Prendre le large jusqu’à toucher la terre ferme

Sur le bandeau de Toucher la terre ferme, on peut lire :

Devenir mère, être femme
par l’autrice de Liv Maria

La première partie m’indiffère voire me repousse (être mère) ; la seconde réveille une problématique soulevée avec la psy (être femme). Ce qui aurait dû être un match nul est annulé par la filiation romanesque : Liv Maria m’a embarquée, j’embarque Toucher la terre ferme.

Encore une fois, j’adore. Je suis soulevée par son élan, l’avidité qui se dégage de sa vie, ses mots. Je voudrais vivre aussi intensément qu’elle, et pendant la lecture, encore un peu après, elle m’entraîne dans son sillage, c’est possible, je vais, j’y suis, c’est.

Le texte vaut par lui-même, mais aussi pour les échos qui se tissent avec Liv Maria. Le bandeau n’a pas menti ; ce n’est pas seulement le nouveau livre de Julia Kerninon, c’est bien l’autrice de Liv Maria qui file des mêmes motifs, raconte des épisodes dont on comprend comment ils ont trouvé leur transposition dans une œuvre de fiction possédant sa propre unité.

Bref, je crois que j’ai un gros crush.

…

Déjà l’exergue :

Les choses qui survivent
le font pour deux raisons :
soit parce qu’elles sont faites
d’une substance si dure qu’elle résiste au temps,
soit parce que quelqu’un les aime.

Martin Gayford citant David Hockney de mémoire

…

C’était ce que j’avais toujours voulu et je ne savais plus quoi imaginer après ça. Je n’avais plus aucun désir, j’étais absolument perdue.

[…] lisant de plus en plus de livres et des livres de plus en plus compliqués, et me sentant de plus en plus vide pourtant.

Et le fait que mon nouveau-né soit aussi différent de l’enfant que j’avais été moi-même me l’a rendu plus proche, étrangement, comme s’il était bien à moi, effectivement une chose nouvelle que j’avais fabriquée, inédite jusque-là.

J’avais peur que mon enfant soit un plomb au bout du filin de mon zeppelin, mais je croyais aussi que cette autre personne que je deviendrais serait naturellement douée pour tout ce qui s’annoncerait, et que ce serait elle qui s’occuperait de tout ça. Peut-être qu’inconsciemment je pensais que ma mère s’en occuperait, ou bien que je deviendrais ma mère.

[…] toutes les mères étaient encore, quelque part dans le secret de leur tête, la personne qu’elles avaient été auparavant, parce qu’on ne change pas vraiment, au fond. On devient simplement plus intensément soi-même.


Sur le parking de la maternité, mère pour la première fois depuis moins de vingt-quatre heures, quand je suis descendue respirer l’air froid de l’automne juste pour être seule un instant, j’ai pensé à fuir. J’avais passé presque toute ma vie à partir, et je n’en revenais pas d’être là maintenant.

Toute ma vie, j’aurais aimé être quelqu’un de plus audacieux, de plus tranché, quelqu’un qui saurait tenir des sièges et faire ployer les autres et le monde sous sa volonté, quelqu’un après qui on pourrait courir en le suppliant de ne pas nous quitter, mais le temps m’a appris à mes dépend que je suis de l’autre espèce, je suis de celles et de ceux qui courent éperdus d’amour, les tendres, les inquiets, les laborieux.

Moi aussi j’ai opté pour le risque. Moi aussi je suis restée.

Sur le parking de la maternité, cette nuit de novembre, j’ai compris la force de la réalité qui venait avec le fait d’endosser ce rôle, la vie quotidienne, la vie domestique, la platitude. […] J’ai compris qu’il n’y aurait pas de retour, seulement des échappées. Que pour la première fois j’avais vraiment pris une décision.

Quand je lis ça, je me dis que Liv Maria à la fois actualise ce désir de fuite et assure qu’il reste un possible, inactualisé : une manière de vivre l’hypothèse romanesque sans dommage collatéral pour ceux qui restent. Une échappée fantasmée sans retour.

Toucher la terre ferme comme on prend le large.

…

Comme dans Liv Maria, il y a un amour avec un homme plus âgé, qui un jour s’est évaporé. Et d’autres amours, d’autres amants.

Il avait le vertige dans les manèges, dans les escalators, dans mes bras.

Je suivais les rides naissantes du bout des doigts comme les rainures d’un disque.

Je pense aux traces de ses dents […] qui ne partaient pas des jours après qu’on s’était vus, que je portais sur moi comme des bijoux, sans saisir que c’était d’abord des blessures.

// le passage de Liv Maria sur la blessure-bénédiction

Une vie de téléphone et de silences, une vie de baisers et de loyauté, dont nous ne parvenons à nous parler que depuis la naissance de nos enfants respectifs, parce que maintenant nous avons scellé un pacte de sang avec d’autres que nous deux.

Je vivais une histoire incroyablement compliquée avec un écrivain — je voulais quelqu’un pour qui les livres seraient presque rien.

Il débarquait dans les jardins ensoleillés où je buvais avec nos amis, il faisait quatre pas et discrètement venait coller son corps contre ma robe légère pour que je sente son érection. […] Dans le chaos de ma vingtaine, il semblait par moments que c’était à ça et à ça seulement qu’il importait de donner le nom d’amour.

Toutes ces années, je sais aujourd’hui que je me racontais une histoire, j’essayais de me tenir à un endroit du monde qui n’était pas pour moi.

J’aimais l’entendre dire à nos amis, en souriant, Franchement, je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elle fout avec moi, mais je ne saisissais pas ce qu’il disait. Je crois que j’aimais la liberté, la latitude que son indifférence me laissait. Il m’aimait si peu. Il me disait, Si tu es heureuse, je suis heureux. Tu partiras quand tu en auras marre. Ça va arriver. Tu vas voir. 

J’étais, la plupart du temps, très heureuse. Quand il me quittait, je pleurais un bon coup et je retournais voir le premier, sans aucun scrupule, certaine que l’un ou l’autre était le bon pour moi et que donc osciller entre eux n’était pas un péché, simplement une nécessité si je voulais les départager à terme.

…

Je voulais me comporter dignement, mais je voulais aussi désespérément être libre, alors j’ai fui.

Malgré l’apparente surpopulation de ma vie sentimentale, je passais la majeure partie de mon temps seule, à taper sur un clavier dans des appartements mal chauffés, à attendre au courrier des phrases qui ne venaient pas.


Finalement ce n’a pas été l’un ou l’autre, mais ni l’un ni l’autre : un troisième homme est survenu, qui est devenu le père de ses enfants.

Dans les premiers jours de cette histoire, j’ai beaucoup douté de lui, parce que ça paraissait trop facile. […] L’amour, je sais, c’est l’inconfort. L’amour, c’est être sans cesse aux aguets. C’est avoir peur d’être quittée pour un mot de trop. C’est essayer en vain de se maîtriser. Et un jour, j’ai renversé l’évidence, j’ai considéré la possibilité que l’amour puisse être non pas la légère appréhension à laquelle je l’avais toujours associé, mais ce mélange inédite de liberté et de paix.

This. La différence entre la passion qu’on se raconte et l’amour qu’on reçoit. Eux et lui. L’amour dans la vingtaine et la trentaine ? (J’ai trouvé des similitudes souterraines — pas du tout immédiates mais profondes.)


J’adore le portrait qu’elle brosse, la manière dont elle le brosse :

C’est un vrai Parisien, il dit la province quand il est en province. Il est presque incapable de faire quelque chose qui ne l’intéresse pas, il raye la voiture simplement en la regardant, mais intellectuellement — intellectuellement on voit que ça tourne vite, pour paraphraser mon père médusé et admiratif la première fois qu’il l’a rencontré.

Quand j’étais très jeune femme et que je vivais seule […] j’aurais aimé que quelqu’un voie mon travail solitaire et ma ténacité dans la tempête, et me respecte pour ça, et m’aime pour ça — et avant lui, j’avais l’impression que jamais personne ne l’avait vu.

(La jeune fille à Budapest.)

Pourtant, parfois, sa fiabilité me devient insupportable, je n’en peux plus […] je lui crie la vie que j’avais avec d’autres hommes que lui autrefois, des hommes indiscutablement plus mauvais, des hommes tout sauf fiables […] avec qui la vie était déséquilibrée et rugissante […] parfois ce que me manque le plus dans cette vie c’est précisément ce dont il m’a sauvée.

Je repense à ce texte de Raveline sur les habitudes qui finissent non pas par vous endormir mais par vous faire faire de dangereuses embardées en sens inverse. (Ce billet m’a marquée pour qu’il me revienne presque dix ans plus tard ; j’ai dû en passer des dizaines en revue avant de le retrouver. Dans le doute, je conserve ici le paragraphe entier : « Cette épisode […] m’apprit donc à regarder mes habitudes avec méfiance; non pour l’effet lénifiant qu’on leur prête d’ordinaire, mais au contraire, parce qu’elles suscitent leur propre antivenin, radical et imprévisible, à tel point qu’il n’existe plus à mes yeux de vraies habitudes. »)

Il me trouve toujours belle, malgré mes traits qui se désordonnent année après année, mon corps est sa maison, il est incroyablement constant dans son désir. Le matin, le soir, le week-end, il me caresse délicatement les cheveux, la nuque, quand je lis allongée sur ses genoux. Je le surprends souvent dans les fêtes en train d’expliquer très sérieusement que notre histoire repose en grande partie sur le fait qu’il me caresse la tête.

Le temps considérable qu’il m’a fallu pour commencer à saisir son humour est embarrassant pour nous deux […]

[sexe] Ce n’est pas le mystère qui a disparu — c’est la peur.

This, again.

[…] notre vie est raisonnable, mais elle est aussi très vaste […]

Goal.

…

Je suis cette personne qui essaie désespérément d’être une mère, d’être une femme, et qui ne cesse de revenir à sa propre enfance, comme on tape vainement du front dans le bois d’une porte qu’on nous a fermée au visage.

L’essai est discrètement émaillé de rémanences de l’enfance à l’âge adulte : son amant plus âgé lui sèche les cheveux et lui fait à manger comme si elle était sa petite sœur / quand le second lave sa voiture tous les mois au centre commercial, elle reste dans la voiture pour regarder le savon glisser « comme je faisais enfant » / enceinte, à l’hôpital, elle espère ou redoute presque qu’on lui dise qu’elle est trop jeune pour avoir un enfant, qu’elle est une enfant.

Je lis en surveillant mes enfants dans le bain, je lis quand ils courent autour de moi le matin, je lis à table et ils font comme moi.

Admiration pour la lecture tout-terrain. Je ne sais pas lire dans le bruit. J’y arrive évidemment, mais au prix d’avoir l’impression de gâcher ma lecture.

[citation de Rilke] Qui parle de victoire ? Surmonter est tout.


[…] je ne comprends pas pourquoi les années sans enfants j’aurais dû me comporter déjà comme un parent […] Si peu d’années sont passées et me voici la mère de deux enfants, pour toujours. Il n’y a pas de mots pour dire combien j’ai changé, mais il n’y en a pas non plus pour décrire la solidité de l’ancienne moi cachée dans la nouvelle, dure comme un noyau de pêche. Je me souviens de quelques phrases prononcées par mon professeur d’histoire du lycée […] Tu sais, quand tu seras grande, tu verras que ce sont les gens qui comptent, pas les livres. J’avais pensé, Mais vous n’en savez strictement rien. Vous n’avez jamais écrit de livres. Moi, oui. J’ai écrit quatre livres, à la table de bois fixée dans ma chambre. Je sais ce que ça apporte dans une vie, et je sais ce que ça coûte aussi. 

J’ai envoyé une photo de cette page à JoPrincesse, le passage avec le noyau surligné. Évidemment, elle l’avait déjà lu (enceinte). M’a confirmé les échos.


[écrire avec un nouveau-né] Ce n’était pas facile, mais je l’ai fait, parce que je suis un animal.  Qui parle de victoire ? Surmonter est tout. Je me retrouve dans mes excès, dans mes ambitions littéraires, dans mes pensées coupables, dans tout ce qui chez moi n’est pas d’une mère. […] J’aime savoir que j’étais, que je suis cette fille-là.

Pour eux, j’ai accepté la monogamie, le travail diurne, la patience, l’impatience. J’ai acceptée d’être touchée, bousculée, mordue, interrompue, plus jamais seule même dans mon bain.

[…] si j’étais incapable de m’imaginer les abandonner, mon amour pour mes enfants ne signifiait presque rien. Parce que c’est précisément de résister à cette tentation jour après jour qui fait la valeur de mon amour, qui lui donne sa profondeur.

(Je trouve le renversement très beau.)


Et lui, c’était la phrase qui avait fait fondre toutes ses serrures, parce que sans le savoir c’était ça qu’il voulait de toutes ses forces — quelqu’un sur qui il pourrait compter, quelqu’un qui ne partirait pas.

J’adore que ça n’ouvre pas ses serrures, que ça les fasse carrément fondre.


Parfois […] je suis tellement fatiguée de cette vie de famille […] que je caresse un fantasme dans lequel je remplis la petite valise avec laquelle je suis arrivée dans la vie de cet homme […] et je pars. […] je prends un train comme je partais au travail autrefois, je vais dans une ville inconnue, je loue un petit appartement, on me remet les clés, je paye, je remercie, je ferme la porte, j’ouvre la valise, je pose mes affaires à leur place, je m’assois à mon bureau, j’allume une cigarette, et je reprends le cours de ma vie.

Liv Maria full circle, revenue du large.

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