Le Dernier Amour d’Attila Kiss

Le Dernier Baiser d’Attila : j’ai ainsi contracté le titre tout le temps que le livre est resté avec la pile de mes emprunts. Le Dernier Amour d’Attila Kiss, de son titre exact, est le premier roman de Julia Kerninon, mon dernier crush littéraire en date dont je risque d’avoir tout lu avant la fin de l’année. C’est un premier roman, ça se sent : tout y est, foisonnant, entassé comme les ors et ornements dans une église baroque italienne. C’est trop et c’est parfait, riche et éblouissant, même si c’est aussi bancal, évidemment, même si cette histoire de grief historique inséré à l’échelle d’une relation est un peu dure à avaler pour qui n’est pas en année sabbatique, enfermée dans une pièce à écrire à Budapest, et Julia Kerninon le sait, qui en fait un paravant, un prétexte pour son personnage qui a d’autres choses à se reprocher. Il y a déjà là toute l’habileté narrative que la romancière déploiera avec davantage de maîtrise encore dans ses romans suivants, il y a des thèmes que l’on retrouve, la fuite comme sortie de route, le passé que l’on porte avec soi comme une lourde couronne, les relations amoureuses asymétriques en âge (et toujours l’homme plus âgé) ou encore le désir qui se sait et ne s’en excuse pas.

Encore une fois, j’ai eu envie de tout recopier. J’ai jubilé ce faisant des adverbes qu’il faudrait couper en vertu de je ne sais quelle retenue littéraire et que Julia Kerninon utilise goulûment, absolument ; je me suis gavée de toutes ces virgules qui accumulent, précisent, enrichissent et brouillent en même temps ce que l’on commençait à cerner, qui déborde toujours. J’ai recopié comme elle écrit, sans choisir, en choisissant tout, de tout embrasser.

Les extraits suivants spoilent et ne gâchent rien, mais spoilent tout de même, aussi je vous suggérerais d’arrêter de lire dès qu’ils vous auront donné envie de lire le roman. Tout est donné dès le début, dans un incipit somptueux que j’ai relu plusieurs fois avant d’embrayer sur la lecture. Tout est donné dès le début, mais tout ne se comprend pas depuis le début ; comme en thérapie chez le psy, il y a un cheminement à faire pour revenir au début et s’écrier mais c’est bien sûr, mais tout était là, et tout y était effectivement, condensé, à déployer. C’est là qu’est la volupté de la lecture, et une fois encore le savoir-faire narratif de Julia Kerninon, qui élèvera dans Liv Maria le procédé au rang de préfiguration tragique, dans une sorte d’anti-ironie dramatique.

Au début, il la vit comme une Apache à la peau claire, mi-conquérante mi-fugitive, parce qu’elle était venue s’asseoir à sa table avec cette assurance déroutante — et puis, lorsqu’elle commença à parler, le premier soir, il discerna la fille en elle, non pas l’enfant mais l’infante, la descendante, la dernière d’une lignée, portant sut sa tête quelque chose de très lourd qu’elle ne pouvait ni voir, ni toucher. Après, il découvrit la guerrière, l’orpheline, qui amenait avec elle l’amante merveilleuse aux yeux grands ouverts, et il fut séduit. Soulevant une à une les couches sédimentaires qui la recouvraient, la protégeaient, lentement il vit se dessiner l’héritière d’une fortune et d’un nom séculaires […].

Plus on précise, plus on brouille.

Peut-être, lorsque nous prononçons les mots histoire d’amour, croyons-nous désigner ainsi la qualité romanesque de nos affections, la façon dont nous pouvons les réduire a posteriori à la banalité d’un récit — mais nous oublions alors que l’autre sens du mot histoire signifie archive, mémoire, rappelant que
les passions ne sont pas seulement des fables, mais d’abord une succession de guerres gagnée set perdues, de territoires conquis, annexés, pus brûlés, de frontières sans cesse réagencés. En réalité, l’histoire d’un amour repose sur les défaillances et les concessions, les enclaves protégées, les coups d’État, les caresses, les victoires, les amnisties, les biscuits de survie, la température extérieure, les boycotts, les alliances, les revanches, les mutineries,  les tempêtes, les ciels dégagés, la mousson, les paysages, les ponts, les fleuves, les collines les exécutions exemplaires, l’optimisme, les remises de médailles, les guerres de tranchées, les guerres éclairs, les réconciliations, les guerres froides, les bonnes paix et les mauvaises les défilés victorieux, la chance et la géographie. Lorsque deux individus se rencontrent et chercher à entrer en contact jusqu’à se fondre, cela commence toujours comme commence une guerre — par la considération des forces en présence.

Une histoire d’amour comme un historique (de la mise en relation).

Ceci est l’histoire d’un amour — la plus petite de toutes les histoires — l’histoire du dernier amour d’Attila Kiss. Parce que c’est une chose de déposer les armes, dans un mouvement superbe de tapage et de dévotion, mais c’en est une autre que d’accepter à partir de cet instant de se vivre comme perpétuellement désarmé.

J’adore qu’elle ne vende pas ça comme une grande histoire d’amour, mais au contraire comme une petite, la plus petite de toutes, où se jouent aussi de grandes choses. Peut-être aussi veut-on la garder petite parce que les grandes histoires d’amour le sont souvent par l’ampleur de leur fin dramatique ?

…

Il s’était demandé : Mais qu’est-ce que j’aime, au juste, dans cette odeur ? Et puis, immédiatement après, beaucoup plus douloureusement : Qu’est-ce que j’aime ? 


Pourtant, toutes ces dernières années insensées, passées à […] mentir à tout le monde, à louvoyer sans cesse, il ne s’était pas senti coupable — il s’était senti vivant.

(On retrouve ça avec les amants concomitants de Toucher la terre ferme.)


Il entassait les toiles finies dans un coin du salon, il se faisait un monde. Il avait appris à mélanger ses couleurs lui-même. ll avait appris la perspective. Il avait appris l’échec.

(Ici je repense à Une activité respectable, à la mère qui semble ne pas connaitre l’échec, parce sa fille n’a jamais été témoin des essais infructueux tentés avant sa naissance.)


[…] des touristes hystériques se jetant dans nos thermes comme des beignets dans l’huile chaude.

J’ai ri. Je veux dire, vraiment, pas intérieurement. Des sons sont sortis de ma bouche alors que je lisais au parc Barbieux, je crois. Et j’ai eu envie de Julia Kerninon soit ma pote. Désormais de gros beignets se superposent à mes souvenirs des bains Lukács.


Il refusait de l’admettre, mais il n’était pas vraiment taillé pour la monotonie qu’il avait lui-même établie dix ans plus tôt.


Et à part des rôles, qu’est-ce qu’il affronte, ton père ? lança-t-il. — Moi, elle avait répondu après un court silence. Il m’a affrontée, moi.Et comment ça s’est passé ? — Eh bien, il est mort. 
Alors Attila la regarda en face pour de bon.

That kind of badass girl.

Et elle, elle avait été la fille de ce monstre sonore, de ce bruit massif […]. Tu étais d’abord la fille d’un homme qui criait très fort, lui dirait Attila plus tard, quand ils se connaîtraient mieux. Oui, répondrait-elle, semblant l’espace d’un court instant scandaleusement soulagée de pouvoir le réduire à ça, libérée, cette érudite de l’opéra, ce puits de science musicale, cette fille de l’art, sa fille à lui, élevée dans ses chants, apaisée d’un seul coup en osant seulement l’évoquer par le bruit permanent qu’il lui avait imposé toute son enfance. Le pire, c’est que je ne sais même pas si j’aime vraiment la musique, avait-elle avoué le premier soir.

C’était comme une cathédrale de musique, et j’étais toute seule dedans […]


Quand nous avons fait l’amour, il y avait à peine quelques heures que je t’avais vu pour la première fois, assis à cette terrasse avec tous tes vêtements sur toi, et voilà que déjà nous étions nus ensemble — c’était presque une surprise de découvrir que tu avais un corps sous le tissu, penser que c’était si proche, qu’avant ça au café je t’avais demandé si je pouvais m’asseoir avec toi, j’avais eu recours à la politesse pour demander une chose aussi minuscule […] et à présent nous ne nous demandions plus rien, nous étions déjà dans cette brèche sauvage qu’ouvre le sexe dans les rapports humains, cette zone de non-droit où tout devient plus rapide, plus exigeant, plus instinctif, et je posais ma bouche sur la tienne alors que quelques heures avant je me serais excusée si je t’avais frôlé par inadvertance. 

(Cela me semble à la fois très juste et légèrement gênant post #metoo.)

Je savais très exactement quatre choses sur toi […], c’était très peu, c’était minuscule, mais l’amour est la forme de plus haute de la curiosité et je suis tombée amoureuse de toi. 

Avec la simplicité obstinée d’un oiseau faisant son nid, elle apporte ses affaires l’une après l’autre, au rythme de ses allers-retours entre Vienne et Budapest.


Il aurait voulu l’avoir connue quand elle était enfant, l’avoir connue tout le temps, qu’il n’y ait rien de sa vie qu’il lui ait échappé.

(Again, légèrement creepy.)


[…] c’était sa zone de confiance, le Staatsoper, le seul endroit du monde où elle s’autorisait à pleurer, dans le noir protecteur de la grande salle ovale.

…

Attention, on entre en zone de spoiler niveau 1.
À s’être présentée comme la fille de son père, la fille d’un grand ténor, Theodora a occulté sa mère. Attila découvre qu’elle est fille de ténor mais aussi fille de millionnaire, et la différence de classe, s’ajoutant au grief historique des Hongrois contre les Autrichiens, est plus difficile à vivre que la différence d’âge.

En dépit de ses échecs répétés, elle retournait faire les courses avec ravissement, avec enthousiasme, et il voyait bien que ça l’amusait simplement parce qu’elle ne l’avait jamais fait vraiment, elle n’avait jamais eu à nourrir une famille, ni personne. La vie qu’il avait vécue et qui était pour lui la seule vie réelle n’était qu’une sorte de jeu pour elle.


[…] il continuait de lui faire l’amour, comme s’il avait espéré pouvoir enfin épuiser le désir qu’il avait d’elle […]

Faire l’amour à : la préposition me gêne toujours, comme si elle réifiait l’autre. Si on fait l’amour à quelqu’un et pas avec quelqu’un, il y a comme un problème — de fait, Attila a un problème envers Theodora. Je ne vous avais pas encore dit d’ailleurs, que l’héroïne se nomme Theodora, dont l’abréviation en Theo m’a tout autant perturbée que ravie.


La problème, c’est qu’il faut être au moins deux pour se faire la guerre et qu’il est extrêmement difficile et épuisant de sa battre contre un adversaire qui ignore qu’il en est un.


[…] parce qu’elle avait appris la langue hongroise d’abord en lisant de la poésie en pension, elle utilisait le temps verbal du passé archaïque, littéraire, inadapté, et ses phrases résonnaient avec une émotion accrue dans les oreilles d’Attila, comme un poème épique.

Et je ne suis pas une Habsbourg, Attila. Je suis une Babbenberg, et je t’aime. Débrouille-toi avec ça. 

Je deviens vieux, pensa-t-il. J’oublie tout. J’oublie les choses précieuses. 


Quand Theodora trouve beau qu’il ait vendu sa voiture pour acheter de la peinture :

C’est encore un truc de riche de trouver de la beauté dans les sacrifices les plus triviaux, parce que c’est exotique, tout ça, pour toi. Mais moi je ne trouve aucune consolation dans mon exotisme dont le vrai nom est pauvreté.

[…] il semble qu’il n’y a rien que je suisse faire qui change quoi que ce soit au fait que tu es depuis quelques mois ma personne préférée sur cette terre, et alors je suis heureux que tu aies une belle vie, mais j’aurais aimé ça, moi aussi, je crois. 


J’essayais de faire des choses, moi aussi, mais tu n’étais jamais content, pourtant tu ne m’as pas dit de repartir. C’est comme ça que j’ai su que tu m’aimais. Ça avait l’air incroyablement difficile pour toi d’être avec moi, mais pourtant tu continuais, tu dormais dans mes bras, tu restais sur tes gardes, mais tu étais là. […] Elle n’essaya même pas de le séduire ou de le convaincre. Elle savait que ce qui était entre eux était trop considérable, et lui trop subtil pour que ça n’ait pas lieu. Elle attendait simplement qu’il tombe — comme un arbre en feu.

Again, la lisière est fine avec une relation toxique. Mais cette conclusion, l’arbre en feu…


La vérité, sans doute, était qu’Attila trouvait presque une forme de réconfort dans le fait de pouvoir le considérer comme une coupable.

La vérité, en vérité, encore un truc qui taraude l’autrice.

[…] c’était ce qui nous échappe toujours au moment où nous le vivons — à quel point le rapport amoureux est d’abord l’expérience confondante de l’intimité partagée avec l’altérité.

Il l’avait vue être si calme face à ses propres éclats qu’il avait pensé que telle était sa nature — il avait cru avoir exploré intégralement le terrain de sa personnalité, et que la carte qu’il en avait tracée était exacte. Mais en quelques semaines, elle devint une autre personne […] c’était comme si elle avait grandi à son insu en l’espace de quelques jours, elle avait pris de l’ampleur, elle était devenue une walkyrie furieuse, incontrôlable […].

…

Attention, on entre en zone de spoiler niveau 2 : la saison des opéras, point d’orgue de l’exploration psy de Theodora.

Et cette musique, dans un sens, était plus aboutie qu’elle-même, avait été plus aimée par son père qu’elle ne l’avait été elle-même. […] Elle était terrifiée, la musique était trop puissante, à chaque fois c’était un rappel du temps que son père y avait consacré à ses dépens, c’était la musique de quelqu’un qui ne sait pas ce qu’est un enfant, qui ne sait pas ce qu’est la vie réelle, ni le temps perdu. […] tout le ressentiment de Theodora ne faisait pas le poids face à sa connaissance profonde de l’opéra. Cramponnée à son fauteuil, où qu’elle soit, dès les premières notes elle était vaincue, jetée à terre, piétinée par les mouvements merveilleux inventés par son père, elle ne pouvait pas lutter, elle devait faire face, très douloureusement, à l’artiste supérieur qu’il avait été, et qui, d’une façon ou d’une autre, surpassait et effaçait l’être épouvantable qu’elle avait fréquenté intimement.

Est-ce que la musique valait ça, traiter un enfant comme un adulte parce que c’est moins fatigant, moins perturbant, est-ce que la beauté de la musique valait toutes ces absences, est-ce qu’on n’est pas supposé faire un choix entre la postérité et la descendance, quand on est un génie comme les journaux disent que tu en es un à présent que tu es mourant ? Mais à présent qu’elle était devenue malgré elle la plus grande spécialiste de son travail, elle était incapable de répondre à ces questions.

[…] elle allait devoir vivre comme la prêtresse du temps du désamour de son père. […] regarder des salles entières se lever, les yeux embués d’émotion, pour applaudit debout un homme homme qu’elle méprisait autant qu’il l’avait méprisée, et soutenir l’affront de sa musique extraordinaire, sans disposer d’aucun droit de réponse, à moins de se rendre de nuit au Wiener Zentralfriedhof avec une pelle et d’insulter son cadavre.

Ce n’est pas son père qu’elle défend — ce n’est même pas la musique au fond, c’est quelque chose de beaucoup plus subtil, c’est son honneur. Il remonta le ruisseau de ses larme jusqu’à la source, et il vit, enfant, l’enfant offensée et malheureuse qui se cachait sou la guerrière, il comprit sa soif démesurée d’amour, ses réflexes de protection, sa fureur, sa tristesse jamais consolée, son attirance pour les choses quotidiennes, son enjouement inébranlable, il recolla tous les morceaux pour arriver au panorama qui lui avait échappé depuis le début, le territoire immense qui était elle […] Tout ce qu’il savait d’elle prenait sens d’un coup — illuminé. Lorsque nous rencontrons quelqu’un, et que nous tentons de lui résumer les années vécues auparavant afin d’expliquer qui nous sommes, ce que nous disons aboutit toujours à une construction une fable, une histoire — mais, comme toutes les histoires, notre récit n’atteint sa pleine ampleur que lorsqu’il est lu par le bon lecteur. Ce jour-là, Attila la vit pour la première fois en entier, et il tomba amoureux du tout comme il était tombé amoureux de chaque morceau égaré.

Pardon, mais ce n’est pas trop beau ? (J’ai abandonné toute prétention critique, laissez-moi faire ma groupie.)

…

Après avoir percé la carapace de Theodora, c’est au tour d’Attila d’être percé à jour et désarmé :

Et dès qu’elle l’eût dit, il sut qu’elle avait touché juste. Oui, à la fin, si on allait au bout des choses, si on précisait jusqu’à l’os, jusqu’à la douleur, il lui en voulait pour le Burgenland arraché à son territoire pour être recousu au sien sans bonne raison valable. […] Oui, dirent ses yeux hébétés.

(Quand l’autre te devine mieux que toi.)


Je suis désolée qu’on vous ait pris ce truc, cela dit, dans la mesure où tout le monde s’en fout, on peut dire que c’est à toi, si tu veux. Tu peux être le prince secret du Burgenland. 


Tu m’as fait croire que tu avais mal parce que j’ai hérité d’une fortune dont je me fous, tu m’as fait croire que tout était de ma faute, et je t’ai cru […] mais la vérité c’est que tu as trois filles que tu n’arrives pas à oubli parce que c’est impossible d’oublier une chose comme celle-là. Quel abruti. 

Et plus Theodora criait, plus il se sentait bien, paradoxalement, comme si l’équilibre de la justice était enfin revenu sur la terre.


Attila a szerelmem, répondit Theo de sa voix sans merci. (Attila est celui que j’aime.) […] Attila, quelque part dans la fraîcheur de l’automne de ses cinquante-deux ans, la main dans celle de la jeune femme qui l’aimait la tête haute, déposait les armes pour la première fois de sa vie.

Prendre le large jusqu’à toucher la terre ferme

Sur le bandeau de Toucher la terre ferme, on peut lire :

Devenir mère, être femme
par l’autrice de Liv Maria

La première partie m’indiffère voire me repousse (être mère) ; la seconde réveille une problématique soulevée avec la psy (être femme). Ce qui aurait dû être un match nul est annulé par la filiation romanesque : Liv Maria m’a embarquée, j’embarque Toucher la terre ferme.

Encore une fois, j’adore. Je suis soulevée par son élan, l’avidité qui se dégage de sa vie, ses mots. Je voudrais vivre aussi intensément qu’elle, et pendant la lecture, encore un peu après, elle m’entraîne dans son sillage, c’est possible, je vais, j’y suis, c’est.

Le texte vaut par lui-même, mais aussi pour les échos qui se tissent avec Liv Maria. Le bandeau n’a pas menti ; ce n’est pas seulement le nouveau livre de Julia Kerninon, c’est bien l’autrice de Liv Maria qui file des mêmes motifs, raconte des épisodes dont on comprend comment ils ont trouvé leur transposition dans une œuvre de fiction possédant sa propre unité.

Bref, je crois que j’ai un gros crush.

…

Déjà l’exergue :

Les choses qui survivent
le font pour deux raisons :
soit parce qu’elles sont faites
d’une substance si dure qu’elle résiste au temps,
soit parce que quelqu’un les aime.

Martin Gayford citant David Hockney de mémoire

…

C’était ce que j’avais toujours voulu et je ne savais plus quoi imaginer après ça. Je n’avais plus aucun désir, j’étais absolument perdue.

[…] lisant de plus en plus de livres et des livres de plus en plus compliqués, et me sentant de plus en plus vide pourtant.

Et le fait que mon nouveau-né soit aussi différent de l’enfant que j’avais été moi-même me l’a rendu plus proche, étrangement, comme s’il était bien à moi, effectivement une chose nouvelle que j’avais fabriquée, inédite jusque-là.

J’avais peur que mon enfant soit un plomb au bout du filin de mon zeppelin, mais je croyais aussi que cette autre personne que je deviendrais serait naturellement douée pour tout ce qui s’annoncerait, et que ce serait elle qui s’occuperait de tout ça. Peut-être qu’inconsciemment je pensais que ma mère s’en occuperait, ou bien que je deviendrais ma mère.

[…] toutes les mères étaient encore, quelque part dans le secret de leur tête, la personne qu’elles avaient été auparavant, parce qu’on ne change pas vraiment, au fond. On devient simplement plus intensément soi-même.


Sur le parking de la maternité, mère pour la première fois depuis moins de vingt-quatre heures, quand je suis descendue respirer l’air froid de l’automne juste pour être seule un instant, j’ai pensé à fuir. J’avais passé presque toute ma vie à partir, et je n’en revenais pas d’être là maintenant.

Toute ma vie, j’aurais aimé être quelqu’un de plus audacieux, de plus tranché, quelqu’un qui saurait tenir des sièges et faire ployer les autres et le monde sous sa volonté, quelqu’un après qui on pourrait courir en le suppliant de ne pas nous quitter, mais le temps m’a appris à mes dépend que je suis de l’autre espèce, je suis de celles et de ceux qui courent éperdus d’amour, les tendres, les inquiets, les laborieux.

Moi aussi j’ai opté pour le risque. Moi aussi je suis restée.

Sur le parking de la maternité, cette nuit de novembre, j’ai compris la force de la réalité qui venait avec le fait d’endosser ce rôle, la vie quotidienne, la vie domestique, la platitude. […] J’ai compris qu’il n’y aurait pas de retour, seulement des échappées. Que pour la première fois j’avais vraiment pris une décision.

Quand je lis ça, je me dis que Liv Maria à la fois actualise ce désir de fuite et assure qu’il reste un possible, inactualisé : une manière de vivre l’hypothèse romanesque sans dommage collatéral pour ceux qui restent. Une échappée fantasmée sans retour.

Toucher la terre ferme comme on prend le large.

…

Comme dans Liv Maria, il y a un amour avec un homme plus âgé, qui un jour s’est évaporé. Et d’autres amours, d’autres amants.

Il avait le vertige dans les manèges, dans les escalators, dans mes bras.

Je suivais les rides naissantes du bout des doigts comme les rainures d’un disque.

Je pense aux traces de ses dents […] qui ne partaient pas des jours après qu’on s’était vus, que je portais sur moi comme des bijoux, sans saisir que c’était d’abord des blessures.

// le passage de Liv Maria sur la blessure-bénédiction

Une vie de téléphone et de silences, une vie de baisers et de loyauté, dont nous ne parvenons à nous parler que depuis la naissance de nos enfants respectifs, parce que maintenant nous avons scellé un pacte de sang avec d’autres que nous deux.

Je vivais une histoire incroyablement compliquée avec un écrivain — je voulais quelqu’un pour qui les livres seraient presque rien.

Il débarquait dans les jardins ensoleillés où je buvais avec nos amis, il faisait quatre pas et discrètement venait coller son corps contre ma robe légère pour que je sente son érection. […] Dans le chaos de ma vingtaine, il semblait par moments que c’était à ça et à ça seulement qu’il importait de donner le nom d’amour.

Toutes ces années, je sais aujourd’hui que je me racontais une histoire, j’essayais de me tenir à un endroit du monde qui n’était pas pour moi.

J’aimais l’entendre dire à nos amis, en souriant, Franchement, je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elle fout avec moi, mais je ne saisissais pas ce qu’il disait. Je crois que j’aimais la liberté, la latitude que son indifférence me laissait. Il m’aimait si peu. Il me disait, Si tu es heureuse, je suis heureux. Tu partiras quand tu en auras marre. Ça va arriver. Tu vas voir. 

J’étais, la plupart du temps, très heureuse. Quand il me quittait, je pleurais un bon coup et je retournais voir le premier, sans aucun scrupule, certaine que l’un ou l’autre était le bon pour moi et que donc osciller entre eux n’était pas un péché, simplement une nécessité si je voulais les départager à terme.

…

Je voulais me comporter dignement, mais je voulais aussi désespérément être libre, alors j’ai fui.

Malgré l’apparente surpopulation de ma vie sentimentale, je passais la majeure partie de mon temps seule, à taper sur un clavier dans des appartements mal chauffés, à attendre au courrier des phrases qui ne venaient pas.


Finalement ce n’a pas été l’un ou l’autre, mais ni l’un ni l’autre : un troisième homme est survenu, qui est devenu le père de ses enfants.

Dans les premiers jours de cette histoire, j’ai beaucoup douté de lui, parce que ça paraissait trop facile. […] L’amour, je sais, c’est l’inconfort. L’amour, c’est être sans cesse aux aguets. C’est avoir peur d’être quittée pour un mot de trop. C’est essayer en vain de se maîtriser. Et un jour, j’ai renversé l’évidence, j’ai considéré la possibilité que l’amour puisse être non pas la légère appréhension à laquelle je l’avais toujours associé, mais ce mélange inédite de liberté et de paix.

This. La différence entre la passion qu’on se raconte et l’amour qu’on reçoit. Eux et lui. L’amour dans la vingtaine et la trentaine ? (J’ai trouvé des similitudes souterraines — pas du tout immédiates mais profondes.)


J’adore le portrait qu’elle brosse, la manière dont elle le brosse :

C’est un vrai Parisien, il dit la province quand il est en province. Il est presque incapable de faire quelque chose qui ne l’intéresse pas, il raye la voiture simplement en la regardant, mais intellectuellement — intellectuellement on voit que ça tourne vite, pour paraphraser mon père médusé et admiratif la première fois qu’il l’a rencontré.

Quand j’étais très jeune femme et que je vivais seule […] j’aurais aimé que quelqu’un voie mon travail solitaire et ma ténacité dans la tempête, et me respecte pour ça, et m’aime pour ça — et avant lui, j’avais l’impression que jamais personne ne l’avait vu.

(La jeune fille à Budapest.)

Pourtant, parfois, sa fiabilité me devient insupportable, je n’en peux plus […] je lui crie la vie que j’avais avec d’autres hommes que lui autrefois, des hommes indiscutablement plus mauvais, des hommes tout sauf fiables […] avec qui la vie était déséquilibrée et rugissante […] parfois ce que me manque le plus dans cette vie c’est précisément ce dont il m’a sauvée.

Je repense à ce texte de Raveline sur les habitudes qui finissent non pas par vous endormir mais par vous faire faire de dangereuses embardées en sens inverse. (Ce billet m’a marquée pour qu’il me revienne presque dix ans plus tard ; j’ai dû en passer des dizaines en revue avant de le retrouver. Dans le doute, je conserve ici le paragraphe entier : « Cette épisode […] m’apprit donc à regarder mes habitudes avec méfiance; non pour l’effet lénifiant qu’on leur prête d’ordinaire, mais au contraire, parce qu’elles suscitent leur propre antivenin, radical et imprévisible, à tel point qu’il n’existe plus à mes yeux de vraies habitudes. »)

Il me trouve toujours belle, malgré mes traits qui se désordonnent année après année, mon corps est sa maison, il est incroyablement constant dans son désir. Le matin, le soir, le week-end, il me caresse délicatement les cheveux, la nuque, quand je lis allongée sur ses genoux. Je le surprends souvent dans les fêtes en train d’expliquer très sérieusement que notre histoire repose en grande partie sur le fait qu’il me caresse la tête.

Le temps considérable qu’il m’a fallu pour commencer à saisir son humour est embarrassant pour nous deux […]

[sexe] Ce n’est pas le mystère qui a disparu — c’est la peur.

This, again.

[…] notre vie est raisonnable, mais elle est aussi très vaste […]

Goal.

…

Je suis cette personne qui essaie désespérément d’être une mère, d’être une femme, et qui ne cesse de revenir à sa propre enfance, comme on tape vainement du front dans le bois d’une porte qu’on nous a fermée au visage.

L’essai est discrètement émaillé de rémanences de l’enfance à l’âge adulte : son amant plus âgé lui sèche les cheveux et lui fait à manger comme si elle était sa petite sœur / quand le second lave sa voiture tous les mois au centre commercial, elle reste dans la voiture pour regarder le savon glisser « comme je faisais enfant » / enceinte, à l’hôpital, elle espère ou redoute presque qu’on lui dise qu’elle est trop jeune pour avoir un enfant, qu’elle est une enfant.

Je lis en surveillant mes enfants dans le bain, je lis quand ils courent autour de moi le matin, je lis à table et ils font comme moi.

Admiration pour la lecture tout-terrain. Je ne sais pas lire dans le bruit. J’y arrive évidemment, mais au prix d’avoir l’impression de gâcher ma lecture.

[citation de Rilke] Qui parle de victoire ? Surmonter est tout.


[…] je ne comprends pas pourquoi les années sans enfants j’aurais dû me comporter déjà comme un parent […] Si peu d’années sont passées et me voici la mère de deux enfants, pour toujours. Il n’y a pas de mots pour dire combien j’ai changé, mais il n’y en a pas non plus pour décrire la solidité de l’ancienne moi cachée dans la nouvelle, dure comme un noyau de pêche. Je me souviens de quelques phrases prononcées par mon professeur d’histoire du lycée […] Tu sais, quand tu seras grande, tu verras que ce sont les gens qui comptent, pas les livres. J’avais pensé, Mais vous n’en savez strictement rien. Vous n’avez jamais écrit de livres. Moi, oui. J’ai écrit quatre livres, à la table de bois fixée dans ma chambre. Je sais ce que ça apporte dans une vie, et je sais ce que ça coûte aussi. 

J’ai envoyé une photo de cette page à JoPrincesse, le passage avec le noyau surligné. Évidemment, elle l’avait déjà lu (enceinte). M’a confirmé les échos.


[écrire avec un nouveau-né] Ce n’était pas facile, mais je l’ai fait, parce que je suis un animal.  Qui parle de victoire ? Surmonter est tout. Je me retrouve dans mes excès, dans mes ambitions littéraires, dans mes pensées coupables, dans tout ce qui chez moi n’est pas d’une mère. […] J’aime savoir que j’étais, que je suis cette fille-là.

Pour eux, j’ai accepté la monogamie, le travail diurne, la patience, l’impatience. J’ai acceptée d’être touchée, bousculée, mordue, interrompue, plus jamais seule même dans mon bain.

[…] si j’étais incapable de m’imaginer les abandonner, mon amour pour mes enfants ne signifiait presque rien. Parce que c’est précisément de résister à cette tentation jour après jour qui fait la valeur de mon amour, qui lui donne sa profondeur.

(Je trouve le renversement très beau.)


Et lui, c’était la phrase qui avait fait fondre toutes ses serrures, parce que sans le savoir c’était ça qu’il voulait de toutes ses forces — quelqu’un sur qui il pourrait compter, quelqu’un qui ne partirait pas.

J’adore que ça n’ouvre pas ses serrures, que ça les fasse carrément fondre.


Parfois […] je suis tellement fatiguée de cette vie de famille […] que je caresse un fantasme dans lequel je remplis la petite valise avec laquelle je suis arrivée dans la vie de cet homme […] et je pars. […] je prends un train comme je partais au travail autrefois, je vais dans une ville inconnue, je loue un petit appartement, on me remet les clés, je paye, je remercie, je ferme la porte, j’ouvre la valise, je pose mes affaires à leur place, je m’assois à mon bureau, j’allume une cigarette, et je reprends le cours de ma vie.

Liv Maria full circle, revenue du large.