Le prince somnambule

Le Prince de Hombourg, adaptation par Marco Bellocchio de la pièce éponyme d’Heinrich von Kleist, a la structure d’une tragédie classique : le prince, désobéissant au plan de bataille du Grand Électeur lui fait remporter la victoire ; vainqueur mais insubordonné, il est envoyé devant la cour martiale, qui, pour faire un exemple, le condamne à mort. Ajoutez à cela que le prince de Hombourg est chéri du Grand Électeur, qui est son oncle, et de Natasha, la fille de celui-ci et la fiancée de celui-là : vous obtenez un parfait dilemme entre l’amour de la vie et de la loi.

Seulement voilà, le dramaturge n’est pas Corneille ni même Racine, c’est Henrich von Kleist, qui rend son personnage somnambule. La pièce prend de suite une tout autre allure : la tragédie s’abolit dans un onirisme qui fait apparaître toute l’étrangeté d’un dilemme trop bien balancé. On ne plonge pas dans la psyché des personnages pour assister au combat rationnel du cœur et de l’esprit, mais dans leurs entrailles où s’agitent des désirs d’autant plus puissants qu’ils s’enracinent dans l’inconscient.

La beauté de l’absurde surgit au sein de la guerre. Je n’ai jamais compris la guerre rangée, la guerre avec un code d’honneur. La guerre totale, la guerre vicieuse, oui, comme pur affrontement de force. Mais la force subordonnée à des règles partagées par le camp adverse dans le moment même où l’on souhaite le vaincre, non : pourquoi, à ce moment-là, ne pas décider de la victoire sur une partie d’échecs, par exemple ? Ou, s’il faut que le sang coule, pourquoi ne pas désigner le meilleur combattant pour un duel symbolique ? Cette incompréhension, c’est la fascination et l’effroi de voir l’Électeur continuer à trotter paisiblement sur le champ de bataille alors que le cavalier juste à côté de lui est fauché par un boulet de canon. C’est l’amour de l’ordre jusqu’au milieu du désordre, l’amour de la loi comme si elle seule pouvait nous garder de la déliquescence.

Même condamné par la loi, le prince y souscrit – à tel point qu’aux arrêts, la veille de son exécution, le garde le laisse librement circuler pour qu’il aille demander grâce au château. L’honneur n’a même pas besoin d’être invoqué : pas un seul instant il ne songe à fuir, même ravagé par la peur de mourir. Dura lex sed lex. Face aux suppliques de Natasha pour épargner le prince, l’Électeur a cette étrange réplique : « Vois-tu, si j’étais un tyran, tes paroles, je le sens bien, auraient déjà fait fondre mon cœur. » Le tyran : celui qui dispose d’un pouvoir absolu après l’avoir illégitimement pris. Dans le moment même où l’Électeur fait profession d’humilité et admet qu’il n’est pas semblable à un dieu tout-puissant, qu’il est homme, en somme, il perd une humanité qui rejaillit paradoxalement sur la figure même de l’autorité inhumaine. On croit rêver. Peut-être parce que la société que crée la loi est elle-même un rêve, l’illusion d’un organisme qui serait rationnel quand bien même composé d’hommes raisonnables, pas toujours raisonnés (toujours pleins de désirs, en revanche).

Ignorant l’homme, non humaine, la loi fait de celui qui l’applique aveuglement un être inhumain et de celui qui se propose de la subir un fou. Lorsque l’Électeur propose au prince d’annuler lui-même la sentence, en soutenant avoir subi une injustice, le prince se raffermit et, non seulement il accepte la sentence de mort, mais il la réclame, la défend contre la pétition de l’armée qui demande sa grâce. Le prince embrasse la loi comme si elle allait le régénérer, le rendre rationnel, digne de la société, peu importe qu’elle doive pour cela tuer l’homme raisonnable seulement, parce que désirant (vivre). Natasha embrasse de même cette pulsion de mort, s’exaltant, lorsque le prince refuse tout arrangement : elle l’aime ainsi et ne pourrait s’empêcher de crier de joie de le voir avec cette superbe, fusse criblé de balles – érotisme assumé.

Le film s’achève comme il a commencé : par une crise de somnambulisme. Renouant avec le sens du destin, la grâce finale, qui arrive au moment où le prince a cessé de la considérer comme un dû, se fond dans le rêve de gloire initial : la cour débarque dans un chatoiement de lumières dorées et argentées – à moins que ce ne soit la mort qui accueille ainsi le prince, célébrant avec lui les noces qui l’unissent à Natasha dans la pièce. L’ambiguïté du film est plus belle encore, comme un appel à ne pas cesser de rêver, à continuer de s’émerveiller encore des bizarreries humaines.

Mit Palpatine

Une belle fin

C’est la première fois, je crois, que je trouve la traduction d’un titre meilleure que l’original : A still life dépeint parfaitement les gestes lents et minutieux de John May, dont le curieux métier consiste à retrouver la famille des personnes mortes dans la solitude ; mais Une belle fin dit beaucoup mieux la beauté de l’humain.

Tout comme les personnes à l’enterrement desquelles il assiste seul, après avoir pris soin de choisir une musique et composé une oraison funèbre de quelques phrases à partir des indices glanés dans l’appartement de la personne décédée, John May vit seul. Il vit seul signifiant : il travaille seul dans son bureau bien rangé, puis dîne seul après avoir mis la table et démoulé une sempiternelle boîte de thon, qu’il étale sur un toast (il faut voir son sourire lorsque, pour sa dernière enquête, il rend visite à un vieux loup de mer en maison de retraite et que, soulevant le sopalin pour manger ce que le vieil homme lui a préparé, il découvre la même boîte de thon, accompagnée du même toast).

Alors que ses gestes précautionneux et consciencieux à l’excès devraient nous donner envie de le secouer, on n’a qu’une envie : faire un câlin à cet homme, que seul son immense sens de l’humain empêche de déchoir comme le dernier quidam dont il tente de retrouver sa trace (un voisin qu’il ne connaissait pas, préfiguration de sa propre mort) – le dernier, parce que, pas assez efficace, pas assez rentable, on lui a sans ménagement notifié son licenciement. John May ôte sa ceinture et déplace sa chaise de bureau sous la fenêtre : on pense que c’est la fin ; mais non, il tentait seulement de reproduire un geste de protestation qu’on lui a rapporté, d’un homme qui se serait suspendu par les dents dans le hall de son entreprise. John May a un sens trop aigu de la dignité humaine pour penser à se suicider, pour s’autoriser même à souffrir de la solitude. Seul à en crever, son isolement ne génère pas chez lui de rancoeur. Il ne demande rien aux autres, ne se plaint pas, tente même d’être heureux à sa manière, et c’est alors que sa solitude est sur le point de prendre fin, alors qu’il vient d’acheter deux mugs affreux pour lui et la jeune femme qu’il a rencontrée, qu’il se fait renverser par un bus rouge….

Là où Kafka aurait cultivé l’absurdité grinçante, Uberto Pasolini pratique un humour d’une tendresse propre à désamorcer le rire, redoublant de cruauté, et à le transformer en sourire ému. La tristesse insondable qui émane du film (ou des yeux bleus d’Eddie Marsan, c’est tout un) n’a d’égale que la beauté morale de son personnage, célébrée dans la scène finale où l’on voit affluer autour de sa propre tombe le fantôme de tous ceux qu’il a enterrés et qui l’ont empêché de sombrer dans l’isolement. Une belle fin, à peine ironique, comme un beau sourire triste.

Mit Palpatine

Rohmer et Leibniz en Corée

Il m’en faudra plus pour retenir l’orthographe de Hong Sang-soo, mais deux de ses films suffisent à lister ses ingrédients : du saké, un parapluie, de la maladresse, des discussions qui prennent comme un feu de bois humide, le tout répété à l’envie. In another country rebootait régulièrement avec redistributions des rôles et glissements de situations à chaque fois que la scénariste en mal d’inspiration recommençait son brouillon. Dans Hill of freedom, Kwon, la femme que Mori était venu retrouver, éparpille les lettres qu’il lui a écrites en ne la trouvant pas ; les épisodes du film se suivent au hasard des feuilles ramassées.

Ah, la cliente d’à côté n’était pas encore repartie, tiens, Mori n’avait pas encore fait la connaissance du neveu de l’aubergiste, héhé, il ne se doutait pas à ce moment-là qu’il finirait dans le lit de la serveuse, Young-sun. On s’amuse d’indices mais, au final, la chronologie importe peu et les répétitions inclinent parfois même à penser qu’il s’agit de variations. On ne compte plus le nombre de fois où Mori rapporte son chien à la serveuse, ni celles où l’aubergiste coréenne se félicite de ce que les Japonais sont propres et polis. On ne cherche pas non plus à savoir où en est Mori de sa lecture ; son livre sur le temps est le plus souvent fermé – ça, c’est fait. Peu importe ce qui vient avant ou après – avant ou après quoi, d’ailleurs –, ce qui compte, c’est la sédimentation des instants – l’ambiance, l’atmosphère, si vous voulez, la vie, quoi.

Au final, tout ce qui se sera passé dans Hill of freedom, du nom du café où travaille Young-sun et où se succèdent Mori et Kwon, restera une parenthèse. Les sédiments passés (sous silence) sont plus conséquents ; l’amour ancien de Mori pour Kwon reprend son cours et il repart au Japon avec elle, dont on ne sait rien. On dirait ce Rohmer (mais lequel ?) où le héros repart à Paris avec la fille qu’il a laissée de côté tout l’été. Chez le maître des dialogues comme chez le maître des balbutiements-bégaiements, on ne fait pas de choix, ce sont eux qui s’imposent à nous1, en dépit des hasards qui, déjà, nous entraînaient ailleurs.

 

1 Incliné mais pas nécessité (la formule de Leibniz se rappelle à moi), on a le choix… de réaliser son destin. On se rappelle qu’on a le choix – on laisse intervenir le hasard, on a une aventure rien que pour ça – pour rester fidèle à soi-même.

Sœurs pur-sang

Mustang a été présenté comme un Virgin suicide turque, Sonay, Selma, Ece, Nur et Lale formant le pendant châtain des sœurs Lisbon, cheveux lâchés, jambes entremêlées. C’est pourtant aux Dix petits nègres que le film de Deniz Gamze Ergüven me fait penser, par la disparition systématique des sœurs, une à une, à mesure qu’elles sont mariées. L’oncle a décidé qu’il en était grand temps, après une joute nautique sur les épaules des garçons : on ne se branle pas contre la nuque des garçons ! Du jour au lendemain, les soutien-gorges roses sont cachés sous des robes informes et les corps sommés de rester à la maison – maison qui se rapproche un peu plus d’une prison à chaque fois que les sœurs font le mur et sont découvertes.

Malgré leur différence d’âge, les sœurs font tout ensemble ou presque, les folles dans la chambre, le mur en escaladant la gouttière, réjouissantes en nid à conneries. Leurs corps sont si souvent serrés ou entremêlés qu’on dirait un tout organique – au point que l’arrachement à la tribu est au moins aussi violent que la contrainte de vivre avec un homme qu’elles n’ont pas choisi. On peine à distinguer les sœur les unes des autres au début du film1 ; c’est leur réaction face au mariage qui permet de les identifier : il y a Sonay, sensuelle, qui a obtenu d’épouser son petit copain ; Selma, résignée ; Ece, dépressive ; Nur, qui suit ou plutôt subit le mouvement et Lale, la cadette au caractère bien trempé

La réussite du film tient à ce que, même en pleine tragédie, il reste solidement ancré dans le quotidien, avec ses plaisirs et ses rires. Pas de manichéisme moralisateur ni de caricature dans les caractères : la grand-mère, qui semble devancer le désir de son fils de voir les filles mariées, fait en réalité de son mieux pour les soustraire à son emprise ; la vieille femme venue apprendre aux filles à cuisiner pour les hommes manigance avec la cadette une recette maison des chewing gums prohibés ; et le mari de Selma, la première à subir le mariage arrangé, est tout aussi embarrassé qu’elle lorsqu’ils sont fiancés (« les enfants se sont plus », affirme-t-on après deux minutes côte-à-côte à faire une tête d’enterrement) puis lorsqu’ils ne trouvent pas la moindre tache de sang sur les draps après leur nuit de noces2.

Alors qu’il aurait pu verser dans la satire, Mustang ne se départit pas de son humour : il faut voir les péripéties rocambolesque de la grand-mère qui, ayant aperçu à la télévision ses petites-filles pourtant privées de match par leur oncle, fait tout son possible pour éviter que celui-ci s’en rende compte – coup de marteau sur l’installation électrique de la maison et caillassage de la ligne du quartier compris ! C’est sur le même ton burlesque qu’est raconté le siège de Nur et Lale, retranchées dans la maison pour échapper au quatrième mariage ; cette parodie d’évasion carcérale fait bien mieux ressentir leur soif de liberté qu’un quelconque élan de lyrisme hollywoodien. La réalisatrice ne cherche pas à faire un drame de ce qui l’est déjà ; au contraire, elle souligne le ridicule des situations et le fait avec une immense tendresse pour ses personnages – en particulier pour Lale, dont le film épouse peu à peu le point de vue.

Lale, c’est à la fois la gamine qui parade dans un soutien-gorge chipé à une grande sœur et rempli d’oranges, et celle qui crache dans le thé servi aux femmes du village assemblées pour arranger le mariage d’Ece, amorce une fugue en pantoufles et a comme idée fixe d’apprendre à conduire3, pour s’enfuir quand son tour viendra. C’est elle qui justifie la fougue suggérée par le titre : le mustang est un cheval sauvage – un ancien cheval domestique devenu sauvage, plus exactement. Et Mustang, justement, capte toute la beauté qu’il y peut avoir dans le geste de se cabrer.

Mit Palpatine


1
 De quoi rendre plus comique encore la scène où Selma est substituée à Sonay, après que celle-ci, présentée comme « tout à fait unique » aux femmes du village, a menacé de faire un scandale si on essayait de la marier à un autre que son copain : « elle aussi est unique », s’excuse la grand-mère.
2 S’ensuit une scène totalement hallucinante (une anecdote vécue et rapportée à la réalisatrice) où Selma est conduite à l’hôpital pour que le médecin donne des explications à la famille du marié : oui, elle est bien vierge, non, l’hymen ne s’est pas rompu.
3 Le moniteur-ange gardien qu’elle se trouve est tout à fait à mon goût (pour mémoire, il s’agit de Burak Yiğit).

Shirley, visions of reality

Pour ne pas être déçu, mieux vaut ne pas envisager Shirley comme un film mais comme une exposition – une exposition de tableaux entre cinéma et peinture, où Gustav Deutsch reprend les compositions d’Edward Hopper. Pour conserver les perspectives faussées et fascinantes du peintre, le réalisateur a fait construire des objets de taille et de forme improbables, qui perdent toute crédibilité passé un certain angle. Les œuvres originales commandant le cadrage, la mise en scène reste relativement statique et les tableaux s’animent lentement, comme des GIF planants : un rideau ondule, la lumière varie, on perçoit la rumeur de la ville.

Une voix off traverse l’espace comme les pensées vous traversent l’esprit lors d’une exposition – sauf qu’il s’agit de celles de Shirley, prénom sous lequel Gustav Deutsch a unifié divers personnages féminins de Hopper (qui provenaient eux-même d’une inspiration commune, la femme du peintre). Ce monologue intérieur ne s’apparente pas au stream of consciousness ininterrompu des héroïnes littéraires ; ce sont des bribes qui laissent imaginer, avec d’immenses ellipses, ce que pourrait être la vie de Shirley, traversée par un compagnon et des pièces de théâtre. Si l’on entend le nom d’Elia Kazan ou que l’on devine la Dépression en arrière-plan, le contexte politique et social reste cantonné à quelques nouvelles radiophoniques diffusées entre les tableaux, sur écran noir. L’agitation du monde, suggérée, s’amenuise aussitôt pour nous faire entrer dans le tableau suivant – habile manière de réintroduire le hors-champ, essentiel aux cadrages du peintre, sans pour autant abolir la distance. Les tableaux sont comme autant de parenthèses qui, inscrites dans le contexte d’une époque, valent pour elles-mêmes, pour le moment de suspension qu’elles incarnent. Fidèle à leur origine picturale, les tableaux cinématographiques restent des temps de pause – de pose quasi-photographique. Le tableau se développe, il infuse, et l’image se forme et se déforme au ralenti sans que l’on parvienne à fixer le moment où la peinture se trouve reproduite.

On promène le regard sur la toile sans jamais trop savoir si c’est davantage celle de l’écran de projection ou celle d’un tableau, la frontière s’amenuisant à l’extrême dans la scène du cinéma lorsque Shirley, croyant sentir la présence de son mari défunt, se retourne sur un siège vide où les coups de pinceaux sont visibles. On dirait le regard du spectateur qui, s’étant appesanti sur un trait de peinture, a perdu la vision et l’a ravalé à une forme qui n’est plus rien. Rien ne sert d’observer la surface pour elle-même, mais il est également inutile de chercher à voir derrière (l’envers du décor) ou à côté (hors-champ), inutile de sortir de la peinture et du cadre fixé par le peintre : c’est la forme qui fait sens.

Shirley est dans une chambre, un livre de Platon à la main, et des ombres d’oiseau glissent sur le mur derrière elle : cette évocation poétique du mythe de la caverne rappelle que le cinéma est lui aussi affaire de projection – une illusion qui n’est pourtant pas à rejeter car, même dévoilée, elle continue d’opérer. C’est là sa force : on ne peut pas s’abstraire de l’illusion, on ne peut qu’y consentir, accepter d’avoir des visions de réalité et que l’illusion, se donnant comme réalité, lui donne sens. Le personnage de Shirley, comédienne, secrétaire, ouvreuse de théâtre, redouble l’illusion : les multiples vies qu’elle endosse sont-elles des rôles, une immersion pour préparer des rôles ou des boulots alimentaires ? Ou tout ça à la fois, comme dans le hall d’hôtel où surgit un fantôme de King Kong alors que Shirley répète un texte : rôle de comédienne dans la pièce ? matérialisation de l’imaginaire ?

On a des visions, on entend des voix. Quasiment pas de dialogues, contrairement à ce que le métier de Shirley pourrait laisser supposer. Une voix, surtout, seule en scène, qui nous laisse surprendre des bribes d’un monologue intérieur qui se dérobe. Ces bribes laissent imaginer, avec d’immenses ellipses, ce que pourrait être la vie de Shirley, et ces ellipses rendent justice aux peintures, si promptes à entraîner l’imagination : elles sont les entractes dont on aime imaginer les actes. Le film n’est pas un de ces scénarios, plutôt une évocation poétique de la puissance narrative contenue chez Hopper. Il ne raconte, ne dépeint pas d’histoire à partir des personnages ou des décors, mais célèbre cette peinture de l’entr’acte.

On ne se demande pas ce qui va se passer, mais comment le temps va passer (et rien ne va survenir). Ici, la profondeur, c’est le temps, matérialisé par des mouvements infimes. Un objet, une lumière, un grain de peau suffisent à donner du relief. Stephanie Cumming, a comédienne qui incarne Shirley, a une une présence incroyable, présence au monde sensuelle et sensible, à fleur de peau… Autant dire que je n’ai pas été outre mesure surprise en apprenant qu’elle est aussi danseuse. Elle parvient à faire passer des rares instants de ressentis : la distance d’avec l’homme qu’elle enlace, dans son fauteuil ; la tension érotique qui s’installe dans la distance lorsque, pour la première et la dernière fois, elle pose pour son mari photographe : l’œil familier, en l’objectivant, devient soudain étranger – elle est saisie à distance, comme une proie amoureuse ; et d’une manière générale, le flottement dans lequel se font les retours sur la manière dont on vit sa vie…

Un cinéma de tropisme en quelque sorte, tout en suspension. Même le suspens est en suspens et le drame du film, pour beaucoup de spectateurs, c’est qu’il n’y en ait aucun. Je me suis ennuyée, moi aussi, mais le film s’apprécie avec son ennui. Quelque part, c’est parce qu’il y a de l’ennui que Shirley est réussi, que la peinture de Hopper est intimement comprise comme peinture de l’entr’acte, de l’entre-deux sur lequel on ne s’arrête jamais ou presque – à tort ou à raison, à vous de voir.

Mit Melendili et Palpatine (en septembre, donc, voilà, voilà)

À lire : l’interview du réalisateur, en VO sur le beau site du film ou en traduction
l’essai d’Alain Cueff, Edward Hopper, entractes