Décors, loci littéraires et architectures mentales

Les gens de fiction aussi habitent des appartements, des maisons. Sans même y penser, je les loge dans les maisons où j’ai pu résider. Les AirBnB ou les logements de passage ne sont pas réquisitionnés ; il faut que ce soient des maisons dans lesquelles j’ai vécu, que je les connaisse par cœur pour que tout se déroule d’instinct, que la structure inconsciente ne requière aucun effort, aucune volonté. Je ne me demande pas où placer l’intrigue et les personnages comme on place les éléments d’un discours à retenir dans le palais de sa mémoire, maison de poupée mentale dûment remplie. Non, les lieux surgissent d’eux-même, ne surgissent même pas, ils émergent, ils sont là, ah tiens, c’est vrai, je reconnais — la disposition des pièces, l’escalier ou le jardin. Parfois, c’est évident, c’est là, on est dans l’appartement de mon enfance ou la maison que mon père occupait à mon adolescence. Parfois, c’est plus flou, ça ressemble plus vaguement, des emprunts plus ou moins cohérents. Je ne reconnais pas toujours tout de suite : on a refait la décoration, la peinture, aménagé différemment quelques pièces.

Parfois, c’est moi qui dois faire des travaux, quand l’auteur se met à décrire un peu trop précisément et que ça ne correspond pas à ce qui est. Si c’est trois fois rien, j’ajuste à la volée comme sur un logiciel d’architecture ou une simulation de Sims, hop une ouverture entre deux pièces fusionnées, une chambre de plus, une tringle et deux rideaux. Mais si ça n’a rien à voir et que l’auteur insiste, que sa description entre en contradiction avec ce que mon inconscient avait posé là, ça se complique, ça résiste, comme ces illusions d’optique qui renferment deux images en une : je ne peux plus voir la jeune femme élégante si la vieille sorcière s’est imposée, c’est le canard ou bien le lapin, le XOR est catégorique et bien souvent biaisé pour l’image qui était là d’abord. L’imagination doit prendre des mesures, établir un devis que la mémoire trouve trop cher, et souvent je lâche l’affaire, laisse l’histoire se dérouler dans un décor précaire. Si vous êtes auteur et que, vraiment, l’emplacement des lieux est indispensable à l’intrigue, merci de fournir un plan dessiné, comme dans Le Mystère de la chambre jaune. Et encore, cela n’évite pas à coup sûr de se cogner dans un mur qui ne devrait pas être là, comme quand on se réveille en pleine nuit en étant persuadé d’être dans une autre chambre que celle où l’on se trouve et qu’il nous faut remettre de l’ordre dans nos idées à tâtons.

Rassurez-vous, mon entrepôt de stockage mental dispose d’autres décors que les maisons où j’ai vécu… avec beaucoup de récupération d’une fois sur l’autre. Paresse ou ingéniosité, la philosophie est un peu le one size fits all. Le patron de l’hôtel d’Ör est ainsi très similaire à celui où le narrateur est gardien de nuit dans L’Avancée de la nuit. Et les chambres de bonnes sont immuables, la même dans Le Pigeon (Süskind) que celles, en enfilade, au dernier étage de La Vie, mode d’emploi (Pérec).

Ce phénomène mental de recyclage immobilier, je l’ai identifié depuis longtemps. Ce à quoi je n’avais pas songé avant de commencer cet article, c’est que, peut-être, mes choix de tournage ne sont pas anodins, pas seulement dictés par des aspects pratiques ou stylistiques. Évidemment, ces derniers rentrent en ligne le compte. C’est probablement la raison première pour laquelle la grande maison un peu ancienne que mon père habitait dans mon adolescence rencontre beaucoup de succès dans les adaptations littéraires de mon esprit : un pavillon bourgeois se prête à toutes sortes d’intrigues. On voit moins évoluer Le Salon du Wurtemberg (Pascal Quignard) ou Les Bonnes (Genet) dans un appartement soixantedisard bas de plafond et rectangulaire de partout. C’est un peu comme les maisons de la résidence où habite ma grand-mère maternelle : avec leur petit côté série américaine, elles sont régulièrement louées pour des tournages (des vrais, cette fois-ci, avec des équipes qui vous ruinent la moquette en faisant rouler dessus toutes leurs caisses de matos). De mon côté, l’étage et le couloir avec balustrade qui donne sur le salon cathédrale m’ont servi de décor mental à Autant en emporte le vent.

Outre l’époque et le style, il y a l’évidence du lien familial. Si le protagoniste va rendre visite à sa grand-mère, pourquoi ma mémoire irait s’embêter à chercher ailleurs ? Hop, mon esprit me propose la maison de ma grand-mère maternelle… ou l’appartement de ma grand-mère paternelle… ou, ah oui, c’est vrai, l’appartement de vacances de la famille, devenu la résidence secondaire de ma grand-mère pour un tiers de l’année. Les petites boîtes vides de la grand-mer du Hêtre pourpre, dans lequel le narrateur dépose des rognures d’ongles, je les ai spontanément disposées sur la table basse et le buffet du salon de l’appartement de vacances.

Besoin d’un piano ? La leçon inaugurale de Moderato Cantabile aura lieu dans le salon de ma grand-mère maternelle. D’une maison à la campagne ? J’hélitreuille la maison provençale de mon arrière-grand-mère pour loger la grand-mère de Cécile Coulon ; En l’absence du capitaine voilà le massif du Gros Cerveau transformé en volcan auvergnat. L’absence est là, aussi. Derrière ces emprunts pratiques, un peu paresseux, s’en cachent peut-être d’autres, plus symboliques… plus inconscients… Des lieux palimpsestes à explorer comme on explore ses rêves chez le psy.

Cherchant des exemples de quels romans mon esprit avait tourné dans quelles maisons, j’ai parcouru les mosaïques des livres lus ces quatre dernières années et, quand des souvenirs ancrés resurgissaient, j’ai noté dans quelle maison les avait envoyées mon choixpeau magique. Parfois un même livre est accolé à deux maisons, soit qu’elles correspondent à deux lieux différents (comme dans Le Hêtre pourpre, où la chambre du narrateur est dans celle que nous partagions avec ma cousine chez ma grand-mère, tandis que le salon de sa grand-mère à lui est dans l’appartement de vacances), soit que mon cerveau ait au moins fait l’effort de créer une chimère (dans Profanes, on est chez mon arrière-grand-mère paternelle, mais le jardin est celui de mes grands-parents maternels, la cabane à outils transformée en cabane d’enfant).

Certains résultats ne sont guère surprenants : le studio parisien que j’ai occupé, par exemple, a été reloué à la narratrice de Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce (Lola Lafon), entre autres danseuse, et à l’anti-héroïne du Cœur synthétique (Chloé Delaume), qui cherchait une piaule après sa rupture. Il a également abrité les amours lesbiennes des Nuits bleues (Anne-Fleur Multon) en plein confinement.

D’autres résultats sont plus uniques, hasardeux : pourquoi Deux cigarettes dans le noir (Julien Dufresne-Lamy) dans l’appartement de vacances-à-la-mer ? Les Mains libres (Jeanne Benameur) dans l’appartement de Mum, où j’ai également fait mes études ? Les Variations Goldberg (Nancy Huston) dans l’appartement de ma petite enfance ? Des histoires de main et mer(e) ? Et d’autres encore dans la maison de ma grand-mère maternelle avec Prodige (Nancy Huston) et Un monde plus sale que moi (Capucine Delattre).

Puis il y a ce qui me laisse pantoise. Voir ces titres ainsi réunis sous le même toit, un rapprochement que je n’avais jamais fait jusqu’à aujourd’hui. Ça pointe du doigt/toit/toi. Dans la maison de mon père dans mon enfance, il y a :

Mais surtout, dans l’appartement de ma mère où j’ai passé le plus clair de mon enfance, il y a :

L’Avancée de la nuit, de Jakuta Alikavazovic (le salon, le couloir) / Les Jours de mon abandon, d’Elena Ferrante (le couloir, les chambres) / Les Furtifs, d’Alain Damasio (ma chambre). Un parent qui part, une mère abandonnée, une enfant disparue, hybridée. Le glyphe de Tishka, je l’ai vu nettement sur le mur au-dessus de mon lit ; je le pensais déchiffré. Fichte fifre. Rien de mieux que le plein jour pour cacher quelque chose. Ce n’est pas l’IA qui me contredira.

Image générée par IA : plan d'une maison carré contenant une seule pièce au milieu de laquelle est plantée un panneau "You're here" mal orthographié, au-dessus du texte "mystery roume"
Par curiosité, je me suis demandé ce que j’obtiendrais si je demandais le plan du Mystère de la chambre jaune, avec un panneau « Vous êtes ici » placé dans un lieu impossible, en-dehors de la carte ou sur un mur. Cette « mystery roume » n’illustre pas du tout ce que je voulais, mais la fin de ce post, très bien. Accent franchouillard en bonus.

Et vous, vous habitez où dans votre tête et vos lectures ? Votre inconscient recycle ? se manifeste ?

Journal de lecture : L’exil n’a pas d’ombre

Quand je retourne les livres à la médiathèque, je regarde toujours ce qui vient d’être déposé sur les chariots. Un volume aux rayures caractéristiques des éditions Bruno Doucey a attiré mon regard : L’exil n’a pas d’ombre. J’avais bien identifié l’étagère occupée par Jeanne Benameur au rayon roman, mais je n’avais pas songé à aller la chercher au rayon poésie, alors que c’est d’une telle évidence lorsqu’on l’a lue !

 

Des mains qui caressent pour ne pas saisir, une femme qui lit en lien avec un homme analphabète… certains éléments font écho aux Mains libres ; j’ai aimé les retrouver. Ils prennent ici une autre ampleur, dans le désert, dans la marche d’une femme seule, suivie, sans être poursuivie, par un homme.

Les vers libres de Jeanne Benameur ont ouvert un espace lorsque je les ai lus dans le métro ; ils ont agrandi ma chambre lorsque je les ai lus au lit, avant de troquer la lampe de chevet contre la lumière plus faible de la mappemonde, transition vers les ombres. J’aurais du mal à en dire plus, alors je vais me contenter de recopier des extraits :

Je voudrais approcher.
Tout est loin.

J’essaye d’appeler des visages devant mon visage.
Je les dessine derrière mes yeux.

Il faut que quelqu’un vous regarde pour avoir un visage.

Il avance en posant son pied largement sur l’empreinte de son pied à elle. […] Il entre dans sa façon d’arpenter la terre. Il la connaît par le pied.

La voix ne fait qu’amener au dehors le silence du dedans. Le mot n’a plus d’importance.

De son pied nu, il couve la trace de la fille comme l’oiseau couve l’œuf. Depuis qu’elle a quitté le village, il marche derrière elle.

Il caressait sa propre ombre. Pour qu’elle ne le quitte pas.
L’ombre d’un homme, c’est précieux. Ça dit à l’homme qu’il existe sur la terre.
[…] Ceux du village riaient.
Pas elle.
Pas la fille au livre.
Elle lui donnait un regard au passage et ses yeux lui disaient aussi qu’il existait.

C’est quand elle dort qu’il l’apprend.

S’il savait voler, il serait là, au-dessus d’elle, très haut. […] Si haut que pour l’apercevoir, elle devrait pencher la tête en arrière, à l’équerre du cou.
Alors elle ne serait plus qu’un visage au-dessus du sable, qui scrute.
Et il pourrait la contempler.

(L’image est folle — la puissance d’un masque.)

À laisser le souffler aller et venir comme dans sa poitrine à elle, il est plus proche.

C’est ma joie qu’ils ne supportaient pas ?
Sans eux
ma joie.
Sans eux.
Une joie pour une fille toute seule.

Ils ont déchiré mon livre.

Moi je ne veux pas que le jour soit plein
avant même que d’être
Je veux que chaque jour soit neuf.
[…] Je nourris ma journée de rêves
et j’espère
en le sommeil.

J’ai abandonné les tâches de chaque jour
J’ai trahi mon corps de femme ?
J’ai regardé sans envie
le ventre rond
des jeunes villageoises.

Et neuf mon regard sur chaque chose
quand je revenais
de mes rêves.
C’est cela vivre.

Je peux dire que j’ai aimé
les gens à ma façon
Une voix parfois pouvait me garder
longtemps
dans ses parages
Je marchais dans le cercle de la voix

Ils ont déchiré son livre. Pourquoi ?
Elle voulait juste entendre les paroles sans les voix.

Mon cœur a connu l’allégresse.
J’ai marché légère.
J’ai traversé des lieux.
Je voyais chaque chose comme jamais je n’avais vu.
J’ai vu le sable
dans le sable
chaque grain distinctement.
J’ai vu le ciel
dans le ciel.
Le bleu
dans le bleu.
La lumière.

[…] Chaque chose est entièrement
une autre chose
et le monde n’en finit pas.
C’est ma joie d’aujourd’hui.

Je veux que ton corps ouvre mes mains.

Que veut celui qui appose ses mains tout autour du corps
d’une femme endormie sans la toucher ?

Viens, homme de la nuit.
Toi qui m’a approchée sans me réveiller
toi qui as respecté la limite de mes rêves
la limite de mon corps endormi
Viens.

Il faut que chacun de mes doigts apprenne la musique de
chacun de tes doigts inscrits.

J’écrirai les mondes et les mondes
dans le sable
et sur l’eau.
J’écrirai
ce qui ne se voit pas
ce qui ne se touche pas
Et tes mains borderont mon corps
pour que je ne me perde pas
dans l’immensité.

Dedans, le calme

Dehors, la tempête : le joyeux petit livre d’une lectrice adressé à des lecteurs aimant lire. Cela pourrait se regarder le nombril, mais Clémentine Mélois a de l’humour et un regard qui n’a pas été formaté par un passage en khâgne ou assimilé — pas de théorie littéraire pour cette ancienne étudiante des Beaux-Arts, rien que du kiff. Son livre est plein d’anecdotes, souvenirs de lecture, digressions et pastiches (je connais mal Jules Verne et Tolkien, mais j’ai pleinement goûté l’annonce SNCF qui enchaîne sur la description Wikipédia du sanglier heurté par le TGV).

« C’est la question qui tue :  QU’EST-CE QUE L’ART ? À cela, on répond en général par une pirouette en forme de citation. Les citations sont là pour ça, pour se tirer habilement et sans trop se mouiller, d’une situation embarrassante, quand on ne sait pas quoi dire d’autre. »

S’ensuit un discours ni vu ni connu je t’embrouille à mi-chemin entre la justification habile d’une soutenance aux Beaux-Arts (je n’ai rien contre les Beaux-Arts, je fais juste le rapprochement avec ce que m’en a raconté le boyfriend) et le monologue improvisé d’Otis dans Astérix et Obélix mission Cléopâtre.

…

Ce rapport enjoué à la lecture est d’autant plus chouette à découvrir que je n’aime pas du tout les mêmes choses : les grandes aventures souvent me rebutent ; de Moby Dick, un de ses livres fétiches, je n’ai lu que l’extrait étudié en version (ou était-ce en commentaire de texte ?), avec la ferme intention d’en rester là. Ne parlons pas de Jules Verne que j’ai toujours évité comme la peste. J’ai lu avec autant d’effarement que d’admiration la phase fusionnelle de l’autrice avec Tolkien, au point d’obscurcir la fenêtre de sa chambre d’adolescente, de la décorer avec une reproduction de l’épée d’Aragorn (pour laquelle elle a confectionné un fourreau en cuir) et de calligraphier à la plume des poèmes en écriture elfique (j’aurais pu me faire embarquer par ce dernier point, même si à douze ans j’étais plutôt plume métallique à bout carré, onciale et gothique). Au-delà de la ferveur adolescente, c’est un tout autre rapport à la lecture que le mien qui se dessine là et se poursuit dans l’essai de la lectrice adulte, avec de fréquentes suspensions de la suspension d’incrédulité.

Je suis du genre à me laisser embarquer par un texte littéraire ; même si je l’analyse, je le fais en le considérant comme un système quasi-clos, en rapprochant certains passages ou parti-pris stylistiques entre eux (probablement un héritage de mes études en prépa littéraire, où l’on est par défaut contre Sainte-Beuve, même en n’ayant lu ni Proust ni Sainte-Beuve). Le roman est un monde à part ; la seule chose que j’en rapporte, ce sont des manières intimes de penser et ressentir les choses, comme des sphères translucides et précieuses que je disposerais sur une étagère et soulèverais parfois devant mes yeux pour voir à travers elles. Clémentine Mélois, elle, ne cesse de rapprocher le monde qu’elle lit de celui dans lequel elle vit, passant de l’un à l’autre comme dans un rapprochement bancaire qui réserverait des surprises croustillantes à son esprit comptable : elle est du genre à se demander (et la question l’interrompt dans sa lecture) quel type de sandwich pouvait bien manger l’inspecteur Maigret (baguette ? pain de mie ? campagne ?), à faire le total des verres ingérés au cours d’une journée d’enquête, calculer son taux d’alcoolémie et se demander qui de lui ou de Pérec avait la plus grande consommation. Le texte doit se traduire en réalité, comme on traduit en justice.

Cela m’a rappelé la manière dont Mum avait repéré la même suspension luminaire que chez ma grand-mère dans le couloir des chambres de bonnes de Downton Abbey. Elle est capable de musarder dans les lieux de l’intrigue tout en la vivant pleinement, alors que ce genre de regard dédoublé m’autorise à suivre l’histoire, mais pas à m’y laisser prendre. Clémentine Mélois se balade manifestement dans les textes de fiction comme Mum dans l’image— une approche qui ne me vient spontanément que pour les textes de non fiction.

…

Et cela tombe bien, Dehors, la tempête est de la non fiction. Les nombreuses références à des ouvrages que je ne connaissais pas ou mal ont encouragé ma cervelle à faire des liens avec tout un tas d’autres livres que ceux dont il est question. Comme ces réseaux d’échos s’activent souvent et que j’en fantasme depuis longtemps une cartographie, je me suis attelée cette fois-ci à mettre en forme cette parcelle.

J’ai dû fouiller pour trouver un outil pratique (et gratuit) qui propose autre chose que la réalisation de mind map, où seul l’élément central peut être relié à une multitude d’éléments sans obéir à une ramification unidirectionnelle. Je suis tombée sur beaucoup de schémas de neurobiologie sans trouver comment créer un diagramme dynamique à leur image, puis en scrollant des dizaines de modèles sur Lucidchart (oh, un mignon diagramme pieuvre, berk le souvenir des schémas UML…), j’ai enfin trouvé quelque chose qui pourrait convenir pour couvrir toutes les lectures de cette année. [Pourquoi ai-je soudain l’impression d’être dans un article de blog d’Eli ?]

Screenshot de la page de travail Lucidchart

L’utilisation est relativement facile, plutôt ludique : je crois que je n’avais pas joué à bouger des éléments à l’écran comme ça depuis mes derniers essais de code (il faut avoir lutté à faire fonctionner un bout de code pour comprendre l’extase qu’il peut y avoir à cliquer inlassablement sur un bouton virtuel dont on sait pourtant exactement l’effet basique qu’il va produire). En attendant de mapper toutes mes lectures de l’année, je me suis fait la main sur les relations intertexuelles personnelles et hasardeuses suscitées par la lecture de Clémentine Mélois — l’ironie étant qu’avec un unique livre central, on retombe sur une mind map tout ce qu’il y a de plus classique, I know.

Probablement que ça n’a pas grand intérêt quand on y est extérieur, mais il faut imaginer la surprise : j’ignore pendant 36 ans que l’on peut appâter les limaces et les faire se noyer dans de la bière, et en un mois, j’en lis deux occurrences coup sur coup ? — dans une nouvelle d’Hollie McNish, avec une ode à leur étreinte, et dans une énumération de Clémentine Mélois, comme si c’était un souvenir qui allait de soi, que l’on pouvait caler entre un dégoût maternel pour la peau du lait et le débouchage d’une « pierre de lithographie au doigt et à la gomme arabique »  ?

…

Pour ce qui est des listes, avant de penser au Sel de la vie, j’avoue avoir d’abord pensé au Vertige de la liste d’Umberto Eco, que j’avais feuilleté sans le lire in extenso (j’ai failli me demander qui lit ce genre de livre in extenso pour me rappeler immédiatement que Clémentine Mélois probablement le lirait in extenso, vu que lire les notes de ses Pléiades avec une loupe l’amuse beaucoup). Et surtout, aux listes à la fin des livres Castor Poche : les éditeurs connaissaient manifestement le pouvoir évocateur de ces rayonnages imaginaires, puisqu’ils avaient ajouté quelques lignes de résumé à chaque titre de la même collection ou à paraître prochainement.

J’aime les listes, les inventaires, les énumérations, Hulul, Georges Perec et Sei Shônagon. Sans doute grâce à eux, ai-je le sentiment illusoire que le monde est mieux rangé.

Je crois qu’au contraire ça conforte mon bordélisme, excusé si des connexions peuvent surgir de toutes ces juxtapositions involontaires.

…Quand Clémentine Mélois décrit le bureau d’où elle écrit, casé dans sa chambre au sol recouvert d’une moquette premier prix, et l’oppose au bureau d’écrivain qu’elle fantasme, sans ordinateur et avec un sous-main en galuchat, j’ai pensé à Palpatine (qui connait le galuchat, sérieusement ?) et surtout aux descriptions des lieux de travail dans Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? Sans doute Martin Page trouverait-il qu’elle a des fantasmes d’écrivain de droite. Cela se sent aussi dans ses goûts de vocabulaire un brin surannés (comment ça, « un brin » est aussi suranné ? et suranné lui-même ?). D’ailleurs, si ces essais m’ont plu, je craindrais de lire un roman d’elle ; j’aurais peur que ce soit par trop une synthèse  romanesque du roman XIXe, pleine de passés simples et d’adjectifs ronflants anachroniques. Mais elle le sait sûrement elle-même, et en joue dans ses pastiches — car du cliché, elle s’éloigne moins par la poésie que par l’humour.

…

Au final, cette lecture que j’anticipais plaisante mais anecdotique a peut-être été davantage que ça ; je n’avais pas prévu l’enthousiasme quasi enfantin qu’elle réveillerait chez moi. Ça me redonne envie de lire et d’écrire comme on bricole et bidouille. J’en profite pour vous laisser sur une dernière remarque il me semble très juste de Clémentine Mélois : notre capacité d’émerveillement s’est déplacée ; aujourd’hui, dans notre monde globalisé, on ne s’étonne plus tant de ce qui est lointain, exotique, que de ce que l’on réapprend à trouver « authentique ». Traduction bobo post-confinement :

Ne suis-je pas émerveillée par ce pull que j’ai tricoté moi-même ? […] Et ce pain ? Il durcit vite et il manque un peu de sel, mais c’est du FAIT-MAISON, j’ai pétri la pâte À LA MAIN dans ce gros saladier qui ne va même pas au lave-vaisselle.
Mais voyez plutôt, CE FICUS EST EN VIE ! D’habitude je fais crever toutes les plantes. […] On dirait des bébés feuilles, elles sont toutes brillantes, attends je vais les prendre en photo.

Ma succulente n’est plus en vie : j’ai bien ri. Rime pauvre de vous.

Les sous-titres, l’amitié, Pauline Le Gall et Heartstopper

Il paraît que notre ascendant prend le pas sur notre signe astrologique en vieillissant. C’est parfois la même chose avec les essais : le sous-titre prend le pas sur le titre. Réjouie par la thématique de Nos puissantes amitiés, j’ai entamé la lecture de l’essai d’Alice Raybaud et me suis trouvée déçue par la prééminence ce qui était pourtant annoncé en sous-titre : des liens politiques, des lieux de résistance. Je comprends que ce prisme permette de revaloriser et repenser des liens minorés dans nos sociétés, mais je n’y ai pas retrouvé l’expérience intime de l’amitié, celle banale et précieuse qui nourrit sans nécessairement prendre une forme socialement disruptive. À explorer les formes « extrêmes  » d’amitié (vivre ensemble au-délà des années étudiantes, trouver une famille de substitution quand la vôtre n’a pas supporté votre identité LGBT, élever un enfant en co-parentalité…), on (re)découvrait ses marges sans jamais s’attarder en son centre.

Couverture de l'essai de Pauline Le Gall : Utopies féministes sur nos écrans

À l’inverse, j’ai repoussé de plusieurs excursions à la médiathèque la lecture d’Utopies féministes sur nos écrans pour sa dimension engagée explicitement annoncée, qui me semblait nécessiter une énergie combattive (aussi parce que je n’ai pas vu Thelma et Louise et craignais que toutes les références me soient inconnues, ce qui minore le plaisir qu’on peut prendre à ce genre d’ouvrage, où il est bon d’avoir un équilibre entre références communes et découvertes suggérées). Mais dans cet essai-ci aussi, le sous-titre prend l’ascendant sur le titre : Les amitiés féminines en action. Sans jamais se départir d’aucune dimension de sa personne, en restant amie, spectatrice et essayiste, Pauline Le Gall décortique les mécanismes de représentations de l’amitié dans les films et séries, et nous remontrant ce que l’on a déjà vu, ce que l’on connaît peut-être par cœur, elle l’oriente de telle sorte que nous nous mettions à voir nos angles morts. J’adore ça, quand je découvre du nouveau dans le familier, bien davantage que lorsque la nouveauté me semble in fine familière.

Je n’avais jamais vraiment conscientisé que, bizarrement, les histoires d’amitiés fusionnelles féminines finissent souvent mal — ben oui, il ne faudrait pas qu’on puisse oklm dériver de l’amitié au lesbianisme. Ni que l’amitié de Carry, Miranda, Charlotte et Samantha était très consumériste. J’avoue ne jamais m’être non plus appesantie sur qui écrit ou produit telle ou telle série — c’est le même flou immature que dans mon enfance, quand j’avalais les bouquins sans prêter attention au concept d’auteur (les livres n’étaient pas du même auteur, ils étaient de la même série : Fantômette, Alice, Le Club des cinq ou des sept, Danse !…). Comme dans pas mal de milieux, ce sont essentiellement des hommes qui sont aux postes clés, producteurs comme scénaristes ; les femmes ont dû faire le forcing pour donner à voir leurs productions, leurs points de vue. De même pour les minorités, sous-représentées dans les writing rooms.

Pauline Le Gall soulève un point intéressant sur la représentation des minorités. Quand ces personnes ne sont pas reléguées au rang de faire-valoir (en gros la copine grosse / queer / racisée qui n’a pas d’autre arc narratif que d’être la copine grosse / queer / racisée), le manque de représentations conduit à un dilemme : soit on distribue les rôles en mode color-blind comme si le monde était une pub Benetton, au risque de passer à côté des expériences spécifiques à ces minorités (ex. Grey’s Anatomy) ; soit on traite de ces expériences, au risque d’y enfermer les protagonistes, comme si une actrice noire devait forcément se faire le parangon de la lutte antiraciste ou incarner un personnage témoignant de la vie dans les cités (ex. Bande de filles).

J’étais souvent perplexe quand j’entendais une critique de l’une ou l’autre option, toujours renvoyée à sa part manquante : qu’aurait été une bonne représentation alors ? Pauline Le Gall m’apporte la réponse : la bonne représentation, c’est celle qui existe parmi une myriade d’autres représentations, tellement nombreuses qu’on ne peut plus penser qu’un personnage ou un film représente l’expérience de tout une communauté forcément diverse. On a besoin de parler et des difficultés spécifiques et des vies singulières qui s’inventent au-delà ; d’évoquer ce qu’on ne voit pas en étant blanc/mince/hétéro et de normaliser tout ce qui devrait être normal et ne l’est pas toujours encore quand on est racisé/gros/queer (triade elle-même schématique). Typiquement, souligne Pauline Le Gall, Grey’s Anatomy a normalisé de voir des chirurgiens, personnes hautement compétentes s’il en est, de toutes origines ethniques. On a aussi besoin de ça, de voir le monde tel qu’il n’est pas mais pourrait être — sans plafond de verre dû à des préjugés (de mémoire, sur les nombreuses saisons que j’ai vues avant de lâcher l’affaire, il n’y a presque aucun épisode de racisme, hormis le cas extrême d’un patient néo-nazi qui ne veut pas être examiné par Cristina ou Miranda, je ne sais plus).

Ce dont on ne devrait pas avoir besoin, en revanche, c’est l’ajout d’un bon allié masculin blanc censé rassurer le public blanc et/ou masculin que not all men, not all white people. Pauline Le Gall m’a ainsi appris que, dans Hidden Figures, les scénaristes avaient ajouté au livre un épisode où le patron blanc démonte le panneau indiquant que les toilettes sont réservées au personnel blanc de manière à ce que ses mathématiciennes de génie noires qui font des calculs démentiels pour la Nasa n’aient pas à traverser toute la base pour aller aux toilettes hyper éloignées réservées aux « personnes de couleur » (apparemment, les vraies calculatrices dont parlent le biopic allaient aux toilettes les plus proches sans se soucier de la ségrégation installée).  Que la destruction d’un symbole d’oppression doive se faire par l’oppresseur suggère une certaine réticence à laisser ses anciennes victimes reprendre la narration de l’histoire (écrite comme chacun sait par les vainqueurs).

Extrait de The Hidden Figures / Les Femmes de l’ombre.

…

La saison 3 de Heartstopper, outre me faire sourire niaisement devant les visages enamourés de ses acteurs-actrices, m’a fait repenser au dilemme de représentation des minorités. La saison 3 est totalement hors sol : tout le monde y est beau, y est bi, gay, lesbienne, asexuel, trans, non-binaire sans quasiment essuyer de backlash de la société normée — à l’exception d’une interview censée être centrée sur la peinture d’Elle, qui dérive en débat sur la question trans. À l’exception de : tout est là. La série choisit ses combats, les distille un à un, puis : bon débarras. C’est parce que la saison 1 s’est attelée aux préjugés homophobes en épousant les craintes de coming out de Charlie (et la saison 2 à celui de Nick, son amoureux bi) qu’elle peut passer à autre chose, comme par exemple la question de son anorexie. Et là, encore, c’est plutôt malin et bien fait pour une série grand public : la maladie n’est pas vue comme une obsession du corps, incarnée par une jeune fille qui se rêverait plus mince, mais comme une des manifestations de l’anxiété du héros, aux côtés de pensées intrusives qui montrent l’anorexie pour ce qu’elle est : une saleté de maladie mentale. Les petits cœurs, fleurs et feuilles qui voltigeaient autour des personnages lors de leurs amours naissantes sont remplacés par des aplats de crayon noir qui se mettent à bourdonner autour du héros quand les pensées intrusives l’isolent de son entourage (qu’on se rassure, une nouvelle graphie-grammaire prend le relai quand la santé est redevenue meilleure : des éclairs de désir affleurent à la surface de la peau).

Si j’ai pensé à l’essai de Pauline Le Gall en visionnant la dernière saison d’Heartstopper, c’est aussi parce que la saison aborde une thématique amicale que je n’ai pas le souvenir d’avoir vue traitée en tant que telle alors que c’est un schéma récurrent : délaisser ses amis quand on se met en couple. Évidemment, c’est Isaac le pote aromantique de la bande qui s’y colle en prenant des nouvelles de Charlie, lequel ne se confie plus qu’à Nick, et en formulant des reproches à l’encontre de Tao, qui est lui en état de les entendre.

Isaac s'adressant à Tao : " You've just not been a good friend lately. All you care about is your relationship."

Tao et Elle enlacés, Isaac à côté qui croise les bras
Isaac qui refuse de tenir la chandelle lors de leurs movies nights.
Charlie et Isaac regardant un film sur le lit de Charlie, l'un contre l'autre
Charlie et son pote Isaac se matant un film
La soeur de Charlie qui l'a rejoint dans son lit pour se réconforter mutuellement
Charlie et sa sœur venue le rejoindre pour une session de confidence-réconfort avant une journée éprouvante.
Charlie et Nick

Il y aurait tout un truc à faire sur la place du lit dans Heartstopper, comme espace d’intimité qui n’est pas réservé qu’à la personne désirée. (Question bonus : à quelle fréquence Charlie change-t-il ses draps ?)

Tout en ayant conscience de ma propre tendance à me replier sur mon partenaire et à diriger l’essentiel de ma conversation vers lui, c’est quelque chose que je déplore et aimerais rééquilibrer. Traîner en bande avec potes et boyfriend n’est pas une solution qui me conviendrait, mais cela m’a touchée de voir la chose abordée. Pauline Le Gall a raison, avec son enthousiasme communicatif : parlons de ces films et ces séries moins anodines qu’elles en ont l’air, écrivons à leur propos, parlons-en avec nos amis, de ça et d’autres, avec nos amis qui sont bien plus que des soutiens dans des luttes imposées, présences chéries qui nous nourrissent même en leur absence.

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Avant de rendre Utopies féministes sur nos écrans à la médiathèque, j’ai recopié dans la liste de la filmographie tout ce qui faisait écho ou envie. Écho : Derry Girls 💚, Grey’s Anatomy 🤍, Sex Education 💛, Sex and the City, Grace and Frankie, Ladybird ♥️, Papicha, Portrait d’une jeune fille en feu. Et envie (plus ou moins selon les cas, à checker au moins) :  Broad City, Girlfriends, Insecure, Shrill, The Bold Type, The L Word, Tuca and Bertie pour les séries ; Booksmart, Frances Ha, Fried green tomatoes (apparemment le livre plus que le film), Girlfriends, Go fish, Mignonnes et Thelma et Louise pour les films. Des recommandations croisées à me faire ?

Journal de lecture : Les gens ordinaires ne portent pas de mitraillettes

En couverture, j’ai reconnu une photo de Rafael Yaghobzadeh. Je ne me souvenais plus du nom du photographe, mais de sa série de portraits, si. Le titre a fait le reste.

Artem Chapeye s’est engagé dans l’armée ukrainienne lors de l’invasion russe. Son témoignage n’est pas celui d’un reporter de guerre, qui se donnerait pour mission de documenter un conflit, mais la réflexion intime d’un écrivain sur ce que la guerre affûte et fait affleurer chez soi, et chez les autres. À l’introspection se mêlent des considérations plus théoriques (mais toujours au prisme d’une expérience incarnée) sur le pacifisme, le féminisme, la sociologie des recrues…

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L’irruption de la guerre

Je me souviens très nettement de ma principale sensation les premiers jours, lorsque les Ténèbres avançaient sur mon pays. Je ressentais de l’amour. Un amour omniprésent. Et de la solidarité avec ceux que je voyais et à qui je pensais.
Puis ce sentiment s’est évanoui. Les premières semaines, on croyait qu’on était tous dans le même bateau. Cependant, des personnes différentes, tout naturellement, ont fait des choix existentiels différents. Désormais, je dois fournir un effort pour retrouver mes sentiments d’amour et de solidarité. Si je ne fais pas cet effort conscient, la solidarité instinctive se limite à ceux qui ont aussi décidé de se battre, de rejoindre la résistance.

Les conducteurs en Ukraine ne sont pas très disciplinés, mais cette nuit-là, ils étaient tous polis. Aucune Ferrari ni aucune Lexus n’essayait de dépasser une autre voiture sur la droite, parce qu’elle se considérait comme meilleure. Ce jour-là, nous semblions tous être à égalité.

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S’engager dans l’armée quand on est pacifiste

La veille, je me considérais comme un pacifiste convaincu. Depuis, j’appelle ce positionnement un « pacifisme abstrait ». C’est le privilège de ceux qui ne sont pas amenés à faire un choix existentiel et peuvent se permettre de théoriser.

Dans l’armée, je me suis demandé ce que faisait Mahatma Gandhi à la veille de la Seconde Guerre mondiale et pendant celle-ci. Une recherche Google m’a appris qu’apparemment, il écrivait des lettres respectueuses et pleines de tournures révérencieuses à Hitler en lui demandent de se raviser et de ne pas combattre […].

Aujourd’hui, je suis obligé de concéder que, peut-être, le « bien », en effet, n’existe pas. Alors que le « mal » s’impose à vous :
[…] — quand, au milieu de la nuit, votre sommeil paisible est interrompu par les bombes, quels que soient les intérêts géopolitiques avancés ;
— quand vos enfants risquent d’être touchés. Vos propres enfants, petits, fragiles, non géopolitiques.

J’escomptais qu’ils ne pourraient pas tuer tout le monde rapidement, par conséquent, mes chances personnelles de mourir étaient loin de cent pour cent. Si je devais parler en termes de psychologie et non de biologie, mes chances de survie psychologiques seraient supérieures si je m’engageas que si je trahissais mes convictions avec le risque que « quelque chose se brise à jamais ».

L’auteur cherche presque à s’excuser de s’être engagé : il ne pouvait pas ne pas. Il souligne à plusieurs reprises le fait qu’il n’en aurait pas été capable s’il ne s’était pas senti directement menacé — et dit toute son admiration pour ceux qui se sont engagés alors qu’ils étaient dans des zones en sécurité (comme certains Ukrainiens expatriés revenus défendre leur pays). Lui n’en aurait pas été capable.

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Guerre et féminisme

Si je n’avais pas de problème avec mes opinions de gauche — bien au contraire, ma décision en découlait —, il était bien plus difficile de concilier ce que je m’apprêtais à faire avec le féminisme. Car cela revenait à reproduire le sempiternel schéma patriarcal de « la femme qui reste à veiller sur les enfants ». […] Comme avec le pacifisme abstrait, la chose suivante s’est produite : pendant des décennies, on construit autour de soi des bulles « justes » et « politiquement correctes » de positionnements théoriques. Mais vient la pratique de l’histoire, et elle fait voler en éclats tout cela d’un seul souffle.
Je ne sais toujours pas quoi en penser. Je le théoriserai plus tard. Quand j’aurai à nouveau ce privilège.
Et pour l’instant je ressens une admiration folle pour toutes les femmes en uniforme sans exception.

De même, je ne sais toujours pas quoi penser du partage des tâches entre les hommes et les femmes. Bien que féministes, les hommes de ma bande se sont engagés, alors que les femmes sont restées à la maison avec les enfants. Si la vie et l’intégrité physique sont le « prix à payer du privilège masculin », c’est un prix relativement élevé. En même temps, parmi les femmes qui se sont engagées, il y a beaucoup de féministes.

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Survie psychologique et empathie

J’ai eu des moments de faiblesse immédiatement et j’en ai toujours.
J’ai fondu en larmes, le premier jour […]. Un autre soldait, qui venait d’être mobilisé, m’est venu en aide. […] J’ai été bouleversé : comment, dans cette situation, un être humain pouvait-il, contrairement à moi, penser à son prochain ? Il s’est avéré qu’il était étudiant au séminaire gréco-catholique. Il était préoccupé par une seule question. Il m’a regardé timidement et a demandé avec maladresse, après avoir dégluti :
« Dites, si je suis amené à tuer à la guerre, est-ce que je pourrai être consacré prêtre ? »
Moi, athée, j’avais envie de le rassurer sur le fait qu’il méritait non seulement de devenir prêtre, mais même pape. Il venait de se comporter comme un saint débutant.

Ma vie est morte, me suis-je dit. Puis j’ai éclaté en sanglots.
Et lui, un homme sévère avec une arme dans les mains, m’a enlacé.

Le plus dramatique, c’est l’existence brisée. Ensuite vient une nouvelle réalité à laquelle il faut s’adapter. Survivre physiquement et, ce qui n’est pas moins important, survivre psychologiquement.

L’auteur craignait « l’ensauvagement » et a assisté à plus de « douceur » chez les militaires (à mettre en relation avec le fait qu’il n’a pas été en première ligne ?) :

Et pour que le criminel n’ait pas froid aux pieds, le gardien l’a bordé. Comme une maman.

Malgré la divergence de nos points de vue, nous répétions souvent : « Je vois qu’on est d’accord. » Probablement parce que nos univers opposés supposaient la tolérance pour les opinions opposées. Et l’intolérance uniquement à l’égard de l’intolérance, du fanatisme. Peut-être étions-nous unis par la compassion à l’égard qui vivant.

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Culpabilité et mur émotionnel

Les niveaux multiples de la culpabilité sont in phénomène psychologique inattendu en temps de guerre. […] Si vous êtes une femme avec des enfants, vous avez honte de ne pouvoir pleinement défendre votre pays. […] Si vous êtes dans l’armée, alors vous avez honte (ce qui est mon cas) de ne pas être en première ligne. Si vous êtes en première ligne, comme Yevhan, vous avez honte d’être officier et non simple soldat. Parce que vous dormez dans un lit et non à même le sol. Dans un abri et non dans une tranchée. Si vous êtes un soldat dans une tranchée, vous pensez à votre ami qui n’est plus en vie.

Sans afficher sa décision, il s’est fait muter de notre unité relativement calme vers la brigade d’assaut. Nous nous sommes croisés à la gare. Il a souri en guise d’adieu. Une semaine plus tard, il est revenu dans un cercueil. On nous a libérés pour aller à l’enterrement. J’ai eu honte d’y assister. Parce que j’étais en vie. Je me souviens de son sourire timide.

À chaque fois que je parle à une personne, je ressens de l’empathie pour elle et je commence à la comprendre.
Très progressivement cependant (pas instantanément), des hommes qui étaient proches autrefois s’éloignent, et vivent maintenant une tout autre vie. En revanche, des connaissances lointaines qui ont choisi de rejoindre les forces de défense deviennent plus proches.

J’avais très peur d’être changé par la guerre.
Je pensais, suivant les clichés, que j’allais devenir plus dur et impitoyable. Pour l’éviter, j’ai essayé d’évoluer dans le sens opposé : être encore plus sensible, plus gentil.
[…] Je crois ne pas être devenu plus dur, mais la guerre a commencé à me changer, d’une façon inattendue. Par exemple, malgré les critiques de ma femme, je n’ai pas réussi à éviter de percevoir différemment ceux qui sont allés combattre l’injustice et ceux qui ne l’ont pas fait.

Personne de ce cercle de parrains croisés ne s’est engagé dans l’armée. Je continue à communiquer avec chacun séparément, car je peux comprendre chacun séparément. Mais désormais, il m’est difficile de m’identifier à ce groupe d’amis d’enfance.

Il y a des choses dont un soldat discutera en priorité avec un soldat. Car il n’est pas sûr qu’un non-combattant puisse les comprendre. En effet, ce qui représente pour toi l’émotion la plus profonde est, pour un civil ou un étranger, l’objet d’un intérêt éphémère, d’un bavardage. Tu tentes de partager les mplus intime, et tes paroles risquent d’être dévalorisées […] par un changement de sujet de conversation pour quelque chose de plus excitant du genre : qui va remporter un Oscar ou un Grammy ? Je l’ai déjà expérimenté. Et cela fait mal.

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Et l’ennemi ?

Ceux qui réfléchissent davantage ont pitié des Russes sans les plaindre. J’ignore si quiconque vivant dans un pays en paix peut comprendre la  teneur de ce sentiment, mais la ligne suivante, écrite dans le style d’un chant populaire, est selon moi une des exrepssions artistiques le plus fortes autour de l’invasion russe : « Je regrette, cher ennemi, que tu te sois engagé ici. » Le poème a été composé par Anastasia Chevtchenko, une militaire, engagée volontaire.

« Le plus dur, c’est le premier tir. J’ai vu ses yeux…
[…] Ce sont des gens comme nous… — il sanglote de nouveau. On les a jetés sur nous, comme des chiens. Si ce n’est pas moi… Ce sera d’autres gars. « 

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Réalité, irréalité

Je n’arrivais pas à croire que c’était la vérité. Les smartphones, l’Internet et la guerre ? (La première chose que les soldats demandaient aux bénévoles au début étaient des batteries externes.)

Le sentiment d’absurde ne nous quittait pas. Pendant une garde nocturne, nous admirions, fascinés, avec un autre soldat, la lune monter derrière la forêt. J’étais conscient que pareilles expériences n’arrivent qu’une poignée de fois dans une vie. Comment, dans ce monde merveilleux, peut-il exister des gens qui déclenchent des guerres ?

[de retour à la guerre après quelques jours à l’étranger à la période de Noël, où l’auteur éprouve un sentiment d’irréalité face à la vie en paix] J’avançais dans l’obscurité et je ressentais que, pour moi, la réalité était ici, en ce lieu. Une véritable existence. Toute la profondeur de la vie.
Seulement, il s’agit d’une profondeur qu’une personne psychologiquement saine n’aurait jamais choisie de son propre gré.

Le livre s’achève sur ce dernier extrait.