Betty Carpenter

La couverture de l’édition originale fonctionne tellement mieux que la française, où les collines sont escamotées et les lettres ont perdu leur puissance hollywoodienne…

Tiffany Mc Daniel, c’est d’abord L’été où tout a fondu. Betty, ensuite. En prenant cet autre roman en main, debout dans les rayons de la médiathèque comme à mon habitude, j’ai sauté l’adresse et la note de l’autrice :

Je ne suis encore qu’une enfant, pas plus haute que le fusil de mon père. […] Quand je m’assieds près de lui, je sens la chaleur de l’été qui irradie de son corps comme de la tôle d’un toit brûlant par une journée torride.

Un fusil à la place de trois pommes et déjà, la violence est là, sous-jacente. La chaleur du premier roman aussi. Le prologue se poursuit avec force métaphore entre le père et sa fille :

— Mon cœur est en verre, dit-il en roulant une cigarette. Mon cœur est en verre et, tu vois Betty, si jamais je devais te perdre il se briserait et la douleur serait si forte que l’éternité ne suffirait pas pour l’apaiser.
[…] — Mais comment tu peux avoir un morceau de verre dans ton corps ?
— Il est accroché avec une jolie petite ficelle. Et à l’intérieur du verre, il y a l’oiseau que Dieu a pris tout là-haut, au paradis.

Sans le fusil, cela aurait été un peu too much. Mais il y avait le fusil et tout le paratexte que j’avais sauté : j’ai pu lire et apprécier le prologue sans voir dans cette manière de conter le folklore cherokee qui m’aurait fait fuir (je n’ai rien contre les Cherokees, j’ai juste du mal avec les contes et légendes). Quand les origines du père se sont affirmées dans les pages suivantes, mes préjugés avaient déjà été court-circuités.

Le fusil et le cœur en verre, donc : tout un programme pour dire la violence et la beauté d’une enfance en Ohio. Dans la mienne, l’État était une expression : être « dans un état proche de l’Ohio » (on prononçait O-Ayo), c’était être en fin de vie pour un vêtement, au bout du rouleau pour une personne. (Je découvre aujourd’hui que c’est une chanson…)

J’espère qu’après avoir lu ce roman, vous aimerez cette partie de l’Ohio autant que je l’aime.

Aimer l’Ohio, je ne sais pas. Mais l’écriture de Tiffany McDaniel, ça oui. Parfois, un chapitre commence comme ça :

Lint avait un visage d’enfant. Il avait un visage d’enfant et les yeux d’un vieil homme. Il avait un visage d’enfant et les yeux d’un vieil homme inquiet.

Ou comme ça :

Des citrouilles creusées en lanternes accrochées à l’extérieur des maisons, prêtes à me saluer avec leur sourire et leurs yeux en triangle. […] Une écharpe violette emportée par le vent dans un chemin de terre et une corneille quelconque qui passe dans le ciel. Voilà ce que signifie pour moi le mois d’octobre.

…

Après la première partie, la famille cesse d’errer d’État en État et s’installe à Breathed — la ville de L’été où tout a brûlé ! Immédiatement, j’ai posé mes valises de lectrice, l’imagination réinstallée dans un sillon connu, confortable. J’ai pris mes aises, reconnu le centre-ville poussiéreux, et la maison des Peacock occupée par les Carpenter s’est installée sur le terrain de Fielding (modelé, me suis-je rendu compte, sur la maison qu’a récemment quittée mon père) ; un petit changement d’orientation, quelques retouches 3D pour délabrer les lieux, et on y était, on n’en était jamais partis. À partir de ce moment,  j’ai su que je lirais jusqu’au bout les 700 pages ; de fait, le récit jusqu’ici sous ellipse s’est ralenti, et ma lecture s’est accélérée.

…

Violence, décès, racisme, misogynie, viol, inceste, tentative de suicide… Tandis que j’exorcisais ma lecture auprès du boyfriend en lui racontant le destin des personnages au fur et à mesure qu’ils se clôturaient ou se déterraient, il m’a demandé quel était l’intérêt. J’ai repensé à mon impression en refermant La Bête humaine au lycée : on aurait mieux fait d’aligner tout le monde contre un mur et de les fusiller dès le départ, on se serait épargné le roman pour le même résultat. Si on résume Betty à une liste de trigger warnings comme je l’ai fait par inadvertance, effectivement, c’est un peu les Rougon-Macquart de l’Ohio. On peut alors légitimement s’interroger : pourquoi s’infliger ça ? Au cours de la lecture, quand la romancière a commencé à me sembler sadique avec ses personnages, et moi complaisante, je me suis brièvement demandée si c’était une sorte de voyeurisme glauque. Seulement voilà, là où Zola condamne à un destin social, McDaniel le dénonce et le réécrit. Betty et son père fabulent en permanence, créent à eux deux une mythologie qui permet d’accepter la réalité quand on ne peut ni la changer ni la supporter sans la réinventer. Conteurs, jamais menteurs, leurs histoires irriguent le récit qui en devient supportable, qui en devient beau. Le mieux est de vous en faire lire des extraits, trois histoires qui peuvent se comprendre sans le reste du roman, et permettent de comprendre comment le roman lui-même est construit :

Il y avait des citrons accrochés aux érables, aux chênes, aux platanes, aux ormes, aux noyers et aux pins. Des arbres qui n’avaient bien sûr jamais porté des fruits aussi jeunes. Cette couleur ressortait sur leur branchage, et c’était si magnifique qu’il était difficile de ne pas penser que ces citrons étaient, en quelque sorte, des joyaux. […] J’ai levé la main vers l’un des citrons. J’ai eu envie de le cueillir, mais j’ai eu peur que ça les fasse tous tomber d’un coup, comme s’ils étaient tous reliés à la même toge, au même rêve, à ce même moment magique auquel je ne voulais pas mettre un terme. […] — Pourquoi y a-t-il tous ces citrons ? a demandé Fraya.
— Parce qu’un jour, il y a longtemps, a répondu Papa, une jeune fille m’a dit combien ça lui plairait d’avoir toute une plantation de ce fruit jaune pour elle toute seule. (Il s’est tourné vers Maman avec un sourire.) La voilà, ta plantation de citrons.
J’ignore avec quel argent Papa avait acheté tous ces citrons. J’ignore comment il a réussi à tous les accrocher tout seul sans que son genou abîmé lui cause de gros soucis. Mais savoir ces choses n’aurait fait que gâcher le rêve. Et aucun de ces détails n’avait d’importance pour Maman non plus tandis qu’elle se serrait contre lui si fort que je ne voyait plus ses poignets.

(Poignets qui portent les traces de sa tentative de suicide.)

…

— C’est une étoile, lui ai-je dit en soupesant la pierre. C’est juste un caillou de la rivière que tu as pris à Lint. […] — Je n’avais jamais imaginé que tu pourrais arrêter de croire à mes histoires, Petite Indienne.
Sa voie a paru écrasée sous le poids de la tristesse qui figeait les plis de son front. […] Je venais de provoquer une nouvelle fêlure dans un homme qui était déjà brisé.

— Je viens ici pour écrire mes prières […]. Ensuite l’aigle les emportera jusqu’à Dieu.
— Tu parles ! Aucun oiseau n’ira donner quoi que ce soit à Dieu, s’est moquée Flossie en faisant claquer ses lèvres.
— Bien sûr que si. (Fraya a jeté un regard vers l’aigle comme s’ils étaient de vieux amis.) C’est Papa qui le dit. Ça veut dire que c’est vrai.
Fraya a semblé sur le point de pleurer à cette idée. J’ai compris une chose à ce moment-là : non seulement Papa avait besoin que l’on croie à ses histoires, mais nous avions tout autant besoin d’y croire aussi. Croire aux étoiles pas encore mûres. Croire que les aigles sont capables de faire des choses extraordinaires. En fait, nous nous accrochions comme des forcenées à l’espoir que la vie ne se limitait pas à la simple réalité autour de nous. Alors seulement pouvions-nous prétendre à une destinée autre que celle à laquelle nous nous sentions condamnées.

…

C’était l’hiver et nous avions épuisé toute la nourriture. Maman n’avait pas d’argent pour en acheter. Nous avions tellement faim, mes sœurs et frères et moi, que nous restions assis sur le sol de la cuisine comme si nous attendions que la nourriture apparaisse devant nous. […] Maman nous a regardés. Soudain, elle a pris un grand récipient.
— Et si on se faisait des doughnuts ?
On a tous frappés dans nos petites mains et poussé des hourras tandis qu’elle prenait de la farine, du beurre, du sucre et de la cannelle. Nos placards étaient vides, ses mains étaient vides, le saladier était vide, mais elle a mélangé ces ingrédients invisibles.
[…] — Regardez-moi ça, tous mes enfants avec la tête toute blanche.
Elle nous a ébouriffé les cheveux et nous avons imaginé que de la farine en tombait, puis elle nous a relevés pour qu’on puisse l’aider avec les autres ingrédients. Vous pouvez imaginer de la farine et du beurre si vous avez suffisamment faim. Vous pouvez voir les particules brunes de cannelle dans le sucre blanc si vous n’avez pas mangé ce jour-là, ni le jour d’avant. […] Puis, assis sur le sol froid de la cuisine, nous avons mangé ces gâteaux invisibles. Ce dont je me souviens clairement, c’est que ma ère n’en a pas mangé un seul. […] Elle nous a donné tous les doughnuts, comme s’ils existaient vraiment, comme si elle ne voulait pas en enlever un seul de la bouche de ses enfants.
— Elle parle de quoi, ton histoire, m’a demandé Papa tandis que le tonnerre frondait au-dessus de nous.
— C’est pas une histoire, ai-je répliqué.
— Ah ? (Il a jeté un regard curieux vers mon carnet.) C’est quoi ?
— Un souvenir du jour où Maman nous a fait des doughnuts pendant que tu étais parti.
— Ah oui, elle a fait ça ? Voilà ce que j’appelle une bonne mère.
— Oui, ai-je répondu, les yeux perdus en direction des éclairs qui semblaient tout proches. Une bonne mère.

…

Non pas la beauté de la violence, mais la beauté en dépit de la violence, parce que la violence — en contrepoing. Il faut bien des arbres couverts de citron et des doughnuts imaginaires, il faut bien cet art du récit pour raconter et entendre le reste, sous-jacent aux belles histoires. Les extraits (plus courts) qui suivent ne sont cette fois-ci pas exempts de spoilers [et gros TW viol].

Tu sais quelle est la chose la plus lourde au monde, Betty ? C’est un homme qui est sur toi alors que tu ne veux pas qu’il y soit.

J’avais les yeux de mon père, et désormais j’avais aussi la souffrance de ma mère. […] À cet âge-là, je ne savais rien de ce qui concernait le sexe et je n’avais pas de mot à mettre sur la réalité du viol, mais je sentais bien que ce qui était arrivé à ma mère était aussi épouvantable que si elle avait été massacrée.

La souffrance en héritage, par sa reproduction ou son récit secret.

— On ne devrait pas appeler ça perdre sa fleur. Elle est pas perdue, elle est écrabouillée, plutôt.
Elle a fait la grimace en baissant les yeux, avant d’ajouter :
— Je lui ai dit non. Mais il l’a fait quand même.

— Qu’est-ce que tu fabriquais, exactement, aujourd’hui, Berry Carpenter ? Là-bas sur ce chemin où personne ne va jamais ?
J’ai mis la main dans la poche et j’ai serré l’histoire de Flossie.
— Je voulais voir si non signifiait encore quelque chose.


— Ne laisse pas une telle chose t’arriver, Betty. N’aie pas peur d’être toi-même. Faut pas que tu vives aussi longtemps pour t’apercevoir à la fin que tu n’as pas vécu du tout.


Après sa sortie du cabinet du docteur, Flossie a mis une distance entre Nova et elle. On aurait dit qu’elle n’était pas sa mère et qu’il n’était pas son fils.


Est-ce que j’ai vraiment connu ma sœur ? Ou est-ce que je n’ai vu que la fille qu’elle faisait semblant d’être ? L’aguicheuse. La traînée. L’épouse. La mère. Il est possible qu’être Flossie Carpenter ait été sa meilleure interprétation. Tellement bonne qu’on a tous cru que c’était elle.

Meilleure réhabilitation d’un personnage secondaire qu’on aurait pu être tenté d’évacuer en le pensant superficiel.


Raconter une histoire a toujours été une façon de récrire la vérité. Mais parfois, être responsable de la vérité est une façon de se préparer à la dire. Mon père n’est pas mort dans les bois. Il est mort à l’hôpital. Ma robe blanche couverte de son sang.


J’ai vu Fraya, Flossie et moi, assises en rond sur le sol, en train de nous tresser mutuellement les cheveux, comme nous le faisions si souvent, quand nous en étions encore à croire que notre cercle ne se briserait jamais. […] Je les ai entendues pouffer de rire tandis que je descendais l’escalier. J’étais contente que leurs fantômes restent dans cette maison. J’étais contente, car être hantée n’est pas toujours une chose si terrible que cela.

Être hantée par Betty ne sera pas une chose si terrible que cela.

La Végétarienne

[TW : viol, violence, anorexie]

L’enthousiasme de Karl semblait pour le moins mitigé à la lecture de La Végétarienne, mais les extraits qu’il a publiés sur les Carnets Web de La Grange m’ont donné envie de découvrir cet étrange roman de Han Kang.

Une nuit, Yŏnghye devient végétarienne. Et tout part en vrille, dans un onirisme que je pensais propre aux auteurs japonais — et qui le demeure dans la mesure où une cruauté latente prend le pas sur la délicatesse (la fadeur ?) que j’y associais. Kimchi 1, fleur de cerisier 0. Est-ce une saveur typiquement Sud-Coréenne ? Il y a dans le roman de Han Kang quelque chose de Parasite, quelque chose de malsain (mais fascinant) dans la relation aux autres.


La Végétarienne (sous-partie éponyme)

L’entourage de Yŏnghye ne comprend pas son revirement soudain, le comprend d’autant moins que la jeune femme ne donne aucune explication rationnelle à son refus carné : un régime pour raison de santé ou un soutien à la cause animale, pas sûr qu’on approuverait, mais on comprendrait. Mais cesser de manger de la viande parce qu’on a fait un rêve ? Le lecteur à qui l’on fait entrevoir la gueule du rêve, fragmentaire, sanguinolent, violent, comprend le dégoût — à défaut de comprendre l’origine du rêve ou le mutisme dans lequel s’enferre Yŏnghye.

La violence du rêve et les pulsions destructrices de celle qui n’en dort plus font ressortir la violence tue d’une société policée à l’extrême, jusqu’à la négation de l’individu — surtout si l’individu est une femme, dont on attend qu’elle se comporte en fille puis en épouse respectable, qui fait à manger pour son homme, ne porte pas de vêtements sans soutien-gorge, endosse le rôle de potiche aimable lors des dîners d’affaire… (La société sud-coréenne ainsi dépeinte en filigrane ne fait pas envie, mention spéciale pour la note en bas de page expliquant qu’à l’époque de la parution du roman — 2007 — une infidélité dénoncée par le conjoint trompé était passible de prison).

Vue successivement à travers le regard de son mari (misogyne), de son beau-frère et de sa sœur, Yŏnghye échappe à la focalisation interne. Son mutisme fait d’elle une véritable Bartelby végétarienne. I would prefer not to (eat meat). Et c’est tout. Et ça rend chèvre. Ne pas savoir, ne pas comprendre, ne pas avoir le contrôle sur l’autre.

[à partir de là, on peut considérer que ça spoile]

Lors d’une réunion de famille, son père pète un câble et tente d’introduire par la force un morceau de viande entre ses lèvres. Devant ce père (mal)traitant sa fille adulte comme une enfant, tout le monde frémit comme si, encore plus que des limites, un tabou avait été franchi (ne craint-on pas de voir l’inverse, un père qui traiterait sa fille enfant comme une adulte ?). La scène m’a fait repenser à Dès que sa bouche fut pleine, roman de Juliette Oury où les valeurs sociales attachées au sexe et à la nourriture sont permutées ; l’ingérence non consentie d’un piment prend valeur de fellation forcée pour l’héroïne. Est-ce ce souvenir qui confère quelque chose d’incestueux à la scène subie par Yŏnghye ? Le parallèle entre chair animale et plaisir de la chair est déjà établi à ce moment du récit. À partir du moment où Yŏnghye refuse de manger de la viande, elle se refuse à son mari… Il sent la viande, lui aussi, la dégoûte (avant même les viols conjugaux, qui ne sont évidemment pas présentés ainsi puisque du point de vue du mari).


La Tache mongolique

La seule interaction sexuelle encore possible se fera au terme d’une métamorphose des corps, ornés de grandes fleurs peintes. La vision prend forme dans l’esprit du beau-frère de Yŏnghye, artiste vidéaste qui devient obnubilé par cette vision, sous son emprise presque, comme Yŏnghye peut-être le devient sous la sienne (mais on ne sait pas, on n’y pense même pas tant que la sœur bafouée n’a pas posé les termes dessus).

J’ai lu cette partie d’un trait, comme moi aussi prise par la fièvre de son narrateur, par la beauté vénéneuse du récit, l’étrangeté de ce désir qui déborde le désir sexuel sans parvenir à l’écarter, y reconduit, autrement.

Qu’un des partenaires soit interné et l’autre jugé sain d’esprit au terme de cet accouplement végétal ne fait que prolonger la suspension de l’incrédulité. Même mécanisme que dans les récits fantastiques : une explication rationnelle est toujours possible, quoiqu’infiniment moins satisfaisante que l’interprétation symbolique ou onirique dont on a éprouvé la richesse à la lecture.


Les Flammes de arbres

Dans cette dernière partie, la sœur de Yŏnghye lui rend visite à l’hôpital psychiatrique. L’accès à l’intériorité de l’héroïne est définitivement perdu, et j’entends presque la voix de mon prof de philo de khâgne jouant l’argument d’autorité écarté par Descartes dans ses Méditations métaphysiques : « Mais quoi ? ce sont des fous. »

Pas de focalisation interne, pas de parole articulée : nous n’aurons pas d’explications, seulement des pistes convoquées par la sœur qui se remémore leur enfance, et tiens, comme c’est bizarre, la violence du père envers Yŏnghye (laquelle se prenait presque tous les coups, sa sœur ayant réussi à se rendre indispensable par sa docilité domestique — qu’elle interprète a posteriori comme une forme de lâcheté après l’avoir considérée comme un sens aigu des responsabilités toute sa vie).

De l’extérieur, Yŏnghye semble s’être enfoncée dans une forme de folie, qui n’est pourtant que la poursuite cohérente d’un même but impossible : éradiquer l’animal en soi jusqu’à devenir végétal. Ne plus ingérer de chair animale ne suffit plus, elle ne veut plus rien ingérer du tout, vivre de photosynthèse seulement et, si ce n’est pas possible, mourir, c’est tout un. La métamorphose impossible mène à la disparition de soi. Après une longue phase d’orthorexie, ce végétarianisme existentiel arrive au cœur de l’anorexie et au bout de sa logique, à la négation de soi. Ne plus rien ingérer jusqu’à s’effacer, se désincarner. Les flammes des arbres : le cercueil qui brûle, le feu qui purifie, la malade qui se rêve phénix.

Le temps ne s’immobilise jamais.

…

Plein de choses échappent dans ce roman, et pourtant j’ai eu l’impression de comprendre, vaguement, intimement, comme j’ai depuis longtemps l’impression de comprendre l’anorexie mentale même si je n’ai jamais eu à la souffrir — quelque chose comme une affinité secrète, morbide. Chanceuse, bien entourée, je reste en amont, dans une orthorexie très superficielle, cantonnée à la viande, dont je ne me suis pas détournée par conviction mais pas dégoût insidieux, comme s’il fallait que certaines choses n’entrent pas dans le corps, en sortent plutôt. Contrôler, expulser, travailler à et contre soi.


En extrapolant la situation jusqu’à l’absurde et la folie, le roman souligne cette réaction épidermique qui existe dans nos sociétés face au refus de manger de la viande. Un refus du refus, comme si une femme voulant contrôler ce qui entre dans son corps était socialement intolérable, une mutinerie du corps. Un scandale, dit-on dans le roman. Plus de chair animale et ensuite quoi, plus de chair humaine, plus d’enfant (le désir de rester nullipare comme désir de n’exister que pour et par soi), le consentement brandi à chaque rapport, la contraception, l’IVG ? C’est comme si ces avancées avaient été concédées plus qu’admises et que le refus de la chair réactivait la peur de ne plus dominer…


Pensée pour Klari et sa croisade pour que soient correctement orthographiés Bartók et autres compositeurs hongrois : j’ai lutté pour trouver et rendre son accent à Yŏnghye.…

…

Après La Végétarienne, j’ai entamé la lecture d’un recueil de Margaret Atwood. Surprise devant le poème « More and more« , le végétal carnassier fait étrangement écho :

More and more frequently the edges
of me dissolve and I become
a wish to assimilate the world, including
you, if possible through the skin
like a cool plant’s tricks with oxygen
and live by a harmless green burning.
[…]
Unfortunately I don’t have leaves.
Instead I have eyes
and teeth and other non-green
things which rule out osmosis.
So be careful, I mean it,
I give you fair warning:
[…]
There is no reason for this, only
a starved dog’s logic about bones.

This Is a Photograph of Margaret Atwood

Laisse-moi te dire… Emporter ou non avec moi ce recueil bilingue de Margaret Atwood ? Debout devant le rayon poésie de la médiathèque, je lis le premier poème, bute sur un arbre (balsam or spruce) que je ne connais pas davantage en français dans le texte (baume ou épinette), j’avance dans les eaux troubles du poème et soudain, me prends un coup que je n’avais pas vu venir :

This Is a Photograph of Me

It was taken some time ago.
At first it seems to be
a smeared
print : blurred lines and grey flecks
blended with the paper;

[…]

In the background there is a lake,
and beyond that, some low hills.

(The photograph was taken
the day after I drowned.

I am in the lake, in the center
of the picture, just under the surface.

[…]

Traduit par Christine Évain :

C’est moi sur la photographie

Elle a été prise il y a quelques temps.
À première vue on dirait
une photo
ratée : des lignes floues et des points gris
qui se confondent avec la trame du papier ;

[…]

À l’arrière-plan, il y a un lac,
et, au-delà, quelques petites collines.

(La photographie a été prise
la jour après que je me suis noyée.

Je suis dans le lac, au centre
de la photo, juste sous la surface.

[…]

Ce n’est pas du poème tout mignon. J’aime que ça envoie du lourd, la force destructrice. J’embarque le recueil. Seulement voilà, il s’avère à la lecture que ce premier poème non seulement oblitère les autres de sa force, mais qu’il est l’un des seuls à vraiment me plaire de tout le recueil (avec « The Explorers » et « You Have Made Your Escape… » qui fonctionnent un peu sur le même principe de chute dans ta face, l’un sur des rescapés de naufrage, l’autre sur les violences conjugales). Pour le reste, je pioche un vers ici ou là (sunlight knitting the leaves before our eyes), m’interroge sur les choix de traduction (pourquoi tisser plutôt que tricoter ?) et désamorce le désintérêt grandissant en m’entraînant à lire à voix haute — jouer sur le plaisir de la langue anglaise à défaut de toujours saisir celle de l’autrice.


released
from the lucidities of the day


Earlier than I could learn
the maps had been coloured in.


your hand floats belly up


but You must die
later or sooner alas
you were born weren’t you
the minutes thunder like guns
coupling won’t help you

La traduction dit :

mais Tu vas mourir
tôt ou tard hélas
de toutes façon tu es née
les minutes grondent comme des canons
l’accouplement ne te sera d’aucune aide

Je me fais la mienne :

mais Tu dois mourir
tard ou tôt hélas
n’es-tu pas née ?
les minutes se tirent comme des armes (explosent ?)
le coït ne te sera d’aucune aide

Ce sera tout pour la joie de vivre.

L’univers dans le calice d’une fleur

La métaphore qui donne son titre à La Muraille de Chine s’est évanouie sitôt lue. Ce qui me reste en souvenir et avale à lui le reste du recueil de Christian Bobin, c’est cette ouverture formidable :

Tu n’es jamais venue ici. Tu n’y viendras jamais. Alors, que je te dise : c’est une maison dans la forêt. C’est une forêt dans l’univers. C’est l’univers dans le calice d’une fleur.

On dirait une ouverture cinématographique. Zoom out de la maison à la forêt, sans à-coup de la forêt à l’univers et là, zoom in out out of order l’immense était dans le petit, dissimulé, révélé dans une fleur qui ne peut être géante et monstrueuse, qui reste à sa taille, rétrécissant tout le reste pour le contenir en son sein. On dirait une gravure d’Escher. Tout est là et ne peut y être, s’y tient pourtant.

…

Petite moisson dans le reste du recueil :

Nous sommes de notre vivant un obstacle au meilleur de nous-mêmes.

Ne cherche rien, pas même à vivre.


Allongé au soleil, ne plus penser : les oiseaux prennent le relai de l’intelligence.

Presque est le nom du paradis.


Personne sur le chemin dallé par les chants d’oiseaux. Le clignotant jaune du coucou.

J’ai spontanément tapé le chant des oiseaux en recopiant. C’est fou comme il suffit de déplacer un pluriel pour lisser-ignorer une réalité diverse. Ça alarme-de-bagnole dans le jardin cependant.


La forêt est prise sous les reproches d’un orage.


Ne dites plus que vous avez la flemme, dites :

J’aurais pu devenir une légende chez les chats.


Un maître c’est quelqu’un qui fait beaucoup d’erreurs et qui, lorsqu’il s’en aperçoit, sourit.

Padawan pleure.


Écrire est déblayer, entrevoir une somme de joie sous la somme de douleur.


Il y a deux instants très purs dans notre vie, celui où l’on s’apprête à tomber amoureux […] — et celui où on vient d’apprendre la mort d’un être cher : une main invisible écarte le monde et nous dévoile l’indifférente lumière qui en fait le fond. Nous voilà séparés de nous-mêmes et reliés à tout par le don de cette mort. Le sautillement d’un moineau suffit pour nous briser.


L’émerveillement c’est Dieu qui vient nous tuer pour nous faire vivre.


Le plus beau d’un livre est cet instant où, sous le choc d’une phrase imprévue, il éclate comme du verre.


L’Hôtel-Dieu en versant ma vie dans une chambre qui n’était pas vraiment une chambre […] me donna ce bain de réel qui d’abord comprime la vie, puis l’élargit infiniment. En face de mon lit, au-delà de la fenêtre, un mur de béton incurvé à son sommet. Le vieux lion du soleil le léchait. J’ai aimé ce mur infranchissable, cet implacable défenseur du vide. Vraiment je l’ai aimé. Te voilà, me suis-je dit. Te revoilà, vieux fronton de pelote basque, silence massif du dieu. […]


La jeunesse ne se connaît que longtemps après. La conscience de la faveur prodiguée à nos vingt ans […] n’advient que tard […].


Les herbes folles des cimetières de campagne ruinent la mort.


Une montagne au loin comme le soulèvement d’une poitrine heureuse.

…

Qui se penche sur une fleur n’aura pas vécu en vain.

Christian Bobin qui se penche sur une fleur ne me fait pas le même effet que les poètes-qui-louent-les-fleurs. Ce n’est pas un prétexte à s’écouter écrire ; à la limite, ce serait une incitation à gommer — ou brûler : « Je brûle sur la terrasse, dans un brasero, les pages d’un manuscrit. Elles se changent en fumée, montent au ciel avec la légèreté qui leur manquait ».  On sent une cohérence de vie et d’émerveillement, une certaine forme de pureté face à la beauté qui fracasse le chagrin (elle ne cache rien de son intensité lors même qu’il se dissout en elle). Une tentative de rendre l’ego dérisoire en s’absorbant-dissolvant dans l’observation du monde, sur un ton plus ludique qu’élégiaque. Des mots espiègles et sincères comme un sourire de vieil enfant.

Strega

Strega était un roman de Johanne Lykke Holm. Étrange, très étrange. D’abord cela m’attirât quand je lus la première page :

Je me contemplai dans le miroir. j’y reconnus une femme jeune, mais déchue. Je me penchai pour presser ma bouche contre le miroir. La buée se diffusa sur le verre comme de la vapeur dans une pièce où quelqu’un avait dormi aussi profondément qu’un mort.

La buée me rappela l’incipit de Chaos sur la toile. Je me fiai à l’édition, pensai : la même que Les Falaises. Je lus l’hôtel rouge perdu dans les montagnes, les présages maléfiques et muets, les neuf filles qui rentrèrent sous les ordres de trois gouvernantes sadiques comme dix petits nègres aux rangs déjà clairsemés. Cela sentait le suranné, le fantastique, les gothic novels, mais aussi les cigarettes et l’alcool.

Rapidement, je ne compris plus. Les filles venaient là gagner leur vie en travaillant comme employées. Leurs parents avaient dû vendre quelque chose pour les envoyer dans les montagnes, apprendre tout ce qu’une femme au foyer devrait savoir, éduquer leurs mains. Les jours passaient, aucun client ne venait. Rien ne collait. Je ne comprenais pas. Je comprenais chaque phrase en elle-même, brève comme un éclat de réalité, dure, incontestable. Mais rien ne collait. Je pensai : tout est juxtaposé. L’irréel, le fantastique s’immisça là, entre les phrases simples comme le jardin d’herbes. L’odeur eut bon dos : tout ce qui ne pouvait se dire se mit à sentir, l’encens, la moisissure, la naphtaline, la peur.

Je refermai le livre, failli ne plus le rouvrir. Je le rouvris. Ceci arriva plusieurs fois. Les chapitres étaient courts, je continuai, lus de plus en plus vite pour m’étourdir. Tout suintait l’étrangeté, la normalité. Dans le pressentiment permanent, il ne se passait rien. Puis il se passa quelque chose, un meurtre : une disparition pour qu’encore rien ne se passe. Une substitution acta un crime qui avait toujours déjà eu lieu : le cadavre d’une poupée devenue femme, une femme devenue poupée, devenue chiffon.

Les mains continuèrent leur travail, les visages s’abîmèrent encore, le traumatisme s’incorporât à la docilité. Il y eut encore les montagnes, la lune chaque nuit, les cheveux d’encre sur les oreillers, des cigarettes, des nonnes pas loin, des rêves étranges, des choses tangibles qui se mangent, du pain, du lait, des objets qui brillent, des odeurs vénéneuses, la couleur rouge partout, plus tenace que le sang. Il y eut encore huit filles sur les neuf. Elles s’appuyèrent les unes sur les autres. Des lèvres, des doigts, des cheveux se touchèrent. Elles attendirent leur meurtrier dans l’enceinte néfaste de l’hôtel. Aucun client ne venait. Aucun meurtrier. Elles arpentèrent la forêt, passèrent des nuits à ne pas dormir, virent des souvenirs qui ne leur appartenaient pas derrière et devant leurs paupières, tinrent des cérémonies funèbres.

Il n’y eut plus de sens, les symboles sursaturèrent l’atmosphère, se démagnétisèrent en quincaillerie brillante égarée sur les lits, dans la fontaine, les phrases. Un jour, le sortilège du huis clos prit fin. Il n’y eut pas de corps. Il n’y eut pas de sens. Plus tard, la bibliothécaire mettrait en terre sur l’étagère un cercueil vide avec, à la place du corps, quelques pâtisseries en forme de croissant de lune et une bouteille d’une liqueur jaune.

J’interrogeai le titre, appris un nouveau mot d’italien : sorcière. Des images de liqueur jaune apparurent dans la mosaïque d’images du navigateur. La couverture du roman les remplaça lorsque je tapai : Strega roman. Mes mains feuilletèrent le livre, renoncèrent, recopièrent docilement.

…

Le dimanche, jour de repos, nous lisions pour contrôler le temps qui s’étirait comme un vaste champ.


Le principe de non-contradiction ne s’étendait plus au texte ; il avait été restreint à la seule phrase. Aucun lecteur ne venait enjamber l’ambivalence.

Elles nous voulaient du mal et elles nous voulaient du bien. Personne n’est jamais qu’une seule chose.

C’était une belle aube, mais autour de nous tout devenait laid. Le ciel laid et sa lumière laide.

J’ai entendu dire qu’un homme est venu à l’hôtel. Il apportait des articles de nettoyage qu’il voulait vendre. Il était beau ou laid. Personne n’avait vu un homme depuis longtemps, alors personne ne pouvait savoir.


La litanie des prénoms, qui avait parcouru les visages en début d’ouvrage, revint en son milieu, juste avant la disparition :

Je vis Bambi reculer quand un jeune soldat lui attrape le bras. Je vis Lorca montrer les dents quand un homme de l’âge de nos pères lui demande de s’asseoir sur ses genoux. Je vis Paula se pencher et chuchoter quelque chose à un homme en uniforme. Je vis Gaia renverser de l’eau bouillante sur un groupe d’étudiants en médecine. Je vis Alexa cracher sur un homme qui lui caressait la cuisse. J’entendius Cassie siffler quelque chose de grossier lorsqu’un jeune homme lui demandé de se pencher en avant. Je vis Barbara sortir sa croix dorée de son col lorsqu’un prêtre voulut lui embrasser sa main. Je vis Alba marcher durement sur le pied d’un homme et prétendre que c’était un accident.


Nous arpentâmes les couloirs dans nos robes noires. Nous ressemblions à un cortège funèbre. Nous ressemblions à une cellule politique en route vers le peloton d’exécution. Des demoiselles d’honneur en route vers l’autel.


Le meurtrier surgit tout au long de la vie sous différents visages. Durant mon enfance, il vivait, comme un menace, dans le visage du buraliste. […] Lorsque j’ai eu treize ans, le meurtrier a emménagé dans un nouveau visage. […] Je fermais les yeux et le meurtrier apparaissait devant moi. Il s’avérait que son visage était celui de tous les hommes. Dans ses traits, chacun d’eau existait.


C’est une discipline qui pénètre dans le chair et qui y reste jusqu’à ce que tout soit discipline. On est une poupée que quelqu’un démonte et répare. […]
Il est important que vous compreniez une chose. Les cérémonies sont cela. Les cérémonies consistent à démonter quelque chose et à le réparer. 

Je n’aurai su dire ce que le roman, avec ses formules rituelles, avait bien pu réparer. Aucune narratrice ne venait prononcer des mots comme féminisme, sororité.

Cela faisait mal, mais je ne criais pas. J’avais toujours voulu être une femme de bonne tenue. Être vêtue, nourrie, battue.

…

Je me rendis compte avoir tout oublié de la concordance des temps. Le passé simple était devenu compliqué. Pas fastoche le pastiche. Je massai mes yeux et mes mains préparèrent le dîner.