Under the Silver Lake

Under the Silver Lake m’a rappelé ma lecture de Vente à la criée du lot 49 de Thomas Pynchon. L’histoire n’a rien à voir mais c’est le même principe de mise en intrigue : on nous abreuve de détails si nombreux, si prompts à se faire échos les uns aux autres, qu’on se met à tout lire comme un signe potentiel. Affolé par cette surabondance de signes, on se hâte de relier tout ce qui peut l’être en pensant que ce qui peut l’être doit l’être, et on finit pris au piège de sa propre toile d’araignée. Typiquement, c’est le héros loser du film qui s’exclame eurêka en décodant un message caché pour se demander deux secondes plus tard ce que cela peut au juste bien signifier. Voilà le sens diffracté en signification et direction : tout est barré. Sortez le pop-corn.

Là où Mulholland Drive m’exaspère à m’en rendre folle, Under the Silver Lake m’éclate : rien n’a plus de sens mais, contrairement au film de David Lynch où les hypothèses d’interprétation s’annulent les unes les autres, les délires s’emboîtent les uns dans les autres ; aussi farfelue soit-elle, la cohérence est possible. C’était d’ailleurs ma crainte, grandissante à mesure que l’on progressait – enfin que l’on s’enfonçait : non pas comment cela va-t-il finir mais cela va-t-il finir, sans nous laisser en plan, ni dégonfler toute l’enquête comme un ballon de baudruche ? La réponse est oui, sans rien spoiler : David Robert Mitchell ne se dégonfle pas et, sans tout éclaircir (c’est un euphémisme), réussit à clôturer l’intrigue d’un tour de passe-passe qui n’annule pas ce qui précède – et même, nous y renvoie : tout était là. Une quête plus qu’une enquête, et avant tout : un bon gros délire, qui m’a fait marrer alors que je n’ai pas dû voir le quart des références… (Mais je me suis créé les miennes : le héros se heurte au langage codé hobo, et justement, la réédition du Hobo, sociologie du sans-abri est le premier bouquin qui m’a été confié comme stagiaire dans l’édition. Coïncidence ? Je ne crois pas.)

Avec ça, vous ne savez toujours pas de quoi le film parle, mais je vous rassure : moi non plus. Enjoy.

Mit Palpatine

My Lady

Une lecture rapide du pitch m’a fait imaginer My Lady comme un film lyrique et moral sur une question éthique épineuse : faut-il ou non obliger un mineur à recevoir la transfusion sanguine sans laquelle il est sûr de mourir, mais que lui et ses parents refusent en tant que témoins de Jéhovah ? Évidemment, si j’avais vu qu’il s’agissait d’un roman de Ian McEwan, je me serais doutée qu’il s’agirait d’autre chose. Je n’ai pas lu The Children Act, mais son adaptation par Richard Eyre indique qu’il est de la même eau que On Chesil Beach, tout en nuances et non-dits sur les relations humaines.

Le film s’ouvre sur une scène où le mari de Fiona Maye (Emma Thompson) tente d’obtenir l’attention de sa femme, accaparée par les cas qu’elle doit juger. La sinécure dure depuis des mois, des années, même ; les seules pauses qu’elle s’octroie sont dédiés à la pratique du piano, et n’ont rien de gratuites, puisqu’il s’agit de répétitions pour un récital public. Rien pour sa vie privée. Pendant cette scène inaugurale, je ne peux pas m’empêcher de me tourner vers Palpatine, qui esquisse alors un grand rictus d’excuse de toon pris la main dans le sac : cette situation, on la connaît de manière inversée ; elle ressurgit tous les six mois à un an.

Le scénario nous cache bien que le dilemme juridique présenté n’est épineux qu’en théorie : tous les cas similaires ont été tranchés dans l’intérêt de l’enfant, contre les croyances des parents. Cela, on l’apprend lorsque la juge décide de se déplacer au chevet de l’enfant, qui n’en est presque plus un, à quelques mois de sa majorité. La visite a un effet incroyable sur le jeune homme – Adam, d’une beauté et d’un esprit surprenants (Fionn Whitehead, que je n’ai pas reconnu de Dunkerque).

Une fois l’affaire jugée (aux trois-quarts du film, à peine), Adam n’a de cesse de reprendre contact avec la juge. Elle l’a arraché à la mort de martyre à laquelle il s’était résolu dans un mélange de foi et de complaisance. Le voilà sauvé… et abandonné, seul avec cette prise de conscience : ses parents se sont efforcés de vouloir sa mort, jusqu’à ce que la justice intervienne comme Dieu interrompant le sacrifice d’Isaac par Abraham ; au soulagement des parents répond l’horreur du fils.

Adam regarde Fiona avec la même ferveur avec laquelle on adore un dieu, dans un mélange d’admiration et d’amour qui ne peut se nommer – qui affleure dans un baiser donné-volé et achève la confusion des sentiments. Puisqu’elle l’a obligé à vivre, Adam veut savoir de Fiona comme vivre ; il veut devenir son disciple, venir habiter chez elle pour qu’elle lui dise quoi apprendre, quoi lire. Ce désir subit de vivre est magnifique – et terrible dans sa manifestation, déjà désespéré dans sa disproportion. Il est toujours dangereux de vouloir vivre dans un absolu, et c’est en cela que cet appétit de vie ne diffère en rien de la complaisance morbide à laquelle il succède – un emportement adolescent auquel ne succèdera aucune tempérance adulte : Adam est déjà, à nouveau, perdu. Émue, bouleversée même de ce qu’elle constate, mais effrayée aussi de la place d’idole qu’elle a prise sans le vouloir pour le jeune homme, Fiona tente de couper court au harcèlement dont elle fait l’objet ; aussi doucement qu’elle s’efforce de fermer la porte derrière Adam, elle ne peut le faire sans lui donner l’impression de lui tourner le dos. Agir dans l’intérêt de l’enfant, c’est aussi agir contre lui ; à moins qu’elle ne se protège elle, d’un excès de vie qu’elle ne saurait recevoir. À ce stade, les relations ne peuvent plus être nommées, devenues plus complexes et diffuses que ce que la société accepte, et que ce que Fiona accepte en tant que membre et représentante de cette société.

Qu’est-ce que vous me vouliez vous ?  Adam retourne à Fiona sa question : pourquoi venir le voir à l’hôpital alors qu’elle savait déjà la décision qu’elle allait prendre ? Question ouverte au spectateur. Les hypothèses s’avancent et tremblottent, incertaines de vie : besoin de retrouver le sens de sa fonction dans l’incarnation de ce qui reste autrement un cas théorique? curiosité de rencontrer le jeune homme qu’on dit d’une intelligence si vive ? ou encore besoin d’être confrontée à une croyance si forte qu’elle ébranle les siennes propres, et lui découvre sa propre tempérance comme un comportement moins raisonnable qu’étriqué ? Quoiqu’elle soit venue chercher, elle se prend de plein fouet la force de vie du jeune homme – assez tenace pour à la fois commencer d’apprendre à jouer de la guitare se sachant condamné, et persévérer vers la mort.

My Lady : entre l’appellation officielle de Fiona à la cour et l’adresse d’un poète énamourée à sa muse, le titre français est décidément bien trouvé…

Sur la fin

Les meilleures fins au cinéma, celles qui résonnent le plus longtemps en moi en tous cas, sont souvent celles qui nous privent de celle qu’on attendait – qui ne nous donnent pas ce que l’on voulait, ou alors, pas de la manière dont on pensait.

Donner puis reprendre. Comme dans la chanson de Piaf :

Comme quoi l’existence
Ça vous donne toutes les chances
Pour les reprendre après

Allez venez, Milord, si vous n’avez pas peur des spoilers sur Désobéissance (Disobedience) et Come as you are (le titre français McDonaldisé de The Miseducation of Cameron Post).

Donner puis reprendre, pour donner à côté. Cette subtile subtilisation des attentes peut être réalisée par le dispositif narratif, comme c’est le cas dans Disobedience. Le retour de Ronit, l’amante adolescente d’Etsi, fait réaliser à cette dernière à quel point le mariage qu’elle a fait avec David, leur ami d’enfance commun, ne lui convient pas. On la sent vibrer à nouveau après des années de résignation (très belle scène d’amour, sans ellipse des fluides corporels), et on attend qu’elle quitte son mari pour suivre Ronit, dans son amour, sa ville, peu importe. Or, plot twist à la dernière minute : Etsi découvre qu’elle est enceinte ; cela faisait des mois et des mois que son couple essayait d’avoir un enfant, et paf, juste là. L’enfant change tout, et rien en apparence : Etsi veut que l’enfant ait le choix qu’elle n’a pas eu, ou pas ressenti avoir, de vivre ou non dans la foi et la communauté juive qui lui a interdit sa relation avec Ronit ; mais elle n’envisage pas de priver l’enfant de son père – impossible pour elle de suivre Ronit au-delà du coin de la rue, en courant après son taxi. Non seulement cette fin est plus intense (beauté du mélodrame, du déchirement), mais elle est peut-être plus juste dans le sentiment, plus subtile : en suivant Ronit sous le coup de la passion, Etsi aurait encore été dans dans quelque chose de subi (l’influence du désir se substituant à celle de la communauté) ; en demeurant où elle est, mais en faisant un pas de côté (symbolisé par le fait qu’elle ne dorme plus dans la chambre conjugale), elle donne la pleine mesure de son libre-arbitre. La présence de Ronit n’a pas entraîné une résolution miraculeuse du dilemme qui s’est posé à chaque personnage, mais elle a bien été un élément perturbateur qui change la donne.

 

Dans The Miseducation of Cameron Post (Come as you are), la fin douce-amère ne relève pas du dispositif narratif, mais d’un choix discret de réalisation. Cameron, surprise par son cavalier de prom en train de faire l’amour avec son amante-meilleure amie, est envoyée par sa famille dans un camp de rééducation pour lutter contre ses attirances homosexuelles. On entre dans la vision du monde des uns et des autres, des adolescents psychologiquement persécutés (« How is programming people to hate themselves not emotional abuse? ») et des éducateurs persuadés de bonne foi chrétienne d’oeuvrer pour leur bien (après avoir réellement douté d’elle, Cameron s’aperçoit qu’ils sont eux aussi perdus, et ne font qu’improviser, cramponnés à leur bouée de sauvetage biblique). Comme cela ne peut pas bien se finir, la fin tragique est déportée sur un camarade de camp, et notre héroïne prend la clé des champs avec deux amis ayant résisté à l’embrigadement mental. La scène finale les montre à l’arrière d’un pick-up dans lequel ils sont montés en auto-stop, cheveux aux vents, à rire d’un motard qui fait le mariole à côté pour les impressionner ; la musique emporte tout, voilà la liberté enfin à leur portée. Et là, alors qu’on attend l’écran noir, le film se poursuit quelques instants encore, sans musique. Simplement en coupant la bande-son, la réalisatrice coupe court à l’emballement lyrique, nécessairement un peu kitch. La quête de liberté, de grandiose, redevient mêlée à ce qu’elle est aussi : une fuite désespérée loin d’un monde qui les fait souffrir – un soulagement temporaire, et non la libération définitive qu’on aurait voulu les voir obtenir. Et c’est comme ça que l’amertume revient se mêler à la douceur des têtes adolescentes posées sur les épaules de leurs amis, en coupant la musique.

Rachel au carré et physionomies

Ronit (bras croisés), son ex-amante Etsi (qui allume les cierges du shabbat) et le mari de cette dernière David (chapeau et barbe juive)

Disobedience, de Sebastián Lelio

À la mort de son père, rabbin, Ronit revient dans la communauté juive-orthodoxe qu’elle a fuit. Elle retrouve son ami d’enfance, David, et son amie d’enfance, Etsi, devenue à l’adolescence son amante – mariés l’un à l’autre. On devine peu à peu comment toutes deux se sont construites après leur séparation, et les sentiments meubles sur lesquels cela s’est fait.

Ronit est partie à New York, devenue photographe ; à la mort de son père, la nécrologie du journal local le dit sans enfant. Etsi est restée dans leur banlieue londonienne, s’est accrochée aux rangs pour sortir de sa maladie (la dépression pour elle ; l’homosexualité pour les autres) et s’est mariée avec David : quitte à essayer, autant que cela avec son meilleur ami ; face à Ronit revenue, elle ne cesse de tirer sur sa perruque, rajustant l’identité dans laquelle elle a jusque là survécu.

Fuite et indépendance pour l’une ; abnégation et appartenance pour l’autre. En chiasme : désir de renouer pour l’une ; de liberté, pour l’autre. Tout cela, presque uniquement exprimé par le bas du visage, dans les tressaillements, les hésitations des lèvres, aux plis, aux commissures déjà marqués par les années – les paroles, les sourires ravalés, esquissés dans l’excuse, le souvenir ou la commisération.

Happée par ces lèvres et ces mâchoires, je ne peux m’empêcher de voir ressurgir d’autres actrices : chez Rachel Weisz (Ronit), c’est Kate Winslet que j’aperçois ; Stacy Martin chez Rachel McAdams (Etsi). De (Ronit / Rachel Weisz / fantôme de Kate Winslet), bouche charnue effacée par des yeux sublimes d’empathie embués, émane une sensualité plus empâtée que celle d'(Etsi / Rachel McAdams / le fantôme de Stacy Martin dans Le Redoutable), menton dessiné et lèvres fines, qui s’enfoncent dans son visage en fossettes démesurées.

Je suis plutôt douée pour cela : voir une chose dans une autre, le regard de l’un dans le visage de l’autre ; retrouver certaines combinatoires génétiques dans l’intertexualité des visages. Je ne sais pas si cela fait de moi quelqu’un de physionomiste, ou tout au contraire :  percevant en filigrane d’autres visages, je peine parfois à les identifier et partant à les différencier – l’identité se dissout, et c’est la confusion (comme récemment avec les deux amours de Tom Cruise dans Mission Impossible).

La superposition des noms et des visages n’est pas un simple jeu de correspondance, comme le collage d’un magazine people qui mettrait deux ou trois personnalités en équation (le truc de machin + le truc de bidule = trucmuche). Il y a autre chose dans l’incertitude des lèvres lourdes, à peine entrouvertes, de  l’une, l’empathie de l’incarnation par tous les ports de la peau ; et l’incisivité retenue de l’autre, que l’on pourrait dire en d’autres circonstances espiègle. Quelque chose s’affirme dans la disparition de traits idiosyncrasiques uniques, comme si le mode de résilience de chacune s’incarnait dans leur visage. Moelleux-empâté : lâcher prise, l’affaire, les amarres ; incisif : serrer les dents, les rangs, la perruque-rideau.

Ce qui me fascine, aussi, c’est la réversibilité des comportements : le courage de l’indépendance qui a pour envers la lâcheté de la fuite ; le courage de se maintenir tête haute, et la lâcheté de ne pas tenir tête aux autres. Et vice-versa, à chaque fois : la désobéissance comme faute enfantine et comme révolte adulte (dis-obedience). Ce qui me fascine, c’est de voir les personnages essayer de trouver un équilibre dans ces réactions et leurs interprétations contradictoires ; de chercher non pas ce qui est vrai, mais ce qui est vivable – le juste qui ne relève d’aucune loi sinon physique : juste de justesse, d’équilibre.

Plaire, aimer et mourir vite

Plaire, aimer et courir vite. 

Jacques a la diction prétentieuse de l’ancien hypokhâgneux qui a oublié de sortir de ses livres, et Pierre Deladonchamps parle comme s’il était dans un Rohmer, sans être filmé par Rohmer. Forcément, le personnage est écrivain.

Lui et ses amants, présents ou passés, portent leurs jeans taille haute, T-shirt rentré.

Il aura ce comportement d’enculé qui n’a rien avoir avec la sexualité – la cruauté de l’indifférence, qu’on nous explique à grand renfort de Koltès. Sans explication de texte : partir sans dire au revoir à ceux qui vous aiment.

Et d’autres avant lui, avec lui, qui vont faire un tour sitôt la capote retirée.

OK. Mais.

Il y a ce destin en escalier, où l’un pour l’autre est toujours moins trop vieux que trop mourant. (En 1993, sida oblige, on n’est pas gay, on est homosexuel.)

Il y a la tendresse partout

sous les doigts

des peaux différentes.

Il y a les petites vérités qu’autorise la grandiloquence, dans l’auto-parodie de l’auteur ou de l’alcool. C’est agaçant : on en revient,

mais on y revient.

Ne pas comprendre comment on peut plaire,

mais ne pas comprendre non plus, ensuite, comment on peut être quitté quand on est tombé dans ce puits d’amour.

Être fleur bleu du cul, à chaque éjaculation tomber amoureux,

aimer l’acte autant la personne. Pas moins.

Puis mourir, on y revient toujours. Petitement.

Plaire, aimer et mourir : personne ne court dans ce film, et surtout pas vite. On ne sauve pas qui ne peut l’être.

Jacques est agaçant comme La Belle Personne : tout court. Mais Aimer, plaire et courir vite est agaçant comme Louis Garrel dans Les Chansons d’amour : on lève les yeux au ciel,

et on s’en mord la lèvre (si on désire, évidemment ; j’ai juste souri sur ce coup-là, mais c’était déjà bien).

J’ai lu quelque part que Vincent Lacoste était comme un petit frère breton de Grégoire Leprince-Ringuet dans Les Chansons d’amour :

Bah quoi, t’aimes pas le Mont-Saint-Michel ? 

La vanne comme antidote au sentimentalisme

et au reste, même si on ne préfère ne pas bien savoir quoi.

Dans l’absence de la bande-son qui chanterait Je suis beau, jeune et breton, je sens la pluie, l’Océan et les crêpes au citron… c’est lui qui reste, en plan, en dernier plan sur son muret : Vincent Lacoste, très Honoré.