Eva là

Les rares fois où je consulte le programme TV, c’est sur le site de Télérama. J’ai conscience de la boboïtude du geste, mais je ne peux tout simplement pas résister aux descriptions acerbes de leurs journalistes. Le tout début des résumés me réjouit en particulier, avec l’énoncé d’un genre qu’il viennent d’inventer. Genre inoxydable pour une comédie de Funès. Pour Eva, je les imaginerais bien… Genre : Isabelle Huppert. Parce que c’est vraiment ça : un film où Isabelle Huppert fait de l’Isabelle Huppert, aka la meuf qui n’a peur de rien parce qu’elle se fout de tout, et joue ce rien sans qu’on ait l’impression qu’elle brasse du vide. Les bizarreries du personnage qui, jouées par n’importe qui d’autre, seraient ridicules ou perverses lui passent tellement à cent pieds au-dessus de la tête qu’elles est paraissent naturelles. Pendant tout le film, on se dit pourquoi pas ; quand ça s’arrête, on s’arrête au pourquoi.

Enfin, je sais bien pourquoi, pour qui je suis venue : pour Gaspard Ulliel, qui me fait plus d’effet que n’importe quel acteur — et bon, le bougre, parce que j’avais assez envie de mettre des claques à son personnage. Son duo avec Isabelle Huppert est improbable mais fonctionne très bien : dans le genre taiseux qui donne de la profondeur à la moindre platitude, il n’est pas mal non plus. On peut le vérifier avec la pièce que son personnage tente d’écrire à partir de conversations réelles : incarné, ça va ; sur le papier, bonjour les dégâts. Mais t’es intéressé, tu veux savoir la suite, hein, fait remarquer le dramaturge de mes deux à son mécène, que le sujet de la pièce laisse dubitatif mais qui voudrait bien voir le développement. Pareil pour le spectateur : on doute que tout cela mène quelque part, mais on n’est pas contre faire encore un bout de chemin. On n’est pas déçu du voyage à la fin : de la très belle eau de boudin. Eva là le travail.

Lui, Paul Verhoeven

Elle s’ouvre sur des cris équivoques : lutte ? ébats amoureux ? La caméra tourne, nous allons être renseignés… mais nous nous retrouvons face au chat, miroir de notre propre questionnement. L’animal se désintéresse assez vite du spectacle, que l’on suppose alors banal, et c’est à ce moment précis que l’on est catapulté sur la scène… du viol – avec du sang et des éclats de vaisselle que la victime s’empresse de balayer une fois tout terminé. Elle : Isabelle Huppert, la bourgeoise masochiste de La Pianiste. À qui d’autre confier le rôle d’une femme que sa profonde indifférence aux autres et à elle-même, engendrée par un père serial killer, fait à la fois garce et figure stoïque ? Elle a l’hébétude pragmatique. Il lui pleut devant comme derrière, jusqu’à l’incongruité, jusqu’au rire.

J’ignorais qu’on pouvait rire devant un thriller (le pull de Palpatine attestera qu’il s’agissait quand même d’un thriller) : sous cape, parce que ce n’est pas drôle, sous forme d’un hoquet sonore avec le reste de la salle, parce que ce n’est pas drôle mais quand même, secousses partagées avec Palpatine jusqu’aux fronts qui s’entrechoquent, puis chacun recalé dans son siège, les mains retournées dans le vide, mais what ? plaquées contre la bouche, sérieusement ? index qui reste en travers de la bouche, majeur et pouce qui enserrent la mâchoire, moue mi-perplexe mi-admirative de la perplexité dans laquelle on est plongé, fascination mi-amusée mi-horrifiée, et mon nez à nouveau dans le cou de Palpatine, torse martelé, bras malaxé, parce que je suis une petite nature et que c’est violent. Inattendu, en réalité.

L’à venir

Le générique d’ouverture s’égraine lentement au cours de la première scène, trajet en bateau, famille emmitouflée, marche et station à un point de vue, jusqu’à ce que le titre s’affiche sur la mer à perte de vue, une tombe au premier plan : L’Avenir.

 

Voilà.
La mort est l’avenir de l’homme.

 

En attendant, il y a le présent et celui de Nathalie, ce sont des livres, de grands enfants, un mari philosophe, lui aussi, une mère qui perd la raison, des copies à corriger, une collection à diriger et un ancien élève normalien engagé.

 

L’à venir, ce sont des livres, des petits-enfants, un ex-mari toujours philosophe, la maison de retraite, des copies à corriger et un ancien élève normalien dégagé dans le Vercors.

 

L’à venir est encore un présent d’avant la mort, sans les lendemains qui chantent de l’avenir…
… quand les bouquins de philo se vendront comme des petits pains sans les couvertures Haribo que le marketing veut leur coller ;
… quand les élèves penseront par eux-mêmes après avoir entendu des kilomètres d’explications de texte (nous sommes à Henri IV1) ;
… quand elle retrouvera quelqu’un, c’est sûr, pourquoi pas plus jeune, lui souffle son ancien étudiant, que la bande-annonce poussait dans ses bras et nous dans le panneau ;
… quand on réussira à accorder ses pensées et ses actes, sans avoir à se renier soi ni à se retrancher du monde pour ça ;
… quand la liberté sera nôtre ;
… quand les poules auront des dents et nous fermeront le caquet.

 

L’à venir, au présent, c’est que …
… ces couvertures qu’elle dit élégantes sont moches de désuétude et les couvertures-bonbons rendent le savoir gai ;
… les élèves pensent à avoir le bac et l’auront tous avec mention (nous sommes à Henri IV2) ;
… l’amour se trouve sous le sabot d’un cheval et il n’y a qu’un chat noir, « obèse en plus », qui se fait balader dans une cage en osier – la boîte de Pandora ;
… la liberté est errance si on ne l’envisage pas comme une promenade ;
… il est plus dur d’aimer la vie que la sagesse, et c’est pourtant là qu’elle réside.

 

Nathalie trimballe à l’écran sa silhouette émouvante d’enfant qui a trop vite vieilli (je n’avais jamais remarqué que le corps d’Isabelle Huppert semblait avoir été resizé sous une tête d’adulte). Elle ne le prend pas bien ; elle ne le prend pas mal non plus : elle le prend comme ça vient. Au final, c’est moins son savoir qui la rend philosophe que, prosaïquement, le quotidien qu’elle maintient coûte que coûte, parce qu’il faut bien que vieillesse se passe. Même si, le con, il a pris tous les Levinas avec les annotations !


1
Ce qui, dieu merci, nous épargne les débats existentiels qui sonnent archi-faux.
2 Un jour, on aura un film de prof dans un lycée qui ne sera ni sur la montagne Saint-Geneviève ni en banlieue – juste un lycée un peu moche comme il en existe partout ailleurs.