Les histoires de couvent me font fantasmer – un fantasme de sens, d’absolu, comme d’autres ont des fantasmes sexuels. La religieuse comme une Antigone de Dieu, son renoncement plus beau que notre résignation séculière. Fantasme de savoir où l’on va. Fantasme.
Vingt-quatre heures de doute et une minute d’espoir, confesse l’une d’elle dans Les Innocentes. Vingt-quatre heures et une minute. Vingt-quatre heures dont une minute, d’espoir dans le doute. Vingt-quatre heures de la vie d’une femme retirée du monde et que le monde n’a pas épargné.
Si on m’avait dit qu’un jour j’accoucherais des bonnes sœurs polonaises engrossées par des trouffions russes, s’exclame le médecin français en plein travail. La grossièreté met quelques instants le drame à distance. Des religieuses violées par des soldats russes. Des jeunes et des moins jeunes. Des vierges et des qui ont connu un homme dans leur ancienne vie. Toutes violées dans leur corps et leur vœu de chasteté. À trois reprises. On a du mal à imaginer. Trop aimable, le film nous sert une nouvelle tentative de viol bien fraîche, dans la neige.
Aucune n’a perdu la foi ? s’étonne la jeune médecin athée. C’est là qu’intervient : vingt-quatre heures de doute et une minute d’espoir. L’accent polonais de la sœur fait trembler sa voix en français : au début, c’est comme si on vous tenait le main ; mais un jour, toujours, le père vous lâche la main et vous devez continuer à avancer, seule, dans le noir. Dans le monde. Hors du monde.
Vivre au couvent : s’efforcer de vivre. Éplucher les pommes de terre, soigner leurs consoeurs, chanter tous les jours, chanter, invoquer la beauté et le courage de continuer à l’invoquer. Chanter encore et ne rien faire. Vivre en attendant de mourir. Survivre. Survivre à leur grossesse non désirée mais voulue, peut-être, de Dieu, aux voies plus impénétrables que la chaire de ses épouses divines, lâchement violées. Survivre à cette grossesse, à l’accouchement, à la syphilis. Survivre à cette grossesse et au reste.
(Sœurs et mères : la confusion des rangs a quelque chose d’incestueux. Le scandale vient aussi de là.)
Les Innocentes. Il ne s’agit pas d’un antonyme – les coupables. Le titre du film est un euphémisme laïque – les martyres.
Je veux vivre, s’exclame l’une des religieuses, qui a rendu l’habit en même temps que les eaux, et exhale une bouffée de sa première cigarette depuis longtemps. Mon fantasme est tenace ; il ressurgit : même une religieuse qui cesse de l’être sait comment vivre, a l’énergie de vivre plus résolument que les autres. C’est un fantasme tenace comme l’espoir, vers lequel ne peut s’empêcher de s’acheminer le film, vers le printemps qui succède à l’hiver, vers les enfants qui succèdent aux nouveaux-nés ensanglantés. C’est un fantasme sain, peut-être, qui contrebalance la sainteté du martyre, de la souffrance et de la beauté qu’on y attache involontairement.
Elles sont belles, pour certaines, très même. Davantage que la belle petite Française, séduisante avec ses lèvres pulpeuses et ses cernes de baroudeuse. Je commence à saturer de ces belles actrices qui finissent par nous empêcher de voir la beauté sous d’autres formes que des traits lisses, doux, réguliers, blancs comme une page vierge (même si son personnage, c’est rafraîchissant, la voit chez son collègue, plus forte que belle gueule). Comme si la beauté ne pouvait que se préserver – et donc se détériorer – une fois donnée, et non se déposer, se sédimenter au fil du temps, apparaître peu à peu à mesure que le temps de vie disparaît. La sœur qui se fait traductrice a cette beauté. Beauté du regret, triste et lumineuse. Beauté slave, aussi, peut-être. (Comme Ida.) Beauté-bonté qui contrebalance la beauté immaculée de la belle âme franco-universelle-droit-de-l’hommiste, toujours dans son bon droit même lorsqu’elle resquille, pardon, lorsqu’elle résiste. J’aime comment, in extremis, les médecins positivistes français se voient rappeler par les sœurs polonaises chrétiennes que l’aide dont on a besoin n’est pas uniquement médicale. Le progrès ne dispense pas d’humanité. Ni les soins de sourires comme soutien.
(Cependant le mystère reste entier : que foutaient là des médecins français – venus récupérer quels blessés ? – et comment diable se fait-il que certaines de ces religieuses polonaises parlaient français ?)