Dans Puzzle, Paul Haggis adopte une narration polyphonique tout ce qu’il y a de plus romanesque. Mais les personnages sont si bien incarnés et le storytelling si efficace que l’on ne se préoccupe guère de construction narrative. À peine cherche-t-on à relier les différentes histoires. On veut savoir si Julia, mère paumée qui cumule les contretemps, va réussir à récupérer la garde de son fils, confiée à son père, artiste new-yorkais qui vit dans son loft avec sa nouvelle copine, une jeune femme sensible au chagrin du gamin et aux malheurs de la mère. On veut savoir si Sean, un Américain qui a l’air d’un Italien mais qui déteste à peu près tout de l’Italie à l’exception des costumes dont il vient s’inspirer, va aider Monica, belle femme tzigane croisée dans un bar, à récupérer sa fille kidnappée ; s’il va croire la mère en détresse ou plutôt son banquier, qui le met en garde contre ce qui a tout l’air d’une escroquerie ; s’il continuera à être fasciné par la belle, arnaqueuse ou amoureuse. On veut savoir ce que va révéler le nouveau livre de Michael, écrivain à succès en mal d’inspiration qui s’est réfugié dans un bel hôtel parisien où il reçoit la visite d’Anna, jeune femme aussi ravissante qu’indépendante pour laquelle il vient de quitter sa femme, et avec laquelle il partage des jeux érotiques mi-tendres mi-cruels, dont on ne sait pas s’ils vont davantage les lier ou les séparer.
Les plans s’enchaînent si bien que l’on remarque moins les transitions au noir qu’on ne le ferait des pages blanches séparant les chapitres d’un livre. Il faut attendre la première incohérence flagrante pour que l’on commence à y prêter attention. Pourquoi donc Michael trouve, sur le bureau vieille France de sa chambre, un papier au dos duquel Julia a griffonné une numéro de téléphone à la hâte, alors qu’elle faisait la chambre… d’un hôtel ultra-moderne, au mobilier design ? Alors seulement, dans le télescopage des ors et moulures avec la vitre et le métal, prend-t-on réellement conscience des lieux, de leur éloignement et de l’étrangeté qu’il y a à faire se côtoyer des personnages qui ne se croiseront pas.
Si le film de Paul Haggis est un puzzle, c’est l’un de ces puzzles monochromes à plus de mille pièces, auquel il faut s’atteler à plusieurs personnes ; trois personnes, en l’occurrence, qui ont avancé chacune dans leur coin et fait émerger trois îlots distincts, dont on s’étonne soudain qu’une pièce puisse les relier. À vrai dire, la métaphore paraît bien trop peu adéquate pour qu’on ne soupçonne pas le traduction française d’avoir, sous couvert de mot « bilingue », choisi un cliché, et l’on commence à s’intéresser un peu plus au titre original, The Third Person. Qui peut bien être cette troisième personne ? La femme de Michael dans le binôme qu’il forme avec Anna ; le complice/maître chanteur de Monica, qui exige de Sean des sommes toujours plus élevées ; la copine du peintre, qui tend un mouchoir à Julia, en larmes d’avoir raté le rendez-vous avec l’avocate, ou bien encore le fils qu’elle n’a pas vu depuis deux ans ?
Attention : zone à haute densité de spoilers
Même si le motif du trio et l’incertitude des personnes à y inclure dans le cas de Julia a son importance, c’est une phrase d’Anna qui donne la clé du titre : découvrant le journal de Michael, elle s’amuse de ce qu’il parle de lui-même à la troisième personne. La troisième personne, c’est la mise à distance de soi par la fiction ; c’est la fiction, c’est tout le film, c’est Michael dans son journal, et Sean et Monica et Julie et tous les autres.
The Third Person ne propose pas de résolution magistrale, qui nouerait subitement les trois fils narratifs juxtaposés pendant tout le film et nous conduirait à oublier les histoires de chacun au profit de la ruse qui les a brillamment rassemblées. Au lieu de cela, les histoires sont absorbées, réincorporées, dans la fiction que s’efforce d’écrire Michael : les incohérences se trouvent levées par ce rattachement logique, mais surtout, surtout, l’histoire de l’auteur se trouve diffractée dans celles de ses personnages qui en assument chacune une facette, avec toute la force qui lui est propre.
Le fils enlevé à Julia, la fille kidnappée de Monica, le fils que Sean ne reverra plus… la présence de ces enfants, pour certains révélée tardivement, se révèle être le motif qui relie souterrainement les trois histoires, ces trois histoires que Michael n’a peut-être écrites que pour révéler, tout en le masquant, le secret qui lui pèse : pour prendre un appel de sa maîtresse, il a détourné la tête quelques secondes, quelques secondes d’inattention pendant lesquelles sa fille s’est noyée. Alors Julia qui, en pleine dépression, a failli tuer son enfant, c’est lui ; et Sean, qui a perdu son fils dans une noyade et vide son compte en banque pour sauver un enfant qui n’existe pas, c’est lui aussi, qui paye littéralement, littérairement, sa faute.
Diviser son histoire n’est peut-être qu’une manière d’essayer d’alléger la culpabilité. Et de retrouver un contact humain, après qu’Anna l’a quitté en apprenant sa part de responsabilité. On ne sait d’ailleurs pas très bien si c’est au terme du séjour parisien ou si celui-ci n’a été qu’une parenthèse rêvée par le romancier, qui n’aurait alors pas hésité à affubler Anna d’un secret qui pèserait au moins autant que le sien (un inceste poursuivi jusqu’à l’âge adulte) pour trouver une autre explication à l’échec de leur relation. À moins que le drame d’Anna soit réel. Au sein de la fiction. Peu importe, au final, de savoir ce qui a été écrit ou vécu par le romancier : le réalisateur nous l’a de toute manière fait vivre, dans une formidable démonstration de la puissance de la fiction.
Mit Palpatine