Julia, Chosta et autres ah !

Séance de dédicace à l’issue du concert. Dès qu’il l’apprend, Palpatine se rend au stand du disquaire pour trouver support à dédicace et se rend compte qu’il y a plein d’enregistrements qui lui manquent. Je suggère un coffret d’anniversaire : « – Avec Julia dedans ? Elle est petite, elle rentrera. » Je me souvenais pourtant d’une longue silhouette depuis le second balcon, rythmée par le balancement d’une queue de cheval. Assise au parterre, force est de constater que la violoniste n’est pas bien grande. Difficile pour autant d’acquiescer au « modèle de poche » : pieds en quatrième, colonne érigée quand elle ne part pas en cambré, Julia Fischer a la présence scénique d’une danseuse et occupe les deux mètres carrés dévolus aux solistes avec une puissance qui lui fait paraître dévorer l’espace – le voilà, le souvenir de grandeur. Le Concerto pour violon de Tchaïkovski renforce encore cette impression : la partition semble écrite pour parcourir des espaces infinis, embrasser les paysages passés et futurs dans le même instant, dans une même dynamique, anticipant les regrets à venir et triomphant de la nostalgie.

Plus encore que le chignon banane tiré à l’extrême, les coups d’archer font savoir que ce n’est pas un bout de femme à se laisser marcher sur les pieds : les lèvres esquissent parfois un sourire, soulignant le regard fier, et le pas, toujours conquérant, tend le tissu de la longue robe bleu nuit à chaque mouvement. À chaque avancée, le chef s’efface puis Julia part en cambré lorsqu’il reprend sa place : c’est une succession d’attaques et d’esquives – un concerto de cape et d’épée à la baguette et l’archer. À même pas quarante ans (un chef jeune !), Vasily Petrenko a déjà fait ses armes et n’a besoin pour diriger que de ses épaules et ses sourcils. Roulements et haussements, c’est fort amusant.

En bis, un morceau totalement injouable d’Hindemith, maté comme un tigre par une dompteuse. Palpatine grimpe aux rideaux, nous grimpons au second balcon. Chostakovitch s’apprécie mieux de haut : comme sur une carte, on voit les vents et les cuivres, relief de la quatrième symphonie, et les bataillons qui avancent sans s’arrêter, même lorsqu’un instrument trébuche, dérobant quelques mesures de solo esseulé avant de se faire piétiner. Vagues sonores, vagues d’applaudissements.

Ouvrez grand vos oreilles.

Le Mariinsky à Pleyel, la Russie en bouteille

Fatigue ? Manque d’entraînement à l’écoute ? Je n’ai pas autant apprécié cette soirée Chostakovitch que je l’aurais voulu. J’ai bien sautillé d’une fesse sur l’autre dans les moments d’ironie fanfaronne, cavalé au rythme endiablé du rouleau compresseur, sursauté aux coups de cymbales, déferlé sur les puissantes vagues sonores du choeur russe mais je n’ai pas survolé, survoltée, les plaines de Sibérie à vol de rapace, je n’ai pas frémis de froid ni d’effroi et je n’ai pas été terrassée dans mon siège par les ondes fracassantes de l’ironie vainement réprimée et par les errances désolées de ceux qu’elle-même a abandonnés. Plus de temps pour l’attente, inquiète, espérante, angoissée, craintive ou curieuse seulement : telle la Neva qui dégèle soudain, l’âme russe déferle et écrase tout, absolue, entière, étrangère. Étrangère comme la danse des prima ballerina russes, si parfaite, si achevée que l’émotion n’arrive jamais jusqu’à moi. C’est grand, c’est impressionnant, génial à n’en pas douter, mais c’est loin, si loin de ce qui m’est accessible. Si loin de ce que je peux comprendre, de ce que je peux ressentir. Si… russe. C’est comme si la musique avait été cryptée en cyrillique, aussi incompréhensible que les visages fermés des musiciens qui ne font même pas la gueule, se contentent d’être russes.

La plainte ascétique du violoncelle (italien) me met un instant dans la confidence lors du Concerto n° 2. J’aimerais apprendre à en jouer, dans une autre vie où j’aurai déjà appris le solfège, le tchèque, le russe et le Python.

Est-ce grâce à son livret ? La treizième symphonie m’a davantage parlé que la troisième et j’en ai voulu à mon corps de vouloir se mettre en veille alors qu’enfin j’y étais, dans ce pays-symphonie où on hurle en silence :

Ici, en silence, tout hurle,
et, me découvrant,
je sens mes cheveux blanchir lentement.

où l’humour cynique et salvateur fanfaronne :

[l’humour, la tête coupée] cria très fort : « Me voici ! »
Et, désinvolte, se mit à danser

(Les tsars, les rois, les empereurs,
les souverains du monde entier,
tous ont commandé des parades
mais l’humour, ils n’ont jamais pu)

où les vieilles femmes endurent noblement les privations :

Elles attendent patiemment,
anges gardiens de leurs familles,
en serrant dans leurs mains
leur argent durement gagné.
Ce sont les femmes de Russie.
Elles nous honorent et nous jugent.
Elles ont mélangé le béton,
et labouré et moissonné…
Elles ont toujours tout supporté
et supporteront toujours tout.

où les peurs, sournoises, font crier, parler et même se taire à tort et à travers :

quand nous aurions dû nous taire,
elles nous apprirent à crier,
et apprirent à nous taire
quand nous aurions dû crier

Nous n’avions peur
ni de bâtir dans les tourmentes,
ni d’aller au combat sous les obus,
mais parfois nous avions une peur mortelle
de parler, même parler tout seul.

et où la plus grande peur est de se résigner et faire carrière plutôt qu’œuvre de son talent :

Ils sont oubliés,
ceux qui insultèrent,
mais nous nous souvenons
de ceux qui furent insultés.

Ma façon de faire ma propre carrière,
ce sera de ne pas la faire !

Voir le livret complet, les chroniquettes de Palpatine et Laurent.