Été 2017

Juin. Les Japonais m’ont semblé si déprimés-déprimants que je suis farouchement décidée à prendre le contre-pied. Je retrouve un certain contentement à travailler.

Juin. 30 ans de JoPrincesse, une soirée douce et dansante, dont je conserve, encore aujourd’hui, les paillettes – au moins une, dans ma salle de bain, à côté des toilettes. Octogonale et argentée, dédoublée par le reflet dans le carrelage de la baignoire. Ça me fait sourire à chaque fois que je vais pisser. (La vraie poésie.)

Paquet cadeau-kraft avec une madame Princesse dessinée dessus

Juin. Dîner avec P. J’ai voulu me soustraire au sourire de pitié-empathie apparu sur son si beau visage, mais j’ai vainement tenté de changer de sujet : mes amies sont aussi têtes de mules que moi ; il a fallu épuiser la question. Elle a attendu que je me cogne comme une souris en cage à toutes les issues de secours, patiemment maintenues closes, jusqu’à ce qu’immobile, enfin, je reconnaisse ma défaite d’autruche et regarde en face. Trois mois se sont écoulés depuis, et le problème d’alors me semble lointain. Grâce à ses yeux tristes.

Mi-juin. Anniversaire surprise d’O. qui, à la vérité, a l’air moins surprise que perplexe de ce qu’on lui a menti. Elle rit, heureuse, mais bute sur la même observation, visage après visage, de même qu’elle nous a découvert, un à un : par omission ou franchement, toi aussi, tu m’as menti ! Fragilité de ce qu’on croit. Fragilité de l’amitié : j’échappe à la phrase de perplexité parce que je n’ai comme souvent ni pris ni donné de nouvelles en un long temps.

Mi-juin. Anniversaire surprise d’O. Passant sous le chambranle de la porte, j’entends derrière moi celle qui était témoin au mariage d’O. et que j’avais conduit sur les lieux, je l’entends raconter l’agression dont elle a été victime dans le métro, aux aurores, alors qu’elle rentrait de sa nuit d’infirmière, les côtes cassées, le dos brisé… Elle raconte ça comme elle me l’avait raconté l’an passé, la glace à peine brisée. Le traumatisme : raconter l’agression à chaque nouvelle rencontre, à de nouveaux inconnus, comme élément, désormais, de son identité.

Fin juin. Paradis du fruit de George V avec V. avant son spectacle : une salade bobo pour elle, une coupe glacée pour moi. Elle remercie son binôme depuis maintenant dix ans de lui avoir appris à communiquer, vraiment. Elle le conseille et le répète ; je l’entends dans ce qu’elle me raconte des relations dans la compagnie, face à ses collèges, face à son supérieur bel artiste mais mauvais manager. Je suis admirative devant son aplomb et sa détermination à ne pas se laisser faire, tout en respectant les autres. Admirative et fière, aussi. Comme de beaucoup de mes amies, désormais plus matures que moi, l’éternelle enfant sage.

Fin juin. Anniversaire de LazySunnyGirl. Son groupe d’amis n’est pas vraiment le mien, mais je la retrouve toujours avec plaisir. Installée dans le bar, une cabine photo en noir et blanc me donne des envies de surréalisme, identité de dos, main abandonnée, rideau fermé. S’y succèdent les grimaces, heureux délires de groupe auxquels j’ai toujours le plus grand mal à m’abandonner, à regret. Je ne me force plus ; je garde le souris et pars tôt, en emportant la jolie bouteille de limonade bio que je n’ai toujours pas converti en solitaire, faute de fleur à y mettre. Crêpe à la crème de marron en sortant, avec les compliments de la maison et une ristourne du vendeur, retour paisible et heureux de solitude.

Fin juin. Dîner avec la team édition. En l’absence de la cinquième acolyte, désormais mère, et peut-être en partie parce qu’elles savent que je n’en veux pas, les autres se sentent suffisamment en confiance pour aborder, à tâtons, la question des enfants. Question qu’elles ne se posent pas, pas directement, mais qu’elles sentent posée par la société, comme sommées de prendre position.
S. ne se projette pas ; elle ne sait même pas ce qu’en pense son copain, qui plane en thèse à mille lieues de tout ça.
J. n’en veux pas a priori, mais elle sent le désir poindre son nez quand elle est en couple et très amoureuse. L’idée flotte, son copain serait plus partant qu’elle, partisane du : pas tout de suite, profitons d’abord de la vie (avant de la donner), on verra après.
C., qui ne se voit pas mère, commence néanmoins à se poser la question de la transmission. Mais elle ne voudrait pas projeter sur un enfant le sens qu’elle peine à trouver dans sa vie. D’abord régler ses problèmes.
Cette conversation feutrée dans le brouhaha du restaurant m’a émue, intime, sensible et sensée, bien plus nuancée que ce qui est habituellement martelé par les mères comme par les nullipares qui comptent bien le rester. Tout cela n’est pas réductible à une question de désir (d’en avoir, comme si l’on n’avait jamais ses raisons, autres qu’hormonales) ou bien de raison (de ne pas en vouloir, comme si c’était forcément une absence de désir et pas un désir de ne pas). J’ai tendance à penser qu’on rationalise a posteriori en décision ce qui n’est d’abord qu’une intuition intime, et qui en tant que telle n’est pas discutable – seulement plus ou moins audible.

Début juillet. Anniversaire de Melendili dans une nostalgie douce-amère d’odeur de bière. On voudrait toujours faire plus, mais je suis contente d’être là. (Et pour une fois, je ne suis pas la seule à carburer au virgin mojito.)

Début juillet. Répété du défilé aérien. D’une année sur l’autre, j’oublie la différence entre les rafales et les mirages, mais je quitte toujours mon poste pour courir à la fenêtre comme si j’avais 5 ans.


Mi-juillet.
Journée à Étretat avec Mum. On prend le pont de Tancarville comme on prendrait un toboggan (comme la ligne 5 prend le tournant entre Austerlitz et quai de la Râpée ; comme les dos d’âne à l’arrière de la voiture, enfant) à l’aller et au retour – un petit goût de San Francisco au-dessus des campagnes françaises. La ville est blindée de touristes, dont nous sommes. Un 15 août, pensez-vous. On tourne une heure en voiture à la recherche d’une place de parking. Mauvaise conscience d’échanger tant de CO2 contre un peu d’iode. On grimpe ; on respire plus rapidement, puis plus large ; nos yeux s’accoutument à l’horizon. Les falaises disparaissent quand on est dessus et qu’on s’éloigne de la plage-paysage ; le calme fait son apparition, l’odeur, les plantes, les conversations et leurs bribes croisées. J’aurais pu passer la journée à longer le littoral, à frôler puis oublier mes souvenirs écossais. Nous n’avons pas cherché d’hôtel, finalement, nous avons pris une glace puis sommes rentrées, rassasiées d’air marin.

Le pont de Tancarville
GPS avec l'icône de la voiture en plein champ vert
Quand le GPS, dont les cartes commencent à dater, transforme la petite Polo en 4×4 tout terrain et nous propulse hors-piste. (Il nous aura pas mal baladé, au final.)

Mi-juillet. Lendemain de la journée à Étretat chez Mum. Plaisir de se lover et paresser dans le canapé rouge, le dimanche, le passé pas si lointain mais plus si proche de lycéenne puis étudiante chouchoutée. Les pancakes au petit déjeuner. Le déjeuner sur la terrasse si parfaitement bicolore qu’on la dirait sortie d’un magazine de décoration. Une glace sur la place du marché, menthe claire, claire, claire, impossible à confondre avec de la pistache : menthe pastille Vichy. Promenade dans le domaine du château, du côté des biquettes, bien après Marie-Antoinette, là où on avait pique-niqué l’an dernier pour l’anniversaire de Melendili (chaque été, ai-je l’impression, il faut aller un peu plus loin pour trouver une entrée libre). Mum n’était jamais venue par là. La lumière est dorée, dorée, dorée ; la clairière, large comme le jardin de Dad pendant mes étés khâgneux. Golden hour, le cœur aux yeux.

Fin juillet. Déménagement d’Hugo et Mimiskaya, appris par hasard en le croisant dans la rue. Cela m’a collée une grosse bouffée de nostalgie, comme si je nous voyais tous d’ici dix ou vingt ans, en surplomb du temps qui passe et qu’on jalonne d’étapes plus ou moins attendues. J’arrive à l’âge où l’on emménage ensemble, à l’âge où les gens qui poussent les poussettes ont le même que le mien et ne sont plus babysitters, à l’âge où l’on commence à persévérer dans la vie qu’on s’est choisie. Cet âge jusqu’à présent repoussé en périphérie de mon second cercle amical a pénétré jusqu’au premier. (Les Versaillais ne comptent pas.)

Fin juillet. Déménagement d’Hugo et Mimiskaya. Du cinquième étage sans ascenseur au quatrième sans également, sauf à passer par l’immeuble d’à côté : ascenseur jusqu’au quatrième, escalier en colimaçon jusqu’au cinquième, traversée des chambres de bonnes (d’où sortent des gens qui n’ont l’air ni pauvres ni étudiants) puis escaliers pour redescendre au quatrième du bon immeuble. Nous nous sommes vite retrouvés trempés de sueur, et liés par le poids des cartons, sans même que j’ai retenu tous les prénoms. Il faut croire que je retrouve mes origines bretonnes en déménageuse amateur, et cela me met en joie comme quand, en classe, il fallait réaménager les tables : j’étais toujours partante pour activer des muscles autrement guère sollicités en ces murs, et faire étalage d’une force qu’on attendait surtout des garçons. Là, je réfrène cet élan et renonce à certains cartons pour préserver mon dos. Mais j’aime l’épuisement qui me gagne, et passer par-dessus, remonter encore et encore, en se croisant dans les escaliers. Je ne cache plus être essoufflée, comme lors de la première montée. Les garçons galèrent avec la machine à laver. On se retrouve de l’autre côté du miroir, où tout est à recommencer. Mimiskaya a trouvé une technique imparable pour transporter planches et cartons à travers le couloir des chambres de bonnes : utiliser le fauteuil à roulette au cuir déjà bien entamé. Roule, roule ma poule, on fait un bruit du tonnerre mais on s’amuse bien en se fatigant moins. On finit tous épuisés dans le nouvel appartement calme et lumineux que j’envie un peu, à attendre des pizzas qui mettront une heure à arriver. Bavardages de geek aux quatre fromages. Les courbatures sont encore à venir.

Ma clé s’est cassée dans la serrure, aussi, cet été.

Début août. 5 ans + 24. Me voilà adulte selon Saint-Augustin. C’est une belle journée d’anniversaire, autant par la météo, étonnamment clémente après une semaine d’instabilité pluvieuse, que par les gens qui l’ont peuplée. Après-midi avec Mum, massage et mousse au chocolat. Soirée pique-nique au parc Montsouris en comité restreint, et par le mois et par envie. Sur la nappe rayée, du fromage, de la tapenade aux figues, une boîte à musique, des amis. Et la lumière dorée qui nous auréole de son déclin. Je suis trop surexcitée pour être gagnée par la nostalgie, toute entière contenue dans les polaroïd de JoPrincesse, transformée en princesse pré-raphaélite par sa robe champêtre et ses cheveux ensoleillés. Je raconte n’importe quoi, à peine aidée par le doux fumet de RER B d’un groupe voisin. Je souffle les bougies sur le carrot cake princier, recroquevillée les fesses en l’air comme la souris en pâte de sucre plongée dans le nappage au chocolat sur le gâteau délirant d’O. L’identification est totale. L’excitation aussi. Tout de même, je me détourne de temps en temps de la nappe rayée pour soulager mon dos en tension et observer la cime des arbres bordée de lumière, qui se dessine nettement puis se confond doucement. Il commence à faire froid, même avec Palpatine tendrement affalé sur moi. Encore un peu, je grappille des miettes de temps et de peanut butter cookies, apportés par une A. speedée-épuisée. Puis il faut se résigner et lever le camp, se réchauffer à grandes enjambées.

Polaroïd du pique-nique, avec le gâteau-souris au milieu
(Trop sombre pour apprécier la chemise bûcheron de Palpatine <3, mais assez clair pour voir les souris en pâte de sucre dans leur enclos de Mikado.)(Tout ceci me donne fort envie de m’acheter moi aussi un appareil à fabriquer des souvenirs pour les rendre partie intégrante de l’instant présent et conjurer la nostalgie, devancée.)

Août. Seule au bureau avec l’ex-stagiaire, futur héritier. Personne ne voit mon écran : je bosse mieux que jamais, par plages hyper concentrées, pour ensuite prendre le temps de vider la pile de mon lecteur de flux RSS, bidouiller mon nouveau blog, m’essayer aux podcasts ou jouer avec les flexbox. Ce régime peu orthodoxe coupe court à la lassitude qui d’ordinaire me fait scroller toutes les dix minutes le travail accompli dans le découragement de ce qu’il reste à faire. Journées légères.

Août. Palpatine travaille toujours comme un forcené, mais nous avons peu à peu repris nos soirées, nos promenades et nos discussions écarquillées sur le canapé gris-bleu foncé. Cela ne semble peut-être pas grand-chose, mais ça change tout. Soirées légères. Matinées lumineuses.

Août à la dérive. Même sans congés, la vacance est là, dans l’inhabituel calme parisien (quoique moins désert que les années passées). J’aime et abhorre cette période qui doit toujours prendre fin, alors que j’y suis nichée avec Palpatine comme dans une cabane hors du monde. Il faut bien en sortir, ne serait-ce que pour se nourrir des autres, par quoi nous nous substantons mutuellement, mais cette nécessaire réouverture m’est à chaque fois une micro-déchirure désagréable. Un pincement semblable aux fins de week-ends ou de vacances quand, petite, je revenais chez moi d’autre chez moi ; chez ma mère, chez mon père. Je ne préférais pas un lieu à l’autre : je détestais l’arrachement, fût-il régulier et bénin.

Mi-fin-août. La vacance m’envahit la cage thoracique, m’étouffe de sa trop grande légèreté. L’éphémère, le doré. Je vois tout se détacher de ce fond, l’impermanence, l’intranquilité. Vanités sans crâne ni bougies. J’ai de plus en plus de mal à profiter des choses sans que m’étreigne la lancinante émotion de la golden hour. Du mal à me lancer dans une activité, à choisir un divertissement tel que j’en oublie sa nature de divertissement. Parfois j’envie Palpatine, de se tuer à la tâche. Et non. Cela fait un an, peut-être deux, voire trois, que je papillonne d’une idée à l’autre, comme ces étudiants velléitaires que je méprisais. Un mois, je vais devenir chocolatière. Le suivant, professeur de danse, d’ailleurs mon prix de conservatoire me donne l’équivalence de la partie technique. Oubliez tout, je vais me remettre à l’informatique, puisque j’ai les bases. Mais je ne supporte plus de passer mes journées assise : je boucle. Je suis devenue paresseuse depuis que je ne suis plus ni danseuse pré-pro, ni pyshcokhâgneuse. La discipline s’est brisée sur l’échec ; j’ai continué par habitude sans comprendre que je finissais sur ma lancée, sans plus d’élan. Le goût de l’effort, que je ne percevais même pas dans la discipline, s’est mis à me faire défaut. S’il est vrai que la paresse n’est pas le goût de la farniente, comme je le croyais, mais le découragement devant l’effort, alors je suis devenue paresseuse. Je me tends des carottes pour me remettre en train, mais la vérité est que je ne sais plus où persévérer. (Seul apaisement dans l’immédiat : la câlin-plaquage qui bloque les hoquets d’angoisse. Mais je sais aussi que le meilleur moyen de retrouver l’équilibre est de me retrouver seule ; sinon, je me raccroche aux autres et vacille encore plus lorsqu’ils s’éloignent d’un pas.)

Fin août. Mes collègues sont rentrés de vacances, leurs ordinateurs saturent à nouveau la pièce. Grognon comme pas possible le premier jour, je reprends peu à peu ce que leur présence a à m’apporter : apartés personnels, bonnes vacances, bonnes adresses, et discussions professionnelles, remotivant quelque peu la routine. S’il y a matière à débat, alors peut-être que ce que je fais à un sens, un peu.

Fin août. Je rentre à pieds plusieurs fois par semaine, en attendant la reprise de la danse et ses endorphines. J’ai réalisé mes premiers bonbons en chocolat, au praliné. Je m’accroche à mes lectures et l’idée commence à poindre de prendre à nouveau des congés pour finir le premier jet de mon bouquin sur la danse, sans savoir si j’aurai le courage de m’y atteler ni même celui de m’en désintéresser. Je préfère voir petit, pour le moment, laisser les idées de dessins et d’articles de blog bourgeonner. Je les bichonne le soir avant d’aller me coucher comme, gamine, je rêvais à tous les bricolages manuels que j’allais bien pouvoir faire, inspirés de Minnie Mag. Des trucs de souris, on n’en sort pas.

Fin août. Août n’en finit plus de finir, mais on y est bientôt. Bientôt une nouvelle saison, les feuilles par terre, l’ivresse oublieuse de soi dans les salles noires des théâtres. La golden hour déjà se raccourcit, le soleil plus bas disparaît derrière les immeubles avant de prendre à la gorge. J’aime passionnément le soleil, mais je me demande si je ne préfère pas secrètement les jours gris ou plutôt blancs, qui laissent la journée se dérouler dans un temps étal, sans qu’on soit sans cesse pressé par le sentiment de la fin. Peut-être reprendre un bref journal m’aidera-t-il à retrouver prise sur le temps quotidien.

Mosaïque "Vous êtes ici" sur un mur jaune uni
Tautologie ivryienne

Tokyo, Kyoto, Osaka, face B

Tu n’as rien vu à Hiroshima.
Marguerite Duras

 

Le voyage ne s’écrit pas ; je n’y arrive pas. Non pas parce que tout est lié (tout l’est toujours), mais parce que les souvenirs changent de tonalité au fur et à mesure que je me les remémore, selon le fil sur lequel, éventrés, ils s’empilent en un collier de perle sans cesse recommencé. J’ai commencé par un long billet qui devait tout récapituler (une synthèse non synthétique comme je les aime), mais je me suis aperçue que c’était surtout pour y enfouir-révéler ce qui me turlupinait et que le temps d’y arriver, tous les souvenirs étaient colorés-décolorés par l’appréhension, enfilés sur un fil noir quand je voudrais tout coudre, noir, gris ou blanc, sur un fil doré – tout écrire dans la lumière de la golden hour, parce que tout a été vécu et ne le sera plus de la même manière au même moment.

 

 

Il faut pourtant commencer par la lumière grise de l’aube. Le jour se levait à 4h du matin. À Tokyo, assommés par le décalage horaire, nous ne nous en sommes même pas aperçus. À Kyoto, nous étions recalés depuis plusieurs jours déjà, et je peux vous assurer qu’à 5h, il faisait jour dans la chambre, malgré le masque, malgré les rideaux occultant. J’ai laissé ma robe en T-shirt noire au pied du lit pour m’ensevelir le visage dessous, mais à 8h, grand soleil, je capitulais après un sommeil en pointillés. Il nous fallait encore trois heures pour lever le camp.

La plupart des temples fermaient à 17h, ce qui nous laissait six heures de visite : assez pour soupirer d’extase au moment de soulager nos pieds de notre poids, mais trop peu pour s’octroyer beaucoup de marge. J’ai beau me dire qu’on ne peut pas tout voir dans un voyage et que c’est l’expérience de l’instant qui compte, il y a toujours un moment où me reprend la frénésie de la check-list. Tel, tel et tel point à voir, on a tout loupé si on ne les as pas vus : je loupe tout de peur de les louper. Le but s’oublie prétexte à découverte, il vaut pour lui même, impératif catégorique du guide, gérondif touristique : ce temple est devant être visité. En arrivant au Pavillon d’or, soulagée que nous soyons arrivés avant la fermeture, je m’en désintéresse : c’est fait. Je me retrouve à parcourir la ville selon la même dynamique que le journal d’Annie Ernaux ou les lettres de Simone de Beauvoir lorsqu’elles attendent leur amant : toute joie absente, rien que tension dans l’attente. J’ai beau essayer de contrer la frénésie de la check-list, son rappel est insidieux, ancré dans une angoisse bien plus profonde, hyperbolique : celle de mourir sans avoir vécu.

 

 

À la fin d’une journée très agréable, alors que nous cherchions depuis un peu trop longtemps un restaurant introuvable malgré l’évidence de la puce bleue sur Google Street Map et que Palpatine ne s’activait pas aussi vite que la faim faisait monter le niveau de stress de mon corps, je lui ai hurlé que j’en avais marre de le traîner comme un boulet, que je ratais déjà ma vie alors que j’aimerais bien ne pas en plus rater mes vacances. C’est sorti sans y penser ; j’y ai pas mal pensé ensuite.

J’ai toujours fonctionné comme une cocotte-minute. Seulement, d’habitude, je retourne la colère contre moi et ce sont des larmes qui sortent, pas des cris. J’ai découvert il y a peu à quel point ce peut être libérateur d’expulser la colère plutôt que de la ravaler. Peu à peu, sans m’en rendre compte, je suis devenue passive-agressive, surprise que ce que je pensais une pique affectueuse, comme on s’en balance régulièrement, sonne davantage comme un reproche. Je me suis rendue compte de la violence accumulée en me remémorant le mouvement de recul de Palpatine dans l’ascenseur à Tokyo, alors que je m’exaspérais de ce qu’il retardait notre départ en ayant oublié je ne sais quoi dans la chambre (que j’aurais très bien pu moi aussi oublier) ; je me suis rendue compte à ce mouvement de recul que j’avais la main levée, prête à frapper. Rarement eu aussi honte de moi.

Je rate déjà ma vie, j’aimerais bien ne pas rater en plus mes vacances. J’ai conscience de l’exagération (du grotesque, aussi) au moment où je m’entends, tout en ayant le sentiment de toucher juste, de comprendre enfin que c’est cette peur, cette rancœur-là que j’ai transportée à l’autre bout du monde, et que le voyage m’exaspère comme un divertissement qui ne fonctionne plus.

J’en ai marre de te traîner comme un boulet. Trop tard. Les paroles ne s’effacent pas, et je sais que si Palpatine ne dit rien, se gardant bien d’envenimer les choses jusqu’à la dispute, il n’oublie rien non plus. Sans rancune, sans pardon. Je sais certaines paroles de ses amies, prononcées sans y penser ou sous le coup de l’énervement, qui ne sont pas passées. Je le sais, et le remord arrive à l’instant même où je crie, sans que je puisse nier la joie sourde de laisser sortir la frustration. Les doigts qui pianotent sur le téléphone plutôt que sur moi au réveil. Les mails à lire, à envoyer à toute heure de la journée. Le travail, qui prend tout le temps, toute la place. Tout l’esprit, surtout : les deux heures de boulot le soir à l’hôtel étaient prévues, et j’en ai à chaque fois profité pour twitter dans le détail notre journée ; mais ça déborde, ça continue de tourner, de s’insinuer, de nous éloigner. Je sais que la chaleur redevient plus supportable pour Palpatine à ce qu’il recommence à parler boulot ou business, et une conversation autre n’est jamais à l’abri d’un eurêka quant à une solution pour éradiquer un bug. Cette monomaniaquerie a quelque chose de comique, et on en rit parfois de bon cœur, mais le rire n’efface pas la fatigue et la lassitude qu’il aide à supporter. Impression de tourner en rond, dans nos conversations et dans nos êtres, de plus en plus juxtaposés. À sa frustration de ne pas trouver assez ou assez vite de répondant dans le business répond ma frustration de ne pas réussir à soulager la sienne, d’être un mauvais divertissement. Présence absentée, soutien défectueux, nous avons de moins en moins à nous apporter. Chacun se cristallise sur son obsession : faire que ça marche, faire que ça s’arrête. Le téléphone explosé contre le mur : avais-je pensé l’image plus tôt qu’elle serait devenue mon mille-pattes, comme chez Robbe-Grillet. Malgré quelques percées, la lumière s’est retirée au bout du tunnel et je doute parfois d’avoir la patience et l’endurance nécessaires pour l’atteindre tandis qu’elle semble reculer.

 

 

J’ai hurlé sur Palpatine et le lendemain, j’étais lessivée. Vidée de tout le négatif absorbé comme une éponge. Exprimée comme un citron. Assise devant une forêt de bambous, je me suis demandé ce que l’on faisait là. Qu’est-ce qu’on fait ici ? Pourquoi on voyage à l’autre bout du monde. Qu’est-ce qu’on espère y voir ? Quel intérêt à voir ? Puisqu’on ne peut pas se fuir. À partir de ce moment, j’ai eu envie de rentrer. De retrouver l’obscurité jusqu’à 6h du matin, des fruits et légumes dans mon assiette, mon calme et une identité plus flatteuse. De rentrer en moi.

Je ne cherche pas à tenir une comptabilité des torts et des bons points. Cela n’aurait aucun sens : il s’agit d’ajustement, de réussir à s’ajuster l’un à l’autre. Mais d’avoir écrit cela, d’avoir reconnu l’existence de la frustration au lieu de la refouler, fait ressortir tout ce que le voyage a pu avoir de lumineux. Cela jaillit soudain simplement. Les contrariétés tirent à elles la pellicule noire qui, couvrant le blanc, faisait grisaille ; elles se rassemblent en un yin qui ne laisse plus qu’un petit rond noir dans le yang, à travers lequel passe à nouveau la lumière. Je ne raconte pas le noir pour l’isoler du blanc et l’oublier, mais pour redonner au blanc tout son éclat. Et au noir. C’est l’un et l’autre. Quand on me demande si j’ai aimé le Japon, je réponds rapidement que je n’ai pas trop aimé le pays, mais que j’ai aimé le découvrir, rassurez-vous. Ce n’est pas tout à fait juste : l’un et l’autre, le Japon et le voyage, sont trop intimement liés pour pouvoir ainsi les séparer. Il faudrait dire : j’ai aimé ce voyage et je ne l’ai pas aimé. Ce faisant, je m’interdirais de fourrer tout ce que de ma vie je ne veux pas voir dans cette case-là du monde et de mes souvenirs, et de fermer hâtivement la porte du placard rempli d’affaires prêtes à dégringoler en m’écriant que non, je n’aime pas le Japon (mais le voyage j’ai aimé : le placard s’ouvre, tout dégringole).

Blanc et noir nippon, gris souris. L’un et l’autre, je peux maintenant vous raconter, sans laisser aucun des deux empiéter sur l’autre.