Don Quichotte du Trocadéro

Dans le Don Quichotte de Noureev/Petipa, le personnage éponyme meuble le prologue puis apparaît de loin en loin, histoire de conserver le prétexte et de permettre aux danseurs de souffler un peu. Dans la relecture colorée qu’en donne José Montalvo, le chevalier bedonnant est presque toujours en scène et imprime un ton burlesque à l’ensemble de la pièce.

C’est un peu tendue que j’assiste aux premières minutes de mime au comique bien grassouillet et de montages vidéo sauvages, prête à essuyer les foudres de Palpatine qui, je le sens, regrette déjà le Messiaen donné au théâtre des Champs-Elysées. Quand soudain surgit un petit bolide à queue de cheval rousse qui, d’un grand saut écart à la seconde, se place pour le début de la première variation. Échange entendu de regards : wow. Sandra Mercky est explosive et l’on se fiche bien qu’elle soit en dedans de temps à autres : ça dépote. Ça dépote tellement que ça part en vrille, pardon, en smurf ou je ne sais quelle autre mouvance de hip hop. Et Don Quichotte, micro à la main, de commenter tel un répétiteur : pas du Petipa, ça, ah, ça, c’est du Petipa, Petipa, Petipa, pas Petipa, pas Petipa, ah non, ça ne n’est pas du Petipa, Petipa, etc. Héritage et rupture : comme Cervantès qui emprunte aux romans médiévaux pour créer le roman moderne, José Montalvo multiplie les clins d’oeil à Petipa et offre la musique de Minkus aux danseurs de hip-hop.

On se félicite de ce que la version traditionnelle ait été programmée à l’opéra juste avant : en l’ayant en mémoire, les détournements sont encore plus savoureux. Le passage de mains en mains de l’encombrante guitare, parfois dégagée de manière musclée (exemple à 6’39), donne ainsi lieu à un véritable lancer de guitare entre Don Quichotte et Sancho, dont l’ironie est de plus en plus perceptible au fil des passes.

Mais c’est à l’entrée des toréadors que le fou rire me prend : la parade noble et pompeuse (17’20 et 17’36) a été transformée en entraînement sportif, les poses/pauses étant sifflées à intervalles réguliers par un Don Quichotte arbitre.

La parodie, qui fera bien rire les balletomanes, n’est pas le seul ressort comique ni surtout la seule ambition artistique de José Montalvo. Plus le spectacle avance, plus s’affirme la confrontation et la synthèse des genres. Comme pour mieux rendre compte de ces multiples croisements, les montages vidéos substituent aux moulins les couloirs du métro. On y regarde passer les rames à dos de canasson quand on ne chevauche pas les rampes des escalators, où l’on croise quelques tutus-pointes (on oubliera l’idée catastrophique de les faire enfiler à une danseuse contemporaine dont les derniers cours de classique doivent remonter à la petite enfance). C’est totalement déjanté mais quelque part encore dans l’esprit de Don Quichotte et de ses idéaux qui se dissolvent dans le monde moderne. Quant au rang de Sancho et son ancrage dans le monde, ils sont ingénieusement rendus par les évolutions au sol d’un danseur hip-hop hardi par rapport à son Laurel de maître.

Du joyeux capharnaüm auquel les mélanges donnent lieu, surgissent des pépites, comme le dialogue des frappes de flamenco et de la tap dance ou, plus surprenant encore, des claquettes avec les pointes. Hip-hop, classique, claquettes, contemporain, acrobaties… les styles rivalisent : la virtuosité n’est plus ici un gros mot mais une explosion d’énergie et de bonne humeur, une incitation pour chacun à dépasser ses limites et celles de sa discipline chorégraphique.

Et ça marche : quoique très hétéroclite, le groupe est une véritable troupe. Le chorégraphe opère le croisement de parcours improbables, depuis Jérémie Champagne, finaliste de l’émission You can dance et compositeur à ses heures perdues et bad boy beau gosse, jusqu’à Nathalie Fauquette, dont les grands jetés et les tours en arabesque plongée ne laissent aucun doute sur sa formation de gymnaste – dans l’équipe de France, excusez du peu –, en passant par des danseurs hip-hop des quatre coins du monde. Il y a de toutes les formations mais aussi de tous les physiques, de toutes les couleurs : une liane au cou-de-pied classique, une nana au crâne à moitié rasé ou encore un monsieur Propre, moustache comprise. C’est un grand bol d’air par rapport aux corps normés du classique (même si, entraînée à cette école, j’ai encore du mal avec le physique un peu grassouillet du comédien Don Quichotte, par exemple).

Au final, Don Quichotte du Trocadéro est une cure survitaminée de bonne humeur qui s’administre sans se prendre la tête. Je propose une séance à guichets fermés pour l’Opéra.

 

Octopus, fun et sexy

 

Il est de ces parties de jambes en l’air où le fou rire nous fait faire n’importe quoi – mais surtout beaucoup de bien. Trop rares, parce que l’érotisme s’accorde en général mal du rire, qui introduit de la distance là où les corps cherchent à l’abolir. C’est en revanche la parfaite formule, qu’adopte Decouflé, pour le mettre en scène. Les corps s’exhibent dans un WTF complice qui fait disparaître tout voyeurisme : des filles se baladent en panties comme dans leur appart’, une gigantesque femme finit son monologue du vagin endiablé par une volte-face qui escamote le recto d’une robe sans verso, les unes et les autres assurées de séduire sans avoir besoin d’être séduisantes, ne s’en souciant même pas.

 

Photo de Jorge Carballo

 

C’est une immense récréation, où des torses d’hommes cagoulés se livrent une bataille de coq, des gambettes de poulettes s’agitent en tous sens, un gnou à talons aiguilles initie un défilé sexy et unisexe. Une corde à sauter, maniée par des danseurs eux-mêmes manipulés par d’autres danseurs lorsqu’il se retrouvent ligoter, imprime sa trace lumineuse sur la toile de fond – bondage lumineux : un développé à la seconde dessine un diamant ; les tournoiements façon lasso, la spirale d’un escargot ; des petits bonds à la corde à sauter, un tunnel par lequel s’échapper.

 

Jeu de corde avec une danseuse qui n’a pas échappé à Palpatine et sur laquelle j’ai aussi flashé (tellement sexy et assurée !).

 

En meneurs de jeu : côté cour, Nosfell, un chanteur guitariste aux riffles vocaux délirants ; côté jardin, Pierre Le Bourgeois, un violoncelliste qui réintroduit quelques mesures d’émotions. Tous deux sont adossés à des panneaux aux arabesques et circonvolutions évidées : l’Orient circule comme une drogue douce et donne la direction du trip, des bras entremêlés à la manière de Shiva après l’avoir été amoureusement, jusqu’au kaléidoscope final, illusoire Boléro dont les corps réfractés, filmés depuis les cintres et projetés sur la toile de fond, ressemblent aux dessins ornementaux indiens (à 5’20).

 

 

Lumières, voltige, musique, danse, performance : tout s’entremêle, à l’image des corps blancs et noirs d’une garçonne et d’un immense danseur noir à crête. Octopus, c’est le plaisir protéiforme et tentaculaire, homme ET femme (depuis la mi-mariée mi-mari qui mime la consommation du mariage, jusqu’aux aux mêlées d’androgynes, bêtes sans tête aux corps imbriqués), drôle ET sensuel, fun ET sexy.

 

Le danseur que j’ai repéré, sur lequel Palpatine a aussi flashé (on est raccord).
Photo de Jorge Carballo 

Le Projet Rodin, projection du désir

Maliphant et Melendili : tous ceux qu’il faut pour passer une bonne soirée. Le premier est un de mes chorégraphes favoris, la seconde une amie qui nous a trouvé des places au troisième rang. Plein centre, tant qu’à faire, pour s’en mettre plein les mirettes. J’ai tardé à faire cette chroniquette parce que je l’aurais voulue assez forte pour contrebalancer tous les avis négatifs ou mitigés que j’ai pu lire à propos de ce spectacle, dont je suis ressortie avec les lèvres un peu plus gercées que de coutume à force d’être restée à demi bouche-bée.

 

Le premier tableau s’ouvre par deux grands pans de tissu écartés par des danseuses-vestales. Tout est blanc, drapé : l’atelier d’un sculpteur endormi ou le monde antique qui y est remodelé. On y bouge à peine, à peine plus qu’une statue sous le regard du visiteur qui lui tourne autour. Des pas mais surtout des poses qui ne s’arrêtent jamais. On voudrait pouvoir saisir une attitude mais le mouvement est si fluide qu’il nous échappe. Comme la musique d’Alexander Zekke, aux mesures répétées mais jamais identiques. Juste après, voir juste avant… le désir grandit. Les danseuses glissent sur le grand terre-plein et en froissent le tissu de leurs jambes dénudées. Rondeur des genoux et de la naissance des fesses sur des corps frêles, elles se dérobent, à peine. On a envie de passer la main sur ces cuisses d’albâtre pour caresser le mouvement. De l’immobiliser tout en le sentant nous émouvoir. Regret de ce qui est, qui déjà n’est plus, qui déjà est autre – trop plein auquel la lenteur du geste ne nous a pas préparé, et que l’on ne peut retenir. On est submergé par le manque, manque du mouvement qui vient de se perdre dans ce corps en se transformant, en le transformant. Corps qui coule, cuisses, coudes, épaule, nuque et omoplates. On voudrait le tenir, le retenir. Le corps ou le mouvement, on ne sait plus. Pour la première fois, je comprends comment un homme peut désirer une femme.
 

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C’est quelque chose d’extraordinaire, d’impossible, de ressentir cet inversement des perspectives. Les premières fois où j’ai lu des récits à la première personne dont le narrateur est masculin, j’ai eu toutes les peines du monde à me couler dans ce je, dont je ressortais au moindre accord genré, un peu comme une illusion d’optique résiste à être regardée sous deux angles à la fois : angle saillant ou enfoncé, veille sorcière ou jeune femme, homme ou femme, il y en a toujours un qui s’impose à l’exclusion de l’autre. Aujourd’hui encore, en l’absence de tout indice, je est féminin, car je remplis toujours le je de moi, et ce n’est qu’au fur et à mesure que j’ôte de ce bloc de marbre ce qui n’appartient qu’à moi. De tous petits coups de maillets, comme ceux qui dégagent le corps noir et musculeux de l’immobilité où le danseur l’avait tenu. Le recroquevillent pour lui donner naissance. Voilà les muscles apparents comme des poignées de glaise juste ajoutées sur Nijinski miniature.
 

 
 

 

Au dieu de la danse, on a dérobé le feu : il rougeoie à présent les profils des trois danseuses au sommet du terre-plein, leurs trois bustes éclairés en contre-plongée, et, oxymore du désir, transforme leurs bras tantôt si fluides en flammes. Des coulées de lave. Totalement hypnotisantes. J’aurais pu regarder cela jusqu’à la fin du spectacle. Sans me lasser. Lascif. Entracte incisif. Seul capable de nous déloger de ce sommet où le désir s’anéantit. La sidération doit prendre fin si nous voulons nous dé-sidérer et à nouveau désirer.

Forcément, après avoir été délogé de cette ataraxie chorégraphique, on ne peut être qu’insatisfait. Les vestales se sont rhabillées, les danseuses reviennent en survêtement. Plus de danseurs torse nu. Plus de drapé qui déshabille la scène, le terre-plein est désormais nu, on dirait un skatepark. On regrette ce qui a disparu mais on ne voudrait pas arrêter ce qui vient. C’est un peu comme une relation amoureuse qui évolue : ni mieux, ni pire – autre. Entamée mais pas dégradée. Le changement est indispensable pour que ressurgisse le désir – désir de mouvement, sans équivoque cette fois, mouvement au-delà du geste, car ce n’est plus le poli et la chair de la sculpture que l’on explore mais son armature. La danse puissante des hommes, qui ressemblait à une capoeira au sol dans la première partie, comme si les sauvages de La Bayadère s’étaient lancés dans un combat tourbillonnant, retrouve de la hauteur. La formation hip-hop des danseurs apparaît clairement ; ils s’en donnent à cœur joie dans des sauts et des roulés-boulés acrobatiques. La dimension athlétique n’enlève rien à l’artistique, comme ce moment où un danseur est suspendu à l’horizontale, les pieds contre le mur de la rampe, la tête au creux de l’épaule de son partenaire – apesanteur et gravité inversées. Et toujours, même dans les rotations les plus lentes, même lorsque, dans la première partie, l’une des danseuses déroule sa nudité comme un modèle qu’on ferait pivoter sur un plateau rond, ce mouvement tourbillonnant qui fait tourner le temps en spirale. Au final, cette seconde partie, pourtant plus longue, s’exécute plus vite que la première, laquelle, par la force esthétique de son tableau, reste dans les esprits, enrichie par ce qui l’a suivie et qui en constitue en réalité le fondement. Comme si nous avions effleuré la surface de la sculpture avant de sentir que c’est sa structure qui lui imprime son mouvement.

 

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[Bâtons, armature, structure, sculpture]


Sexy as (the Gates of) Hell.

[En mémoire, aussi, le sourire surpris et heureux, vraiment chaleureux, du danseur tout à gauche sur la photo de Fab’.]

Inanna, x nanas

Le matin de ce spectacle, je lisais à la BU la préface d’un livre plus vieux que moi, consacré à Pina Bausch et à son travail. Le matériau nécessaire pour chorégraphier, elle l’amassait en posant des questions, souvent intimes, à ses danseurs. Et je suis tombée en perplexité devant celle-ci : « A quel moment vous êtes-vous senti un homme ou une femme ? » Soit je n’en suis toujours pas une, soit le statut est trop diffus pour s’être statufié en un instant précis. J’ai spontanément pensé à la fois qui, au cinéma, aurait déclenché le « ma fille est devenue une femme » (sur le mode, tu quoque, me filia), mais je l’ai rapidement écartée. Trop simple, la fille faite femme au contact de l’homme, comme si le genre se formait à la manière des micelles. Quoi alors ?

Les robes ? les talons ? la maternité ? la séduction ? Carolyn Carlson joue de tous ces états, et de ces robes, robe portefeuille qui découvre un cul à l’air, robes de chambre qui s’ouvrent sur une évocation de la geisha, robes de ménagères ou de ménage, robes légères, robes printanières… Lorsque pantalons il y a, les talons prennent le relais et donnent lieu à une scène titubante de Bambi sur échasses. Les poitrines* rembourrées se disséminent dans tout le corps, formant genou cagneux ou gros points de côté. Mais l’esquisse de vieillesse est bientôt esquivée, et les talons d’Achille redeviennent des symboles de féminité. Plus d’équilibrisme, c’est à présent au sol que rampent ces courbes longilignes, cambrées, déployées, à contrejour sur le fond doré.

L’absence d’homme fait apparaitre tous les artifices de la féminité comme le propre du gynécée : rien de tout cela n’est vraiment destiné au regard de l’homme, tout est là non pour plaire mais pour jouer. Les faux seins ? Des balles qui dégringolent et rebondissent. Les talons ? Des échasses déguisées. Le mont de Vénus inversé sur lequel  grimpent les danseuses et d’où elles se laissent glisser, tête en bas, avec des rires spasmodiques ? Un toboggan orgasmique. Et même lorsqu’une femme berce un nourrisson imaginaire et fait la mère, l’autre fait l’enfant, allongée par terre, glapissant. La femme n’est pas la compagne de l’homme, mais celle de la fille, qu’elle a été, qu’elle élève, qu’elle nourrit, qu’elle est toujours, qu’elle retrouve en elle, qu’elle ne cesse d’être.

Alors, s’il devait y avoir une image de ce qu’est la femme, ce serait cet instant juste après le début du spectacle, qui aurait tout aussi bien pu le clôturer : une danseuse, que j’ai eu par la suite, une fois l’état de grâce passé, toutes les peines du monde à reconnaître parmi ses six compagnes, saute toute droite, les pieds parrallèles, les cheveux en point d’exclamation, elle saute, elle saute encore, elle n’arrête pas de sauter — à tel point qu’elle ne saute plus, elle rebondit et dans ce rebond permanent, ses expressions se heurtent, se rencontrent, se mélangent, elle se métamorphose : timide, pudique, rayonnante, les mains qui cachent son visage, qui le découvrent en ouvrant le rideau de cheveux, qui se tiennent jointes au bout des bras tendus, en haut des cuisses, excuse, désir innocent, les cheveux libres, la masse défaite, soufflée autour du visage, enfant, femme, fille, femme enfin. Le reste, souriant, superflu.

 

Pour des photos, allez voir le portefolio de Mélanie Skriabine.

 

* Ces poitrines-protubérances font encore écho à ma lecture du matin. Pour Pina, elles ne prennent leur sens qu’avec la maternité ; bien sûr, on sait à quoi ça sert, mais on se promène avec sans y penser. Au point que lorsqu’on fixe son attention deux secondes (il ne s’agit pas de reluquer, messieurs, mais si ça vous fait plaisir…), comme dans Inanna, ces bosses deviennent aussi surprenantes que celles, directement incongrues, des costumes de Scenario, réalisés par Comme des garçons pour Merce Cunningham.

Anna Sinyakina In Paris

Une présence fantomatique en chemise blanche sur la scène noire. C’est lui, murmure-t-on dans le brouhaha de l’attente. C’est lui qu’on croyait attendre mais en fait, c’est Baryshnikov qui nous attend, bras croisés, bras décroisés, pendant qu’on s’installe. Il n’y a pas de rideau pour s’ouvrir sur une vie à venir, seulement un plateau pour constater qu’on en est là, ici, de cette vie d’émigré qui n’est plus à vivre mais à raconter. Il écrit, nous dit-il, sur les deux guerre qu’il a traversées, ancien général de l’Armée blanche. On ne le verra pourtant pas écrire, car Baryshnikov n’écrit qu’avec son corps et c’est ici sa voix qu’il prête à Nikolaï. Il n’écrit pas : il sera donc traversé par les mots qui défilent du bas jusqu’au fond de la scène, éclairé par une hampe, laissé dans l’obscurité entre les lignes. Je déchiffre les lettres informes, je les lis lorsqu’elles sont projetées et, toujours désynchronisée à vouloir absorber le texte anglais, je prends de court ou du retard sur sa traduction parlée. J’ai peur de manquer des mots, escamotés par l’accent russe, et ne commence à comprendre que lorsque je les oublie. Je m’en remets à la voix, une voix qui a de la gueule. Tête d’affiche, Baryshnikov est notre ami : il sera donc notre narrateur.

Il attrape des photos pour donner corps aux petites annonces qu’il comprend trop bien et dont il souligne d’une répétition désabusée les folles attentes (« Russe sensible ») ou l’absence d’espoir (« qualités intellectuelles non requises »). Nikolaï – car c’est ainsi qu’il nous faut désormais l’appeler – est presque un Parisien à ceci près qu’il est émigré, seul et russe. Il ne connaît personne, sauf la solitude qui défile dans le silence et toutes les langues au fond de la scène – profusion de paroles tues. La solitude emplit l’espace mais elle n’a pas de corps ; la femme nue vidéo-projetée de dos sur un carton que tient Nikolaï n’a pas plus de consistance que les photographies précédemment exhibées, pas de peau pour opposer de la résistance à ses caresses et faire exister une main qui disparaît sous l’image rêvée. Pour étoffer son existence, il lui faut revêtir chapeau et manteau, qui lui redonnent de la carrure, quoique militaire en temps de paix. Mais cette armure ne tient pas et accrochée au mur d’un café où il vient d’entrer, tombe dans un tragi-comique de répétition. Le chœur, composé de garçons de café et de serveuses plus enclins à lui parler festin que destin, lui chantent toujours la même chanson, dont il attend d’être accompagné pour aller une fois encore raccrocher ses chaussons son chapeau et son manteau à la patère. Une dernière fois et il tape des pieds flamenco pour que cela cesse ; rien n’est bien fixé sur les souvenirs, il faut laisser les affaires glisser le long de ce mur, photo renversée comme les idoles du passé.

À présent, il est dans un café, seul une fois que le garçon a fini son mime et nettoyé la vitre imaginaire qui sépare la scène de la salle. Et c’est là que j’entre en scène. Vous ne le saviez pas et moi non plus, mais j’ai un petit rôle dans cette pièce, très simple : j’avance en couinant vers Micha-Nikolaï qui chausse ses lunettes en se demandant ce que je fiche ici. Mais voilà que je me fais voler la vedette : Anna Sinyakina plante le décor une table au-dessus de moi, m’attrape par la queue, me montre à ce monsieur et m’envoie valdinguer en cuisine ; je suis verte. N’empêche que grâce à moi, la rencontre peut avoir lieu, inattendue, en lieu et place de l’habituelle juxtaposition entre serveuse et client. Les deux exilés s’apprennent par le menu et la conversation, timide, pleine de potage aux cornichons salés et d’hésitations à retourner en cuisine, tombe dans la soupe au choux. Grâce au micro (qui gêne les puristes mais que j’oublie vite), les voix peuvent chuchoter, douces comme le dessert qui ne vient jamais. Tandis qu’il avale sa soupe et qu’elle se tient à ses côtés, une bulle en carton apparaît, portée par un homme en noir, et on peut y lire tout l’attrait que le vieil homme conçoit pour la jeune femme.

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Elle est belle, belle d’une beauté brisée, diffractée sur tous les débris de sa vie – sa manière à elle d’être rayonnante. Sa voix, cristalline comme une pampille de lustre, éclaire la pièce de sa mélancolie diffuse, servie par le contrepoint du garçon de café. 

De la BD, on tombe dans la peinture cubique lorsque Nikolaï retient la table(eau de Picasso), retenant par la même occasion Olga. Elle ne bouge plus sa main, comme pour préserver l’équilibre rattrapé de la table, mais c’est davantage pour ne pas détruire la proximité qui vient de se créer entre eux deux ; lorsqu’il lâche prise, tout bascule sauf le pichet en papier mâché, qui reste collé à la table tandis qu’elle la prend distraitement sous le bras.

Après quelques jours et gargouillis de conversation, rendez-vous est pris. Chacun se prépare devant le grand miroir du public qu’il s’imagine témoin de quelques mouvements de boxe ou de poses dramatiques. À la lenteur de Nikolaï se joint l’insolence de Baryshnikov qui ne doute pas, lui, d’être observé. Aux gestes maladroits de son personnage pour se refagoter, il préfère la provocation pudique et laisse tomber son pantalon plutôt que d’y rentrer sa chemise : impossible du coup de croire l’épier. Il s’impose jusqu’à l’agacement, interdit au spectateur de se raser car c’est à lui de le faire, lame à la main, comme s’il avait rendez-vous avec Roland Petit. Olga, cependant, se livre à une séance d’habillage et de déshabillage avec l’inventivité sans entrave de qui joue son répertoire de grimace au miroir de la salle de bain. Le tablier de serveuse devient tour à tour haut de robe, sac à main (les liens en anse) et pochette de soirée tandis que défile en fond de scène la partition chantée a capella par son double, qui serait sa confidente si l’on était dans une tragédie classique. Mais la tragédie n’est que celle d’un pauvre quotidien et les coupes qui survienne dans la Havanaise en soulignent tout le dérisoire : arrivée à « Mais si je t’aime, si je t’aime… », elle enchaîne directement sur le refrain « L’amour est enfant de Bohême, il n’a jamais, jamais connu de loi, si tu ne m’aimes pas, je t’aime » ; comment un être si fragile pourrait-il menacer de quelque façon que ce soit l’homme qu’elle s’apprête à aimer, pour qui les deux choses les plus difficiles à reconnaître sont « un bon melon et une femme de bien » ? Tous deux prennent le pari de s’aimer sans réelle crainte de perdre : que peuvent-ils espérer gagner si ce n’est de partager leur solitude comme on partage un gâteau ? Leur tendresse se nourrit de leurs illusions perdues, qu’ils promènent dans un Paris de carte postale. Une grande carte postale en forme d’auto, où les fenêtres créent un texte à trou : c’est le prix de l’affranchissement. Ce taxi de façade fait un petit tour de manège grâce à la scène mobile et manque d’écraser un chien frétillant comme la peluche à pile qu’il est : le drame de fait divers achève de tourner toute tragédie en dérision lorsque le chien urine sur la roue de son agresseur.

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Au cinéma, les traits du général se confondent avec Chaplin, et la scène de vaudeville, avec celle qui hante les mémoires. Les bouches se déforment sur l’écran comme sur des miroirs déformants et de ces béances grotesques se mettent à hurler les sirènes, celle de l’horreur et de la guerre ; Nikolaï pourfend la toile, son parapluie pour toute épée et repars avec sa dame de cœur pour Montparnasse. Il est encore question de melon et, chez vous ou chez moi ?, aucun ne veut accueillir leur union chez soi, chacun désirant investir la solitude de l’autre, qu’il espère moins déserte que la sienne.

Les années passent en quelques minutes et Olga s’envole comme une Willis, échappe à l’étreinte de Nikolaï qui entame sa dernière danse. D’une phrase, il est mort dans le métro et, Olga, toujours en suspension, qui chante la tête en bas, assiste à son exécution. Baryshnikov brave avec Bizet le spectre de sa virtuosité, et tombe de la hauteur, si imposante, avec laquelle il a mis à mort Basil. Le comédien triomphe. La voix se tait avant que les chœurs n’aient exulté. Et, petite souris incongrue, je viens une dernière fois lui serrer la main, désolée de mettre fin à la rencontre. 

 

Dmitry Krymov, le metteur en scène, tire son argument d’une nouvelle d’Ivan Bunin, dont je n’avais jamais entendu parler mais que je lirais bien. En attendant de faire un tour à la librairie, d’autres lectures sur le net : une « comptine russe suspendue dans le temps » (Danse en seine) ; bittersweet… a whimsical note… conjuring images of bravura ballet (Bella Figura) ; « La mise en scène est pleine de petites trouvailles. Le spectacle est plein d’humour et alterne à merveille gravité et légèreté. » (Danse opéra) ; « L’émotion et la poésie côtoient l’absurde ou le trivial (…) Dans ces bras qui se tendent en vain pour tenter de saisir une silhouette fuyante, il y a toute la solitude du monde. » (Fab’) ; Amélie, plus dubitative. Et aussi The New York Times, Le Monde, surtout pour les anecdote sur la langue.