant tout point de vue assimilable au théâtre, elle tourne autour des comédiens attablés, comme on filmerait une partie de poker dans un film d’action – la pièce fait partie du film, dont on ne sort jamais.
Tout comme on ne sort jamais du film, les comédiens ne sortent jamais du théâtre. Lorsque Riggan s’aventure dans les rues de New-York, il est aussitôt remis en boîte par les passants qui le filment avec leur smartphone (enfermé à l’extérieur alors qu’il fumait une clope à la sortie des artistes, à quelques instants de son entrée en scène, Riggan fait le tour du pâté de maison en slip… et le buzz sur les réseaux sociaux) ou poursuivi par son passé de super-héros, qui le suit partout en masque, plumes et collants, parodie burlesque d’une schizophrénie à la Black Swan, peuple les rues d’effets spéciaux (ça manque de dragon, là, non ? Allez hop, on en rajoute un, ouais, c’est pas mal, comme ça) et transforme une course en taxi en envolée héroïque. Pas d’extériorité au film : tout ce qui lui est extérieur est ramené en son sein pour faire sens.
Comme la baston, super-héroïque ou burlesque : le slip, mesdames et messieurs !
Riggan et son double qui lui vole dans les plumes.
Non seulement l’unique plan-séquence lie les niveaux d’interprétations de manière si rapprochée que les multiples clins d’oeil deviennent du morse, déchiffrable, mais il donne au film un rythme incroyable. Pas de coupure, pas de pause, on n’a pas plus le temps de souffler que Riggan et son ami-régisseur-avocat qui essuient tuile sur tuile – la première étant un projecteur réglé pour qu’il tombe à pic sur le crâne de cet épouvantable comédien dont il devenait urgent de se débarrasser. Cet accident parfaitement orchestré ouvre le bal d’une suite de hasards parfaitement ironiques : le régisseur essaye de raisonner son ami, il faut redescendre sur terre, un grand acteur ne va pas frapper à la porte pour venir remplacer celui qu’il vient de se débarrasser… toc, toc, toc… eh, bien, justement… Plus tard, lorsque Mike essaye de convaincre Riggan qu’il est has been, contrairement à lui, beau gosse hollywoodien, il est interrompu par une demande d’autographe d’une femme cinquantenaire hystérique à l’idée d’obtenir une photo avec Birdman.
Il n’y a pas de hasards, il n’y a que des enchaînements. Avec l’unique plan-séquence, les scènes ne sont plus délimitées par les plans mais, comme au théâtre, par l’entrée et la sortie des personnages. Comme un singe qui saute de liane en liane, la caméra profite du rapprochement de deux acteurs pour abandonner l’un ou profit de l’autre. Le procédé est même tourné en dérision lorsque la caméra, s’élançant sans autre personnage en vue, reste plantée sur un couloir vide, dont la seule animation est un bout de plastique qui remue sous l’action d’un ventilateur – rafraichissant ! Le premier comédien à retourner dans les loges mettra fin à ce moment de répit comique, la caméra lui sautant dessus comme un morpion (ou un avatar de Super Mario qui voit les pixels-passerelles revenir vers lui).
Dans cette filature ininterrompue, qui essouffle les personnages et tient le spectateur en haleine, tout le monde est suspect, tout le monde en prend pour son grade, dans la veine ouverte et déjantée de Maps to the Stars. Virtuosité méta oblige, les critiques sont une cible toute trouvée : on ne sait pas quel est le pire, c’est-à-dire le meilleur, du journaliste snob qui se sent obligé de citer Roland Barthes ou de la journaliste inculte qui demande quel personnage ce Barthes jouait dans Birdman. Les journalistes apparaissent et disparaissent balayés par la caméra qui joue de la continuité spatiale pour créer des ellipses/accélérations temporelles, faisant apparaître côte à côte dans une même pièce des personnes qui s’y sont succédées. Ce maelström, lessivant pour le comédien, n’a aucune importance. Une seule critique fait la pluie et le beau temps à Broadway, et sait avant même d’avoir vu la pièce qu’elle la descendra. C’est forcément bête, venant d’Hollywood, vous comprenez.
Broadway et Hollywood, culture intello et populaire, renom et célébrité… aspirées dans le vortex de la caméra, qui n’arrête jamais de tourbillonner autour de ses personnages1, les hiérarchies traditionnelles sont renvoyées dos à dos et moquées avec autant de tendresse que de cruauté. The Unexpected Virtue of Ignorance. C’est le titre complet : Birdman or The Unexpected Virtue of Ignorance. On se surprend à trouver une vertu en l’ignorance : non pas l’ignorance de l’inculte, mais celle qui passe outre. Ignore, méprise, t’occupe : joue ! Ne laisse pas les autres te prendre pour un pigeon : vole !
La fin est à ce titre un superbe pied de nez : revenant dans une chambre d’hôpital vide, Sam se précipite à la fenêtre par laquelle son père vient de disparaître ; on la voit regarder en bas, horrifiée, puis en haut, vers les oiseaux, et sourire mi-joyeuse mi-goguenarde, comme l’ex-junkie qu’elle est (Stone, Emma). Tel une Parque, Alejandro González Iñárritu coupe alors le fil de son film-plan-séquence : il est libre d’en finir – avec Birdman, les héros, les oiseaux –, libre de ne pas trancher entre l’envolée et le suicidé2.
Libre.
(Et le spectateur de rire lui aussi, mi-heureux mi-goguenard. Salaud de génie, tu nous auras bien promenés !)
Emma Stone… magic in the neon light
Et toujours, cette question en suspens : va-t-elle sauter ?
1 Cela donne un peu le tournis au deuxième rang (le cinéma était blindé).
2 « Est-ce qu’il va sauter ? Cela évoque à la fois Peter Pan et les corps qui tombent des tours du World Trade Center, le merveilleux de l’enfance et la part la plus sombre du monde d’aujourd’hui. » Pascale Ferran à propos de son film… Bird people ! Ça ne s’invente pas : hasard d’une interview lue il y a quelques jours dans le Trois couleurs de juin dernier, avant de le jeter.
Birdman vu par Eliness