L’angoisse de la page noire

L’angoisse de la page blanche, on connaît, parce que l’écrivain est in fine celui qui écrit, malgré les passages à vide et le manque d’inspiration. C’est même grâce au manque d’inspiration que le lecteur a connaissance de l’angoisse de l’écrivain, tenté de prendre sa feuille blanche comme sujet d’appoint, un peu comme Descartes prend l’exemple de la cire d’abeille dans les Méditations qu’il écrit à la lueur de la bougie ou que le narrateur de La Nausée prend conscience de la contingence de l’existence en regardant la racine d’arbre au pied du banc sur lequel il se fait chier. Pas besoin de voir plus loin que le bout de son nez. Un jeu d’enfant : j’ai utilisé cette pirouette en 5e pour me débarrasser d’une expression écrite sur une situation d’échec à laquelle on avait été confronté et que l’on avait finalement surmonté. Parce que 1°, à 12 ans, mon plus grand échec dans la vie était d’avoir eu 11 à un devoir sur les Contes du chat perché de Marcel Aymé (vexée comme un pou, j’ai pris mes précautions pour la lecture suivante et donc appris par cœur la phrase-prophétie des Pilleurs de sarcophage, que j’étais sûre qu’on nous demanderait – tant et si bien que, même sans mâcher de feuille de laurier, je peux encore vous dire aujourd’hui que Parmi la bataille et la panique indescriptible, tu verras, au milieu, le trésor des Athéniens) et que 2°, même pas en rêve je raconte un truc intime sur des carreaux Seyès (non mais c’est vrai, un peu de tenue, y’a des blogs pour ça).

Bref, tout ça pour dire que l’angoisse de la page blanche, on sait ce que c’est. L’angoisse de la page noire, en revanche, beaucoup moins. L’angoisse de la page noire, c’est une angoisse de lecteur. Ce n’est pas qu’on ne sait plus quoi lire ; on ne sait plus comment le lire. Les mots s’assemblent bien pour former des phrases, mais les phrases ne s’assemblent plus pour former une histoire ou une pensée. Je ralentis tant de peur que, passée trop vite, la phrase précédente soit déjà oubliée, que je mâche et remâche le même passage comme une viande trop mastiquée que l’on n’arrive plus à avaler. Il avait bien raison, Pascal : Quand on lit trop vite ou trop doucement on n’entend rien.

Les premières apparitions de l’angoisse de la page noire datent de mes années de prépa ; elles ont été particulièrement aiguës en philosophie. Essayant de mémoriser un raisonnement décrit en cours, j’agrippais un maillon et le serrais tant et si bien qu’il finissait par s’ouvrir – l’enchaînement de la pensée m’échappait. Toute lecture étant susceptible d’être utilisée en dissertation, cette névrose de mémorisation a contaminé la lecture. Il m’a fallu du temps pour réapprendre à lire ; longtemps j’ai lu un Stabilo à l’esprit. Le premier à me l’avoir ôté a été Kundera (peut-être parce que ses romans ne sont faits que de phrases stabilotées). Mais le divertissement que m’apportait cet auteur en période de concours a été de courte durée ; j’ai fait l’erreur ? un puis deux mémoires sur son œuvre. L’occasion de soupçonner la justesse de ce conseil, entendu de la bouche d’un professeur : ne faites pas de votre unique passion un métier. Je n’ai pas vraiment pu le vérifier : la danse n’a pas voulu de moi, puis je n’ai plus voulu de l’édition. Cette dernière a transformé les livres en petits tas de papier brochés collés reliés manipulés reposés sur l’étal comme des fruits gâtés, sitôt le projet éditorial humé. Peu à peu, j’ai oublié les politiques éditoriales, mais l’écoeurement suscité par la masse des rayonnages est resté. Date, nom, profession, situation familiale, situation romanesque… rien qu’à la lecture de l’état civil des quatrièmes de couvertures, je suis rassasiée. Du coup, ces dernières années, j’ai surtout lu des blogs et des articles, prenant ma dose de fiction auprès d’un autre dealer, qui se fait appeler tantôt cinéma tantôt opéra.

Seulement voilà, l’angoisse de la page noire m’a reprise, gangrenant cette fois la non-fiction (retour aux origines). Après La Passion d’être un autre, lecture particulièrement stimulante et particulièrement ardue, c’est L’Amour et l’Occident qui a été laissé de côté… Alors, traînant au Relay avant de prendre le train pour Marseille, j’ai acheté un allume-feu. Rassurez-vous, Relay n’a pas ajouté un rayon barbecue à côté des confiseries souvenirs : cet allume-feu est un petit Folio. Le premier que j’ai acheté depuis le remaniement de la maquette (cela donne une idée de ma résistance au changement et du peu de fiction que j’ai lue ces derniers temps). L’impulsion m’a même fait oublier que je n’aimais pas ces titres sans empattements, qu’il a fallu rendre tout graisseux de couleurs pour leur donner un semblant d’aplomb. Vous lirez loin, qu’ils disaient. Jusqu’à Marseille, donc. Le Flûtiste invisible a tenu ses promesses d’allume-feu. J’avais fait exprès de prendre un auteur qui aime le désir, pour que l’envie du corps des personnages me communique l’envie de tourner les pages. Philippe Labro. J’ai fait sa connaissance avec Quinze ans. Je l’ai retrouvé avec Franz et Clara. Malgré la belle Américaine de ce que l’on aurait aimé être une première nouvelle (et non une première partie de roman), Le Flûtiste invisible est largement en-dessous. En emportant cet allume-feu, je m’attendais à une belle pomme de pain de feu de cheminée ; j’ai trouvé cette espèce de glaçon carré, dur et blanc, dont on se sert pour allumer les barbecues. Cela manque un peu de panache, mais c’est efficace. Simple comme un J’aime lire. Je l’ai lu sans craindre de le gâcher ; cela me l’a fait apprécier. Et le feu qu’il a allumé en se consumant continue de brûler, alimenté par des petites branches que je prends soin de choisir légères (une centaine de pages tout au plus) et bien sèches (sinon des classiques, des valeurs sûres). Après La Beauté tôt vouée à se défaire (Le Bras, surtout, en réalité – magnifique) de Yasunari Kawabata et La Nouvelle rêvée de Schnitzler (ce mec est un dieu), je me suis enhardie à hasarder un roman au titre kitsch, d’un auteur contemporain (je ne me rappelais plus qu’on pouvait lire des vivants) dont je n’avais jamais entendu parler (c’est un best-seller au Japon, oups) : Le Restaurant de l’amour retrouvé signe mes retrouvailles avec le roman. Comme quoi, tout est toujours question d’appétit.

Le Jardinier de Versailles

Le château de Versailles est assez moche, il faut bien l’avouer, avec ses couches successives grâce auxquelles rien ne va avec rien. Mais une fois que l’on se retrouve, derrière, dans le parc, c’est une autre histoire… Cordonniers obligent, je n’y vais pas si souvent que ça mais j’adore cet endroit et j’étais curieuse d’en apprendre davantage, par celui-là même qui y travaille (et y vit !). Dans Le Jardinier de Versailles, Alain Baraton mêle, comme on pouvait s’y attendre, Histoire, botanique et petites anecdotes mais aussi, et c’était la bonne surprise de cette lecture, des réflexions extrêmement pertinentes sur notre époque, qui vont bien au-delà de la botanique, l’observateur de la nature l’étant aussi de son temps. Voilà qui mérite bien une chroniquette, sans doute !

 

Un mille-feuille historique

L’absolutisme de Louis XIV a été tel que c’est encore aujourd’hui dans l’image de son règne que le château de Versailles est figé – à l’exception du Petit Trianon préempté par Marie-Antoinette. Alain Baraton replace l’image dans sa chronologie : Versailles est d’abord un domaine où l’on vient chasser le gibier et folâtrer les belles et le redeviendra en partie après la mise sous tutelle des courtisans par le roi-soleil. À la Révolution, le parc, menacé d’être divisé et vendu en parcelles, est sauvé grâce à l’idée du jardinier d’alors, de mettre la production du potager royal à disposition du peuple. Tombé en disgrâce avec la royauté et devenu aujourd’hui un musée, il ne continue pas moins d’héberger tout un tas d’événements politiques et mondains (un chapitre entiers est consacré aux fêtes d’alors et d’aujourd’hui), qui sont partie intégrante de son histoire.

Cet aspect mille-feuilles de l’histoire de Versailles lui confère une atmosphère particulière. « Malraux a su mettre en mots le sentiment confus qui domine à Versailles : qu’importe le vacarme et les prouesses de ces clinquants ballets de puissants, puisque leur renommée n’atteindra jamais celles de ces lieux ! […] À Versailles, nous sommes tous des « hôtes de passage »1. »

 

Des rois qui sont allés voir si la rose…

À défaut d’être honnêtes hommes, soyons honnêtes : les anecdotes grivoises sont celles que l’on préfère. On en apprend de belles. Ainsi de Louis XV qui a un « goûteur attitré : un de ses valets est chargé de « tester » les demoiselles et tient un carnet rigoureux des caractéristiques de chacune. Un métier pas déplaisant en somme, mais risqué en ces temps de vérole… Si, au bout de quinze jours, il ne se voyait pas pourvu d’un chancre et de pustules, le bon roi honorait la dame. La méthode resta infaillible jusqu’à la fin… du roi, qui mourut de la petite vérole. En quelques années, le règne avait transformé le parc en bordel et les mères en maquerelles2. »

Mais ma préférée, c’est certainement Louis XIV qui s’est représenté sous les traits d’Hercule et a placé juste en face de sa statue celle d’une maîtresse déguisée en Diane chasseresse – les deux se regardant droit dans les yeux (et c’est effectivement assez rare pour qu’on le remarque). Il paraît que la reine était si courroucée par cette manière d’afficher publiquement son infidélité qu’elle fit planter une haie entre les deux.

 

Le Nôtre et La Quintinie

Tandis que le château a ses rois, le jardin a d’autres noms propres. Le Nôtre est certainement le plus connu. Ce qui l’est moins, c’est qu’il se voulait d’abord peintre et a étudié l’architecture. Sa vocation première a fortement influencé sa conception des jardins : « il dessine l’espace, mais ne le cultive pas. Le parc de Versailles tient surtout de l’aménagement urbain : des perspectives, des plans à différents niveaux, des parterres immenses, une statuaire omniprésente et des jets d’eau, tel est Versailles3. » « Le jardin est une cité idéale, parallèle à la cité idéale qu’est le château, bâti selon des lignes et des lois géométriques4. » L’auteur trouve cela déprimant, préférant les pelouses champêtres vers le Trianon, mais c’est précisément la raison pour laquelle j’aime ces jardins : ils n’ont rien de naturels et ne s’en cachent pas. Des jardins à la française. Pourtant « s’il l’a popularisé, ce n’est pas lui le véritable créateur du jardin « à la française ». Même pour Versailles, Le Nôtre s’inspire des travaux de Claude Mollet et de Jacques Boyceau de la Barauderie5. » Ingénieux mais pas inventeur.

À Le Nôtre, Alain Baraton préfère une autre figure, avec laquelle il se trouve plus d’affinité : il s’agit de La Quintinie, plus orienté jardins fruitiers et potagers. Pour que Louis XIV puisse manger souvent asperges et figues, qu’il affectionne, il invente de nouveaux moyens de les cultiver pour les acclimater à nos climats et les récolter à contre-saison. Alors, merci qui ?

 

Petites histoires d’aujourd’hui

Habiter et travailler dans le parc de Versailles, vous imaginez ? Alain Baraton raconte ses promenades nocturnes, les fêtes avec ses amis, ses conquêtes amoureuses (apparemment, l’effet château fonctionne très bien même sans le physique de prince), les habitués qui rythment sa journée, les amants pas si bien cachés qu’il faut déloger mais aussi, moins drôle, la découverte de suicidés et, plus loufoque, les visiteuses persuadées d’être la réincarnation de Marie-Antoinette ou d’avoir rencontré son fantôme (je préfère l’histoire du gardien hagard, persuadé d’avoir assisté à une apparition surnaturelle en ayant vu deux blondes nordiques faire leur toilette matinale dans un bassin près duquel elles avaient campé). À côté de ces anonymes, il y a les célébrités croisées au détour d’un bosquet : Nicolas Kidman, lisant sur un banc, Boris Eltsine, déambulant au matin d’une journée politique ou encore Milos Forman, hurlant contre le jardinier qui a tondu une pelouse champêtre, rendant inutilisables toutes les scènes tournées la veille.

 

Absolutisme administratif

Versailles n’échappe pas au règne de la paperasserie : « L’outil administratif est devenu extraordinairement lourd avec les ans : […] engager un simple vacataire nécessite presque quarante pages d’écriture6. » Et c’est l’administration dans toute sa splendeur :

« Versailles, comme tous les jardin possédés par l’État, dépend du ministère de la Culture. À de rares exceptions près, celui-ci préfère s’occuper de cirque ou du théâtre et n’a que faire du recrutement de maîtres-ouvriers ! La preuve, le changement de tous les titres à la fin des années quatre-vingt : il fallait absolument que le mot « art » soit prononcé ! […] Le résultat fut qu’une bonne partie du personnel, à commencer par moi, fut dans l’obligation de repasser des concours pour avoir le bonheur de devenir « technicien d’art », et aujourd’hui, il n’y a plus un seul « jardinier » à Versailles7. »

Ça n’arrive pas qu’aux femmes de ménage techniciennes de surface…

 

La régression du progrès

Alain Baraton consacre aux outils plusieurs pages qui raviraient bien des khâgneux pour leurs khôlles de philo. Il y explique comment, au début de sa carrière comme depuis des siècles, l’outil est le prolongement de la main. En le transmettant à la fin de sa carrière ou de sa vie (car les jardiniers les emportaient à la retraite), on transmet en même temps un savoir ancestral. Adaptés à la morphologie de leur propriétaire, parfois décorés, les outils étaient précieusement entretenus. Pour le professionnel, il y en avait de toutes sortes : Alain Baraton prend l’exemple des arrosoirs, « outils biscornus et bizarres » avec toutes les formes et les têtes possibles et imaginables. Mais « aujourd’hui, l’arrosoir destiné à une de mes équipes sera le même que celui de n’importe lequel de ces paisibles jardins de banlieue pavillonnaire. L’instrument du professionnel est mis à la portée de tous, et le seul élément qui le distingue de l’amateur est la quantité d’outils à sa disposition, mais non les outils eux-mêmes. Mises en commun, les choses deviennent communes8. » Du coup, « ce matériel n’est jamais entretenu : on l’use, puis on le jette. »

Les outils d’antan sont remplacés par des répliques jetables en plastique, complétées par tout un tas de machines dont la perfection reste à prouver.

« Tous les ans, les jardiniers se métamorphosaient en colosses : montés sur d’interminables échasses, ils maniaient des croissants gigantesques pour égaliser les cimes. […] Le plus extraordinaire est sans doute que malgré les coups de cisailles malencontreux, les erreurs, les accidents, les sempiternelles égalisations, la coupe était toujours impeccable. Aujourd’hui, nous utilisons un appareil fort compliqué et nous respectons à la lettre toutes les lois de la géométrie : allez savoir, la ligne est beaucoup moins droite à l’œil9. »

 

La révolution technique qu’a connu Alain Baraton depuis ses débuts est d’autant plus remarquable que le métier de jardinier n’évolue pas beaucoup dans l’imaginaire commun. Mais le passage du cheval au tracteur n’est pas si bénéfique qu’il y paraît : outre la perte de l’aspect pittoresque, les tracteurs détériorent les sols en les tassant. Le progrès dans la rapidité du travail constitue ainsi un recul pour l’environnement. Et il n’est pas certain que la rapidité soit en elle-même une bonne chose :

« Quand trois jours sont nécessaires pour abattre un chêne, et que ce travail est long et pénible, vous pouvez être sûr que les arbres abattus le sont à bon escient. Maintenant les jardiniers ont tendance à agir à la légère : ils abattent en large, sans réfléchir, et tant pis si l’arbre voisin tombe aussi. Le travail est moins bien fait. C’est l’hécatombe, mais ce n’est pas grave vu que celle-ci fut brève. Avec la vitesse, paradoxalement, il est toujours trop tard10. »

Que celui qui n’a jamais regretté d’avoir cliqué sur « envoyer » une fois le mail parti lève la main.

« La lenteur est essentielle à mon métier : les limaçons choisis par Le Nôtre [pour figurer sur son blason lors de son ennoblissement] sont une manière humoristique de souligner cet aspect primordial. Voilà pourquoi la révolution technologique qui s’est opérée ces dernières années n’a guère été un succès11. »

 

Le temps d’apprendre

La vitesse à tout crin a d’autant plus d’impacts négatifs sur le travail du jardinier qu’elle incite aussi à bâcler aussi sa formation : « notre société ne tolère un long apprentissage que pour les métiers où la sécurité est en jeu », c’est-à-dire pour le pilote ou médecin mais pas pour le jardinier. Or, « un geste s’append avec lenteur, du moins beaucoup moins vite qu’une formule de mathématiques : la main, la mémoire du corps est plus lente que l’intellect. Combien de fois faut-il refaire un geste, si simple soit-il, pour le maîtriser12 ? » Et le jardinier de comparer cet apprentissage à celui du pianiste – les balletomanes transposeront aisément ces remarques à la danse…

Le temps passe ailleurs, dans une formation théorique qui n’est pas vraiment pertinente.

« Je plains les stagiaires d’aujourd’hui : nous ne savons plus, à mon avis, enseigner les métiers manuels. Le jardinage est inculqué comme les mathématiques ou la philosophie ! […] C’est beau de vouloir l’égalité des chances et des savoirs, mais il faut reconnaître la diversité de ces derniers. Le pire est que cette quête, plutôt généreuse, de l’égalité, se termine par une uniformisation des enseignements, et comme en France nous avons la manie des hiérarchies, le modèle que doivent suivre toutes les disciplines est celui des disciplines les plus nobles, c’est-à-dire intellectuelles. L’égalité qui enfante la orme et le conformisme, déjà, moi, ça me ferait plutôt vomir, mais en plus l’échec de cette formation est patent : quel est le résultat de ces CAPA, BEPA, bac pro autres BTS dans les jardins ? Mes petits « bleus » connaissent sur le bout des doigts leurs manuels e botanique et sont incapables de reconnaître une plante quand elle est dans un bosquet et non plus dans un livre ou sur un cédérom13 ! »

 

Le Jardinier de Versailles fourmille d’histoires et d’observations dont on n’aurait pas pensé qu’elles nous captiveraient mais que l’on se surprend à suivre avec beaucoup d’intérêt. On finit par avoir de la sympathie pour l’homme qui se découvre à travers son amour pour le parc et on n’a aucun mal à le croire lorsqu’il dit : « Habitant à Versailles, j’ai tendance à confondre mon métier et ma vie : je n’avais pas la vocation du métier, mais aujourd’hui j’en ai la passion14. » Communicative, donc.

 

1 Alain Baraton, Le Jardinier de Versailles, éditions Grasset, 2006, p. 247
2 Idem, p. 127
3 Idem, p. 174-175
4 Idem, p. 97-98
5 Idem, p. 175
6 Idem, p. 78
7 Idem, p. 79
8 Idem, p. 218
9 Idem, p. 198
10 Idem, p. 205
11 Idem, p. 231
12 Idem, p. 229
13 Idem, p. 226
14 Idem, p. 80

Les derniers jours de Stefan Zweig

Je me méfie des approches biographiques. Mais pour l’homme qui a cherché à comprendre les vies de Balzac, Nietzsche ou Marie-Antoinette, pourquoi pas. D’autant plus que le risque de trahison m’a paru plus mince en BD.


Photobucket

 

« Juif en Allemagne, Allemand en Angleterre. Étranger partout. » Stefan Zweig se retrouve au Brésil, avec sa seconde femme Lotte. Le bout du monde et la fin du voyage. La fuite s’arrête, l’exil s’enraye. Le passé. Ce n’est pas qu’il le hante : il n’en a plus. Détruit par les flammes, qui pourraient anéantir son dernier livre, ses mémoires, comme elles ont déjà brûlé en autodafé. Sans passé, la vie qui le mène en exil est fantomatique, et les tons chauds de la terre d’accueil, paradisiaque, se confondent avec le sépia du monde d’hier. Comme s’il n’y avait de justesse que le ton froid de l’ombre : la mer qu’il ne reprendra pas, la pénombre dans laquelle il tâche d’écrire, la noirceur de l’histoire qu’il a fuie, les ténèbres qu’il porte en lui.

L’image pour dire la fin des mots, entre l’indicible de l’horreur et l’émotion tue. Dès le début, les longs appendices qui rejoignent des bulles carrées en cascade montrent que la parole prend le temps de nous atteindre. Un temps qui devient décalage, comme lorsque la conversation du couple en taxi se perd dans une vue surplombante de Rio, ou que les paroles élogieuses de leur hôte à propos des livres de Zweig se trouvent soudain légender la vision d’un autodafé. Plus frappante encore est la redondance entre les mots et l’image : « Regarde cette vue, Stefan… », vallée panoramique, « Cette nature, ces fleurs ! Regarde, un colibri ! », qui volette, parfaitement dessiné, regarde, regarde, regarde… Lotte n’a de cesse de ramener dans ce monde celui qui ne le voit plus pour avoir détourné le regard. Stefan ne veut pas quitter ce monde : « C’est lui qui se dérobe. » Lorsque Singapour tombe aux mains des forces de l’Axe, que l’illusion rétrospective d’une histoire connue d’avance n’est pas encore là pour chasser le désespoir, et que l’exil en plein carnaval ne semble plus être qu’une survie de pacotille, lorsque alors Stefan et Lotte prennent leur décision, ils disparaissent de l’image et les paroles de leur dernière journée flottent sur des lieux vides. Ils ne réapparaissent que pour s’estomper de la vie, après avoir prononcé trois mots qu’ils ne s’étaient jamais murmuré qu’à l’oreille, y entendant probablement déjà leurs adieux.  

Le Dos crawlé

Même petite, même alléchée par la couverture de Sempé, je n’ai jamais pu lire Le Petit Nicolas. Les tournures de phrases enfantines, avec des « M’sieur », des « drôlement » et des ruptures syntaxiques qui ne prétendent même pas à l’asyndète, ça me hérisse le poil. Alors j’ai commencé Le Dos crawlé d’Eric Fottorino comme la soupe à la grimace. La première page aurait pu être rédhibitoire s’il n’y avait eu cette phrase : « Oncle Abel fait le beau métier de délivrer les gens de leur passé vu qu’il est brocanteur. » L’image a presque réussi à me faire oublier la tournure grammaticale ; elle m’a en tous cas invitée à passer outre pour découvrir, une fois habituée à ces tics de langage (comme lorsqu’on poursuit une discussion sans plus prêter attention aux tics nerveux de son interlocuteur), une foule d’images dans ce goût-là. On les prête à un enfant parce qu’elles sont décalées mais elles témoignent surtout d’une vision poétique.

« L’enseigne du casino s’allume avec ses lettres rouges sauf le « s » qui reste éteint. On dirait une boche où il manquerait ne dent. »

« Certains jour oncle Abel il a le Groenland partout sur la figure tellement il est pâle et Lisa elle porte la Roumanie sur sa figure aussi vu qu’elle est fermée de long en large comme une poutre. »

« Je vais dans la cuisine où on entend les mouches voler. Je suis englué dans mon ennui comme elles le matin dans les taches de miel qu’on laisse sur la toile cirée après le petit déjeuner. »

Dommage que l’auteur ait recouru au puéril de l’expression (artificel – à treize ans, le narrateur est un peu vieux pour parler comme ça), les images auraient suffi à traduire la vision enfantine. Peut-être s’agissait-il de mettre à distance le monde des adultes, celui de l’oncle de Marin mais aussi celui des parents guère tendres de Lisa, dont il est amoureux. « J’ai fini par savoir que les parents de Lisa étaient partis en Suisse. Son père pour des opérations avec une banque et sa mère pour une opération sur son nez ou sur ses seins. » Le ressac de ce monde en arrière-plan fait affleurer les profondeurs, et les derniers rayons de l’enfance teintent de nostalgie ce long été de plage. Je me suis léchée les doigts à l’évocation des goûters, tartelettes dont on laisse le trottoir, chocolatines, chichis, pêches bien juteuses, sorbets, glaces et gaufres qui vous sucrent le nez. Et je me suis laissée surprendre par la pirouette finale, dont l’énormité empêche l’histoire de glisser comme du sable entre les doigts, tout en étant atténuée par sa brièveté, pour un peu un détail qu’on oublierait.

Lecture numérique

[Si vous m’avez déjà accompagné dans une librairie ou que vous êtes déjà converti, vous pouvez éventuellement commencer directement au troisième paragraphe. En vertu du droit premier des lecteurs énoncé par Daniel Pennac, vous pouvez aussi ne pas lire.]

Avant de faire la pub du format e-ponyme, il faut que ce soit bien claire : je suis le genre de balletomane qui, lorsqu’elle achètait son programme, ne commençait pas par le lire mais par le sniffer. Et si cette phrase est au passé, ce n’est pas parce que j’ai grandi (il suffit de voir mes grandes chaussettes colorées pour s’en convaincre) mais parce que l’Opéra a augmenté les tarifs de changé ses programmes et que les nouveaux, imprimés sur papier glacé, n’utilisent plus cette encre à base de madeleine proustienne. Je suis aussi le genre de lectrice à rendre fous les libraires comparer pendant vingt minutes deux éditions d’un même ouvrage, sans même qu’il s’agisse d’une traduction. Voire deux exemplaires de la même édition, pour déterminer si la micro-corne (visuelle) sur le coin inférieur droit de la quatrième de couverture est plus ou moins traumatisante que la nano pliure (tactile) de la tranche. Je suis aussi le genre de personne bordélique à ne ranger que ses livres, par ordre alphabétique d’auteur (classique)… à l’intérieur de chaque collection. Je suis superficielle visuelle, que voulez-vous, je me souviens d’un livre par son aspect physique. Ajoutez à cela que je possède toujours un dumbphone de la première génération (celui-là même que tout le monde avait avant — un 3315) et vous devriez être convaincu que la souris de bibliothèque non geekette n’était pas tout acquise à la cause numérique.

Aujourd’hui, j’ai un Cybook Opus de Booken, dont le look tout en arrondis me rappelle délicieusement ma Game Boy pocket (argent, offerte pour mes 7 ans par mon père, au grand dam de ma mère qui a quand même fini par avouer que c’était de sa faute si les piles se déchargeaient si vite — pour être exacte, c’est la petite musique de Tetris qui l’a trahie — « Dis maman, tu n’aurais pas fait deux lignes, là, par hasard ? »). Et je bave comme ce n’est pas permis sur le nouvel Odyssey qu’a acheté Palpatine. Sage, néanmoins, j’attendrai la couleur pour justifier un achat concupiscent. Mais ce n’est pas de gadget électronique dont je veux vous parler. La course à la technologie nous pousse à chercher la performance pour la performance et à exiger des caractéristiques nullement requises (16 niveaux de gris quand 4 fournissent un contraste tout à fait satisfaisant ; temps de rafraîchissement qu’on trouve toujours trop lent alors que la même durée ne nous gêne pas le moins du monde quand il s’agit de tourner une page de papier) au détriment d’autres plus essentielles (comme les tailles de police, très limitées sur le Sony, la S étant trop petite et la M trop grande). Mais je ne cherche pas là à vous dire quel lecteur d’ebooks acheter : Bookeen. Pour une fois, je voudrais qu’il soit question non de livre mais de lecture numérique. Les pro-ebooks passent très rapidement sur la question alors que c’est, il me semble, un point fondamental à aborder pour engager la discussion avec les réfractaires.

On ne lit pas de la même façon sur un livre ou sur un reader, quand bien même le confort visuel est le même grâce à la technologie e-ink. Un reader n’offre pas la matérialité du livre — ou plutôt faudrait-il dire n’offre pas la même matérialité que le livre. Par son format, son poids (léger) et sa couleur (j’ai renoncé à l’orange pour le confort de l’environnement de lecture, c’est dire si la couleur importe), le reader tient en main. En main, au singulier. C’est la première différence d’avec le livre papier qui exige une deuxième main pour tourner les pages sinon pour rester à la (bonne) page (à moins de lire assis à une table, ce que je n’envisage que pour un travail scolaire). Je ne sais pas si le livre numérique, c’est de la pornographie, mais c’est en tous cas un livre qui se lit dans toutes les positions. Finies les fourmis dans les bras quand on lit allongé sur le dos ou les pages qui se referment quand on se tient à la barre (ça vire SM, là — la barre du métro, hein). Le livre numérique est un livre qui se lit d’une seule main. Dans tous les sens du terme. Sans couverture et sans le regard du libraire, du caisser ou des autres clients, la lecture est volontiers plus osée (j’ai quand même fait gaffe à qui était à côté de moi avant d’entamer Sade dans le TGV et on a peut-être pu croire que la clim ne marchait pas dans mon secteur quand j’ai fini un passage lubrique d’Apollinaire). Alors que l’anonymat des achats de livres en ligne fait problème, la lecture est paradoxalement moins affectée par la peer pressure (le téléchargement est encore plus discret qu’un colis de la poste).

La liste des ebooks les plus téléchargés est assez éloquente à ce niveau. A l’exception notable de la Bible ? Oui et non. A versailles, sans conteste. Mais dans un environnement farouchement athée, cela peut aussi faire lever les sourcils. Pour beaucoup, j’imagine que c’est aussi un peu l’occasion qui a fait le larron (légal) : on ne l’aurait pas acheté mais tout de même, cela ne ferait pas de mal d’avoir ce texte fondamental dans sa bibliothèque. C’est l’effet domaine public, qui induit un regain d’intérêt pour les classiques sur le mode « why not ? » ; gratuit, pas d’appréhension. Mais parmi tous les téléchargements de la Bible, il n’est pas aberrant de penser qu’il y ait de vrais croyants ; ceux-ci offrent le plus bel exemple de ce que l’on peut dissocier livre et lecture, puisqu’ils téléchargent comme n’importe quel autre ouvrage ce qu’ils considèrent comme le Livre, pour ainsi dire sacré. (Vous me direz, cela fait belle lurette que la Bible existe en poche. N’empêche que j’en ai rarement vu sur les étagères…) Le numérique minore le livre-objet tandis que la lecture se trouve valorisée*. On pourrait certes invoquer un déplacement de la snobinardise, qui résiderait dorénavant dans la possession du reader et non plus dans le livre qu’il faut avoir lu (mais pas nécessairement lire) ; il me semble néanmoins que la place de l’objet socialement reconnu est occupée par les tablettes type iPad. A priori, le possesseur d’un lecteur d’ebook est lui-même un lecteur — par opposition à un consommateur. Sans le prestige du papier ni la fierté du geek, ne reste que la lecture.

Dans cet environnement dépouillé, j’ai l’impression d’être davantage concentrée sur ce que je lis. Grâce à cette ardoise magique, n’existe que ce qui est affiché à un instant T. La masse que l’on tient habituellement dans la main gauche est tout entière dans notre mémoire et il n’y a pas dans la droite matière à sentir si la fin est assez proche pour que l’héroïne meurre sans détruire toute l’intrigue, ou pour que le mariage annoncé serve de garrot à une histoire qui finit bien, et non d’élément perturbateur ouvrant sur tout une série de rebondissements. Il y a bien l’indication du numéro de page, en bas de l’écran, 142/379, mais les fractions ne m’ont jamais vraiment parlé au-delà du huitième (1/8 est encore décent ; après, les parts de gâteau deviennent vraiment trop petites). D’ailleurs la page n’est plus l’unité pertinente. Et ce n’est pas une question de vocabulaire, où « écran » se substituerait à « page ». Cette dernière n’a de sens que par rapport à l’édition papier dont elle est appelée à se défaire. Avec le livre numérique, l’inspecteur ne peut plus confondre le délinquant parce qu’il dit avoir glissé la preuve qui l’innocente entre la page 181 et 182 de tel bouquin, parce qu’avec le livre numérique, le recto s’affiche avec le verso (181-182/379) pour peu qu’on ait choisi une police de caractère supérieure à celle de l’édition papier.

Voilà une autre valorisation de la lecture en tant que telle : la possibilité d’afficher le texte à une taille adaptée à notre vision et au contexte de lecture (fatigue, faible luminosité…). Finis les pavés en police 8, où l’on est prié d’admirer le chef-d’oeuvre dans son ensemble sans lire entre les lignes, comme ces tableaux qu’on alourdit de cadres massifs qui les dénaturent, et que l’on insère dans des scénographies qui mettent en valeur le spectateur venu les voir plus que les toiles (cf. On n’y voit rien, de Daniel Arasse). J’aimerais bien entendre Kundera à ce sujet, lui qui pestait contre les éditeurs de Kafka (édificateurs d’un monument, maçonné à coups de paragraphes bien denses) et a obtenu de Gallimard une mise en page aérée où le lecteur puisse prendre le temps de se poser. Il commence peut-être à être un peu âgé pour se faire le fossoyeur de son époque, mais sait-on jamais, Ray Badbury a bien changé d’avis.

C’est assez cohérent d’ailleurs : le livre numérique n’est pas une aide au pompier pyromane qui est dispensé d’autodafé, il montre d’évidence que la lecture est affaire de mémoire. Carte mémoire, pourrait-on dire pour le plaisir du bon mot, mais davantage souvenir de ses lectures et de celles des autres, qui forment la base sur laquelle s’édifie la pensée. Pas de volume pour nous bercer de l’illusion rassurante que nous possèdons le savoir, juste quelques mots apparus sous nos yeux pour nous inviter à les faire nôtres avant de les effacer. En ce sens, cela ne me gêne pas outre mesure d’avoir un appareil qui ne permette pas l’annotation : on laisse des marques pour s’y raccrocher, pour y revenir, alors que le seul fait de les laisser trahit le savoir et la crainte que l’on a de ne pas en avoir le temps. Pas d’illusoire rempart contre l’oubli (et in fine la mort), pas de réduction, juste le risque de l’effacement et le pari de la mémoire. Il y a là quelque chose de la beauté et de la menace d’Une trop bruyante solitude. La lecture numérique, c’est aussi un peu cela, la fascination pour la destruction, ambivalente au point de cotoyer la beauté de la (re)création.

 

* Le contrepoint malheureux à la marginalisation des bibliothèques-décor, c’est qu’on ne pourra plus se faire une idée de la personne chez qui l’on met les pieds en jetant un oeil à ses bouquins. La tête un peu penchée : tiens, c’est marrant, celui-là je l’ai lu quand… La seule tare majeure que j’ai trouvé au livre numérique, cependant, c’est que je n’ose pas lire dans mon bain avec. Quand on risque de noyer 8 €, passe encore, mais un reader…