Samedi dernier, les vitres se mettent à trembler. Une marche pour un homme politique, une manifestation contre la société telle qu’elle est, Google ne sait pas trop : une gaypride sans gay ni joie, aux allures de fin du monde. Les basses font exploser sans discontinuer leurs pulsations de mort ; elles mitraillent un rythme intenable qui affole le cœur qui part en tachycardie qui part en crise d’angoisse. Je me réfugie dans la salle de bain, seule pièce aveugle où les vibrations sont à peu près tolérables, et j’attends que ça passe, le défilé et l’angoisse ; j’attends que ça se desserre, que ça ralentisse… Faites que ça s’éloigne, j’ai l’impression que ça va se fissurer à l’intérieur tellement tout est oppressé-contracté-pressurisé. Je suis dans le noir en pleine journée, consciente du ridicule et du corps noué dans lequel je me trouve piégée.
Ça passe, évidemment ; heureusement. Je noie les dernières larmes dans une tasse de thé bien chaude, puis deux, puis trois, puis quatre, puis je décide de sortir me changer les idées, même si la séance de ciné rapprochée n’est pas l’idée du siècle après m’être ainsi rempli la vessie. C’est encore moins l’idée du siècle lorsque je découvre en sortant du métro que la parade s’est rendue jusque là. Tant pis, je prends mon mal en impatience, me bouche les oreilles et cours en apnée sonore jusqu’au cinéma, jusqu’à la salle à l’étage… où les gros fauteuils rouges amortissent tant bien que mal les vibrations. Impossible de poser les pieds au sol (pourtant à l’étage !) sans me sentir immédiatement traversée par ce courant. C’est épuisant – néfaste, on dirait même, comme si l’on faisait vieillir notre corps en accéléré.
Il faudra une demie-heure environ pour que cela s’arrête, une demie-heure pour s’habituer au ton bizarre de Monsieur et Madame Adelman. J’ai choisi ce film pour son horaire, mais aussi parce que Mum m’a dit que l’héroïne lui avait fait penser à moi. Pendant tout le film, je me suis demandée si la ressemblance était tenait à l’actrice ou à son personnage. Doria Tillier est grande, mince, cheveux longs, ni belle ni moche (une fausse moche, dirait Palpatine), et elle a cette légère akwardness que je remarque quand je me vois en photo, ce long buste, qui la fait paraître à la fois en retrait et débordant (effet de L x h), l’empêche tout autant d’être gracieuse qu’invisible. Cela tombe bien, vous me direz, il faut toujours que ça accroche quelque part pour que l’on tombe amoureux de quelqu’un – un truc qui dérange, une aspérité, un grain. Et son personnage en a un, de grain. Pas de folie, c’est trop commun : de fantaisie. Sarah est fantaisiste. Sarah est déjantée. Sarah est amoureuse de Victor, ce mec torché qu’elle croise et dont elle décide de tomber amoureuse. Le coup de foudre n’est pas subi, il est décrété dans l’instant même où il devrait l’être. Cela me plaît, cette idée d’amour décidé. Victor n’est pas canon, Victor n’est pas talentueux, il est maladroit au lit et ne veut même pas d’elle, mais elle, le veut et elle l’aura. Et elle le perdra et elle le laissera et elle le rattrapera, avec beaucoup d’erreurs mais sans faute : Victor est la ligne directrice de sa vie, qu’elle a tracée le jour où elle a biffé son premier manuscrit d’écrivain raté.
L’amour n’est pas chez Sarah un truc qui lui tombe dessus ; c’est une petite obsession qu’elle cultive avec beaucoup de détachement. Il faut voir la scène où elle débarque dans sa famille au bras de son frère à lui ; Victor l’imagine au lit avec son frère : « Ça me dégoûte, » ; « Moi aussi, un peu » qu’elle répond avec aplomb, contente de son coup. Il faut voir, un peu plus tard, la pitié cinglante avec laquelle elle s’en prend à la fille qu’il continue à voir. Elle est féroce, elle est irrésistible : elle s’en fout. Personne ne s’en fout avec une telle constance. Victor n’est pas son destin ; c’est Sarah qui est le destin de Victor, c’est elle qui lui tombe dessus et qui finira par en faire un écrivain à succès. Moins muse que maîtresse, cependant : l’un et l’autre se manipulent sans cesse avec une joie presque perverse. Presque seulement, car Victor est trop égocentrique pour être sadique et Sarah n’est pas masochiste ; elle sait seulement ce qu’elle veut, même si elle le veut avec une détermination effrayante. Elle ne s’acharne pas, pourtant ; elle sait même lâcher au bon moment. Elle les a liés de manière indissoluble : quand bien même ils se retrouveraient séparés, ils se retrouveraient.
Et c’est l’autre chose qui me plaît, avec l’anti-destin de l’amour décidé : ce lien souterrain entre deux êtres. En-deçà au-delà de l’amour, ils sont liés. Comme Simone de Beauvoir et Sartre, liés alors même qu’ils ne couchaient plus ensemble après quelques années et que Nelson Algren suppliait Simone, passionnellement amoureuse, de venir vivre avec lui aux États-Unis (je ne sais pas si Simone raconte ça à Nelson pour le rassurer, mais apparemment Jean-Paul était un mauvais coup)(ce qui est assez réjouissant quand on s’est tapé quelques-uns de ses livres pas baisant du tout)(alors que ceux de Simone de Beauvoir sont exaltants)(Simone, « douée pour le bonheur » comme Sarah, décidée à aimer)(j’arrête avec les parenthèses). Pas parce que c’était lui, parce que c’était moi : juste lui et moi. Lui-moi. Allume-moi. Sarah est une splendide allumeuse, juste ce qu’il fallait à Victor, pas franchement une lumière. Et c’est parfait comme ça, parfaitement insupportable, parfaitement jubilatoire.
On ne comprend pas trop, sur le moment, comment ce flirt constant avec l’immoralité n’en devient jamais malsain. On se doute, notez bien : l’humour. Et l’amour et l’ironie. Mais on n’en prend conscience qu’à la fin, dans un renversement que je ne vous dévoilerai pas mais que j’aurais dû voir venir si je n’avais pas relégué le récit en abyme au rang d’artifice convenu. Sarah raconte leur histoire à un journaliste venu à l’enterrement de Victor : on oublie rapidement que le ton est le sien – parce qu’il est avant tout celui de Nicolas Bedos et Doria Tillier, scénaristes et acteurs, spot on. Il y a tellement de passages farfelus et justes : celui-ci, par exemple, où Sarah remarque qu’on ne quitte pas les gens parce qu’ils sont médiocres, mais parce qu’ils deviennent insupportables à ne pas supporter de l’être devenu. J’ai gloupsé. Ressemblance physique ou mentale ? Pour Mum, elle me l’a confirmé ensuite, la ressemblance était affaire d’attitude, non de caractère. J’ai tout de même eu le temps de m’y retrouver un peu plus que ça, et de remarquer/déplorer que je n’étais pas, plus, aussi décidée que ça, que Sarah, dans la fantaisie de laquelle pourtant je me sens bien (ce génie du déguisement chez Doria tillier, cette réinvention constante de son personnage…).
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En sortant, je découvre dans les camions arrêtés en pleine voie des baffles grandes comme moi. Il reste des noyaux de gens ça et là. Malgré moi, j’ai un peu peur : pas des looks marginaux, que je trouve plutôt attendrissants dans le désir qu’ils expriment de (re)faire communauté ; je redoute surtout l’effet de groupe sur les jeunes alcoolisés. Individuellement, pourtant, ce sont des anges : le groupe gueule dans le Franprix en cherchant de la barbac et des packs de bière ; l’individu rappelle que, oh, faut des légumes aussi, pour faire des pâtes-aux-légumes, on a un végétarien. #JaimeLaMortEtLesLégumes