L’art de la cavalcade

La veille du concert Chostakovitch du Mariinsky, Palpatine regardait à la télé un film où un Écossais menait le soulèvement de ses compatriotes face aux Anglais ; il fallait absolument que j’attende la scène de la bataille avant d’aller me coucher, sous prétexte que le héros s’y montre un stratège de génie. La manœuvre militaire ne m’a pas franchement ébahie mais il faut croire que j’étais bien dans l’ambiance car, le lendemain et le jour suivant, je n’ai entendu que cavalcades grandioses et chevauchées sarcastiques.

La Symphonie n° 12 rallie les cavaliers des quatre coins du monde (bon, d’accord, pas du monde, de l’Eurasie), depuis le montagnard qui abandonne son cheptel pour traverser les plaines jusqu’au gardien de phare qui accoure métaphoriquement sur ses white horses – toute affaire cessante, comme au signal d’une inaudible corne de brume. Les silhouettes des uns s’effacent et se superposent aux paysages des autres dans une grande chevauchée polyphonique.

Dans la Symphonie n° 8, ce ne sont plus des hommes qui cavalent mais des courants d’air ascendants qui s’infiltrent sous les toits, tournent autour des poutres, parcourent les charpentes, s’insinuent dans les moulins, les granges, peut-être même les maisons, plus ou moins vides, où il y a plus ou moins à épier. J’ai aussi l’image fugace d’un tourbillon de mouches mais je ne suis plus certaine qu’elle ait été convoquée par cette symphonie-là.

Dans la Symphonie n° 11, les cavaliers sont des guerriers – des hordes de guerriers, en bataillons trop bien ordonnés, qui défilent à perte de vue : ma caméra imaginaire est sans cesse obligée de revenir en arrière pour appréhender l’immensité des troupes et de la plaine qu’elles recouvrent, survolant comme un bombardier les rangées toujours nouvelles de cette interminable armée.

Et puis un intrus, le Concerto pour violon et orchestre n° 1, où ne cavalcade que l’archer de Vadim Repin. C’est virtuose mais un peu trop aigu pour mes oreilles après une journée de bourdonnement d’ordinateurs. (Je crois que je ne suis pas une inconditionnelle du violon.)

Rappel du premier épisode.

Pourquoi je kiffe Chostakovitch

Indice : ce n’est pas parce qu’il ressemble à Harry Potter.

 

En deux concerts, un concerto et quatre symphonies, par l’Orchestre du Théâtre Mariinsky, dirigé par Valery Gergiev.

Symphonie n° 9 en mi bémol majeur
Concerto n° 1 en ut mineur pour piano, trompette et orchestre à cordes (Daniil Trifonov au piano, Timur Martynov à la trompette)
Symphonie n° 4 en ut mineur

Symphonie n° 14 pour soprano, basse et orchestre de chambre
Symphonie n° 5 en
mineur

 

Parce que : son univers narquois et bariolé

On croirait circuler entre les roulottes de Petrouchka1, chaque attraction écrasant le bruit des autres lorsqu’on passe devant et qu’elle occupe soudain le devant de la scène. Comme à la foire, les tableaux musicaux se succèdent, se juxtaposent, se superposent, dans une surenchère bigarrée. Chacun d’eux est d’autant plus surprenant qu’il n’a rien à voir avec le précédent, comme si toutes les tonalités de la vie avaient été convoquées pour tenir dans la même symphonie.

 

Parce que : ses parodies de marche militaire

L’enthousiasme qui se déploie dans la cinquième symphonie est terrifiant d’ironie. La grosse caisse devient un bonhomme bedonnant et chacune des percussions une verrue qui rend difforme la parade militaire, bientôt en vrac comme un éclopé d’Otto Dix. Grotesque de lourdeur dans la cinquième symphonie, la marche militaire est, inversement, parodiée par des vents excessivement frivoles dans une neuvième symphonie impertinemment légère (Staline en a piqué une grosse colère ; quelle manque de solennité !). Quant au Concerto n° 1, il part carrément en free style : « la trompette débite par-dessus, toute fière, ses absurdités militaires ou chasseresses2. »

 

Parce que : ses surprises déconcertantes

Les détracteurs de Chostakovitch considéraient sa musique comme chaotique, névrotique. Ils n’ont manifestement pas perçu le formidable de cette composition bipolaire, toujours prête à vous couper l’herbe sous le pied en passant de l’allégresse au grinçant comme on passe du rire aux larmes : on ne s’installe jamais, sinon dans l’intranquilité la plus totale. Le pianiste du Concerto n° 1 est à peine assis que déjà il se penche sur son instrument, toutes pattes dehors, métamorphosé en grande sauterelle qui défend son territoire contre la trompette. Les instruments se coupent la parole : de vrais animaux de fables. On retrouve même un canasson échappé entre les poèmes de Lorca, Rilke et Apollinaire qui se cabrent devant le miroir que leur tend Chostakovitch : « Je ne vois rien de beau dans cette fin de notre vie et je m’efforce de le dire par cette œuvre. » Voilà l’élégie piétinée au galop par des sonorités cocasses, la grande faucheuse démantibulée avec sa faucille, la beauté des poètes méconnaissable en russe – ce sont les coups portés qui font éclore les fleurs du mal, coups de minuit au célesta (je ne suis pas certaine de l’instrument mais, d’un point de vue onomatopéique, le célesta sonne bien).

 

Parce que : ses vagues sonores

On se laisse emporter par la chevauchée fantastique de l’orchestre sans s’apercevoir que c’est une cavalerie de rouleaux compresseurs, de rouleaux prêts à nous broyer, nous noyer dans des vagues assourdissantes. On les entend surtout dans la cinquième symphonie : des vagues sonores par lesquelles on se laisse emporter tant qu’elles montent mais qui, parvenues à leur paroxysme, nous noient dans notre propre enthousiasme, celui qu’on ne pouvait pas ne pas ressentir, celui qu’on devait, que l’on doit ressentir, que l’on nous somme de ressentir : « C’est comme si on nous matraquait tous en nous disant : Votre devoir est de vous réjouir, votre devoir est de vous réjouir. » À quoi le compositeur répond : regardez ce que j’en fais de cet enthousiasme dont vous me rabattez les oreilles, regardez : vous entendez ? Vous y voilà sourd.

Paroxysme et paradoxe : ces vagues qui nous submergent, le compositeur les provoque pour qu’elles déferlent sur ceux-là même qui les exigent, quand bien même elles devraient le noyer en même temps. Subies et infligées, elles sont l’arme à double tranchant que manie l’orchestre dans une lutte titanesque. Lorsqu’elles se brisent, on découvre un paysage désolé, qui en appellent d’autres encore : il faut que la désolation disparaisse ; si l’on n’arrive pas à la faire cesser ni à la masquer, la lutte titanesque reprendra et finira par l’éliminera en détruisant ce qu’il en reste.

 

Parce que : sa désolation magnifique

Quand la joie autoritaire et sa dérision féroce refluent, un instrument survole lentement le paysage de désolation qu’elles ont laissé, se pose quelque part, au milieu d’une plaine enneigée. La voix qui s’élève alors est ce qui s’approche le plus du lyrisme, lequel ne peut plus être qu’un mensonge au sein d’une société communiste. Le basson n’exprime pas les épanchements d’une âme, il la dit seule, dehors, dans le froid, à l’abri du monde rentré chez lui. Qui d’autre que Chostakovitch confierait un tel chant du cygne à cet instrument nasillard ? Ou rendrait par l’égrenage de la harpe, d’habitude si apaisante, la mécanique d’une boîte à musique, du temps compté ?

 

Parce que : la lutte contre le silence

« L’art, c’est la rupture du silence. » J’ai attrapé la phrase au vol en feuilletant le programme et je n’y ai plus trop pensé jusqu’à la fin – jusqu’aux fins. Celle de la cinquième symphonie frappe fort, un grand coup de grosse caisse avant le silence, auquel elle ne se rend pas si facilement : le musicien, qui s’est reculé pour frapper avec plus de force, se jette d’un coup sur l’instrument pour étouffer toute résonance, dans un geste qui tient autant de l’embrassade que du hara-kiri par maillet – conclusion parfaitement ambiguë3 pour cette symphonie qui refuse de se taire comme de chanter des louanges immérités. Plus subversif encore, le decrescendo finale de la quatrième symphonie, tout en vibrations, fait bourdonner le silence au point que l’on ne sait plus si la musique a ou non déjà pris fin. J’ai rarement vu le public retenir aussi longtemps ses applaudissements, qui finissent par éclater, comme à regret. Vous reviendrez bien pour un concert sous la clim’ au rang K du second balcon : Chostakovitch vaut bien un rhume, non ?

 

1 Le programme en trouve même une citation dans le Concerto n° 1.
2 Programme, p. 50.
3 Kundera aurait pu intégrer cette cinquième symphonie dans son essai sur les paradoxes terminaux, tant cela correspond bien. Mais je vais essayer de vous épargner mon revival du *Kundera power* en le limitant aux notes de bas de page.

Le Mariinsky à Pleyel, la Russie en bouteille

Fatigue ? Manque d’entraînement à l’écoute ? Je n’ai pas autant apprécié cette soirée Chostakovitch que je l’aurais voulu. J’ai bien sautillé d’une fesse sur l’autre dans les moments d’ironie fanfaronne, cavalé au rythme endiablé du rouleau compresseur, sursauté aux coups de cymbales, déferlé sur les puissantes vagues sonores du choeur russe mais je n’ai pas survolé, survoltée, les plaines de Sibérie à vol de rapace, je n’ai pas frémis de froid ni d’effroi et je n’ai pas été terrassée dans mon siège par les ondes fracassantes de l’ironie vainement réprimée et par les errances désolées de ceux qu’elle-même a abandonnés. Plus de temps pour l’attente, inquiète, espérante, angoissée, craintive ou curieuse seulement : telle la Neva qui dégèle soudain, l’âme russe déferle et écrase tout, absolue, entière, étrangère. Étrangère comme la danse des prima ballerina russes, si parfaite, si achevée que l’émotion n’arrive jamais jusqu’à moi. C’est grand, c’est impressionnant, génial à n’en pas douter, mais c’est loin, si loin de ce qui m’est accessible. Si loin de ce que je peux comprendre, de ce que je peux ressentir. Si… russe. C’est comme si la musique avait été cryptée en cyrillique, aussi incompréhensible que les visages fermés des musiciens qui ne font même pas la gueule, se contentent d’être russes.

La plainte ascétique du violoncelle (italien) me met un instant dans la confidence lors du Concerto n° 2. J’aimerais apprendre à en jouer, dans une autre vie où j’aurai déjà appris le solfège, le tchèque, le russe et le Python.

Est-ce grâce à son livret ? La treizième symphonie m’a davantage parlé que la troisième et j’en ai voulu à mon corps de vouloir se mettre en veille alors qu’enfin j’y étais, dans ce pays-symphonie où on hurle en silence :

Ici, en silence, tout hurle,
et, me découvrant,
je sens mes cheveux blanchir lentement.

où l’humour cynique et salvateur fanfaronne :

[l’humour, la tête coupée] cria très fort : « Me voici ! »
Et, désinvolte, se mit à danser

(Les tsars, les rois, les empereurs,
les souverains du monde entier,
tous ont commandé des parades
mais l’humour, ils n’ont jamais pu)

où les vieilles femmes endurent noblement les privations :

Elles attendent patiemment,
anges gardiens de leurs familles,
en serrant dans leurs mains
leur argent durement gagné.
Ce sont les femmes de Russie.
Elles nous honorent et nous jugent.
Elles ont mélangé le béton,
et labouré et moissonné…
Elles ont toujours tout supporté
et supporteront toujours tout.

où les peurs, sournoises, font crier, parler et même se taire à tort et à travers :

quand nous aurions dû nous taire,
elles nous apprirent à crier,
et apprirent à nous taire
quand nous aurions dû crier

Nous n’avions peur
ni de bâtir dans les tourmentes,
ni d’aller au combat sous les obus,
mais parfois nous avions une peur mortelle
de parler, même parler tout seul.

et où la plus grande peur est de se résigner et faire carrière plutôt qu’œuvre de son talent :

Ils sont oubliés,
ceux qui insultèrent,
mais nous nous souvenons
de ceux qui furent insultés.

Ma façon de faire ma propre carrière,
ce sera de ne pas la faire !

Voir le livret complet, les chroniquettes de Palpatine et Laurent.