Journal de lecture : Dune

Le livre est magnifique. L’objet déjà, ce gros livre à couverture rigide avec cette incroyable trouvaille typographique pour le titre ; je l’ai fait miroiter au soleil bon nombre de fois. J’ai éprouvé un plaisir presque sensuel à passer le signet d’une dizaine ou de plusieurs dizaines de pages à chaque fois, le fin ruban orange crissant entre les pages de papier bouffant. Quand je relevais la tête après ce geste, j’étais dans le jardin de l’immeuble à Montrouge, sur la chaise dure au milieu de l’herbe, sur le fauteuil de la table à dessin déplacé dans le rayon de soleil devant la fenêtre, sur le lit-canapé quand il pleuvait.

Jamais je n’aurais lu Dune sans avoir vu le film de Denis Villeneuve. Trop de noms. Trop de personnages. J’ai un mal fou avec les noms. Frank Herbert ne nous facilite pas la tâche en employant tantôt leur prénom tantôt leur nom. Passe encore pour Halleck qui est aussi Gurney, Thufir qui est aussi Hawat, mais le fils du duc de Leto, Paul, Muad’Dib, Usul, Lisan al Gaib et le Kwisatz Haderach… ça fait beaucoup pour juste Timothée Chalamet, si vous voulez mon avis. Même le vers des sables avance under cover, faiseur (d’épice) ou Shai-Hulud (divinité).

Ça se lit bien, pourtant, quand on a intégré le gros des personnages et la trame de l’histoire grâce au film.   Il faut se concentrer pour savoir qui pense quoi de ce que dit qui déjà ?, mais ça se lit bien.
J’avance plus vite que je ne pensais, parmi les paragraphes sans cesse brisés par de la parole : discours direct, rapporté, prononcé, pensé, entre guillemets ou en italiques…
On revient sans cesse à la ligne. Dune après dune après crête.
Tout est question de parole :  la Voix des Bene Gesserit, une voix-ordre qui contraint (un peu comme l’Imperium de Harry Potter), mais aussi pléthore de paroles prononcées, données, entendues, répandues, qui articulent et cachent des plans dans les plans dans les plans — pire que la fatalité grecque où l’on embrasse son destin dans le mouvement même que l’on fait pour y échapper. C’est très machavélien, cette histoire, mais dans une veine au moins aussi psychologique que politique — d’où que j’ai pu accrocher. Il s’agit toujours de lire les attitudes, les visages et, surtout, les intonations de chacun. Entendre l’émotion, le mensonge, l’indice, le vers qui s’approche : tout se fait à l’oreille, presque d’instinct.

On a plaisir à être aux côtés de celui qui sait parce qu’il devine, de source sûre, d’instinct, par prescience : Paul a été élevé par sa mère dans la manière Bene Gesserit, une société plus ou moins secrète de femmes qui suivent un entraînement rigoureux pour développer des capacités mentales qui confinent à la prescience. Il outrepasse bientôt l’enseignement reçu, et aux cours de visions perçoit le temps dans une sorte d’éternité concaténée — d’où l’un de ses surnoms qui lui viendra en temps et en heure, le Kwisatz Haderach, « court chemin », raccourci, court-circuit de la pensée. Cette conception du temps et de sa prescience m’a fascinée (plus que le devoir « geisha » des Bene Gesserit, mariées sans avoir leur mot à dire à des puissants pour manipuler le cours de l’histoire selon des intérêts eugéniques).

J’ai aimé aussi la danse des sables, conduite au non-rythme du désert. Et j’ai été surprise par la dimension écologique de Dune — non pas tant comme impératif moral de préservation que comme compréhension des écosystèmes. Un chapitre entier est dédié aux liens entre faune, flore, géologie et climat sur Arrakis, à la manière dont ils forment des systèmes interdépendants et dont l’homme peut influer dessus. Je me suis étonnée de cette interruption érudite au milieu de l’intrigue, mais la fascination a vite opéré (un peu comme le chapitre sur les égouts de Paris dans Les Misérables). Frank Herbert sait préserver l’équilibre de son récit, et relègue en appendices les précisions maniaques qui le démangeaient manifestement de partager, érudit forcené de son monde imaginé.

Les souvenirs du film se sont fait discrets à la lecture. Les visages des acteurs ne sont jamais venus me déranger (le seul à avoir jamais surgi est celui de Feyd Rautha) et la seule différence narrative à m’avoir sauté au visage concerne Chani, qui a déjà un fils avec Paul lorsqu’il passe à l’attaque puis conclut une alliance par un mariage. Surtout, sa colère de femme trahie est inexistante dans le livre, où elle s’efface d’elle-même, consciente des enjeux politiques (et humains trop humains…). Loin de sacrifier ou de répudier Chani, Paul lui assure qu’elle gardera toujours sa place auprès de lui, soulignant que le mariage est purement politique et qu’il ne touchera jamais la princesse. Denis Villeneuve a du estimer que la révolte de Chani serait plus acceptable pour un regard contemporain que son effacement spontané, assimilable à une soumission — même si le personnage n’en sort pas forcément grandi (disons qu’il gagne en puissance ce qu’il perd en aura, à rager de voir l’intérêt supérieur l’emporter sur son propre intérêt).

…

Avant d’être complètement embarquée, j’avais commencé à prendre en photos des extraits. Quelques grains de sables dérisoires :

« […] J’aimerais que l’amitié existe entre nous… avec la confiance. J’aimerais que naisse ce respect mutuel qui croît dans la poitrine sans exiger le mélange des sexes. » (Stilgar à Jessica)

Paul a-t-il subi l’épreuve ? se demanda Jessica. Il a des capacités pour triompher, mais l’accident peut venir à bout des meilleurs.
Attente.
C’est la tristesse, songea-t-elle. On ne peut attendre aussi longtemps. Alors, la tristesse de l’attente vous submerge.
L’attente imprégnait leurs vies.
Nous sommes ici depuis plus de deux années, songea-t-elle, et il nous reste au moins deux fois aussi longtemps à attendre avant d’essayer d’arracher Arrakis au gouverneur Harkonnen […].

Journal de lecture : Le Nom secret des choses

Bruits de Paris orchestrés dans l’incipit, modulations imperceptibles mais signifiantes dans la voix… Blandine Rinkel possède un sens de l’observation sonore qui m’a plus d’une fois surprise au cours de ma lecture. Je me suis fait la remarque que ce sont des choses qu’aurait pu relever le boyfriend ; ça m’étonne à chaque fois parce que ça échappe à ma sensibilité, beaucoup plus visuelle, olfactive et tactile.

Tiens, encore un roman à la deuxième personne, après Odyssée des Filles de l’Est. Sauf qu’ici, il est moins question d’identification que de dissociation : la narratrice se parle à elle-même, à la jeune fille qui n’avait pas encore changé de prénom, jeune fille qu’elle est et qu’elle n’est plus. Blandine-Océane.

La dernière partie sur le dédoublement nominal m’a un peu perdue, mais j’ai beaucoup aimé le récit de découverte parisienne, à la fois géographique et sociologique. J’ai eu l’impression de retrouver ma ville à distance, avec un décalage que je suis bien plus en mesure de percevoir depuis que j’ai déménagé pour Roubaix. La vision de la provinciale transfuge de classe m’a en revanche parfois semblée caricaturale dans son attachement à découvrir l’extrême opposé, comme si tout Paris relevait de la grande bourgeoisie. Probablement qu’en en étant plus proche, ce milieu fascine moins ; on évacue ses attitudes d’autoparodie comme faisant partie du décor et on n’a plus vraiment l’idée de s’y attarder. Que cela me semble étrange est probablement révélateur de ma chance.

On sait que le roman ne s’en tiendra pas là, parce qu’il est un personnage qui nous a été présenté avant d’être écarté ; son heure n’était pas encore venue. Mais on savait qu’elle viendrait, Elia. Puis quand l’amitié est arrivée, un autre hameçon nous a suggéré qu’on n’en resterait pas là, une mention de grain de beauté sur le sein. Quand enfin la tension érotique a été évidente, la narratrice a tiré un coup sec sur la ligne : il n’y aurait jamais de sexe entre elles. Alors quoi ? Blandine Rinkel a l’art de la tension narrative, qui s’installe en désamorçant des attentes précédemment installées (très bene gesserit, tout ça)(notez la subtilité avec laquelle je vous annonce ma lecture en cours).

L’amitié qui n’en est pas une, qui est quoi ? Ce genre de relation me fascine depuis que Melendili m’a dit que c’était ce qu’elle aimait dans Mad Men, ces relations qui n’ont pas de nom, qui échappent aux étiquettes d’ami, amant, collègue, subalterne. Forcément, je lui ai envoyé cet extrait :

Ah oui, l’amitié, vraiment ? Sinon, comment nommer cela ?

Tu sais aujourd’hui qu’une relation est importante quand elle neutralise le langage : c’est quand il te manque le mot pour la dire que tu la mesures. Ainsi Elia et toi viviez-vous une relation trouble, un rapport de terrains vagues dont, des années après, tu ne connais toujours pas le nom.

Votre relation était une bizarrerie pour beaucoup, à commencer par vous. Quel soulagement c’eût été de pouvoir la ranger sous le terme d’amour — votre amitié n’avait de nom que celui de scandale.

Tout ce désir sans sexe, sans retombée, a quelque chose d’incandescent, qui me semble désirable, probablement parce que ce n’est que ça, du désir qui persévère dans son être. Ce n’est pas tenable, semble suggérer la suite du roman ; quel dommage. Alors, ça retombe, le roman, mon attention, quelque chose comme un regret, une incompréhension, le romanesque a fugué, on finit en mineur, tonalité grise, fade ou mystérieuse, quand le tu rejoins le je.

Journal de lecture : Odyssée des filles de l’Est

L’Odyssée des filles de l’Est commence par une scène d’attente à la préfecture, où il est question de grenouille, de poisson et de gargouille. Je ne pensais pas qu’une scène d’attente à la préfecture pouvait être drôle ; Elitza Gueorguieva me prouve que si. Le délire méta en moins, j’ai un peu eu l’impression de retrouver le ton de Nina Yargekov dans Double nationalité  :

a) survolté,
b) fantaisiste,
c) cynique.

Il y a des a) b) c) un peu partout comme ça dans le récit. Des listes impayables, aussi. Et des running jokes, telle la répétition de ta mère n’est pas là qui se charge des implications les plus diverses selon qu’il est question de gérer la dame de la préfecture, ne rendre de comptes à personne, fumer un joint, savoir auprès de qui s’excuser.

L’Odyssée des filles de l’Est, si on reprend ses esprits, c’est le récit de deux Bulgares en France : Dora, quarantenaire contrainte à la prostitution… et une étudiante qui n’a pas de nom, car la narration la concernant se fait à la deuxième personne. Forcément, toi lecteur d’un roman publié aux éditions Verticales, tu t’identifies à l’étudiante… qui hallucine des stéréotypes attachés aux filles de l’Est et y consacrera son mémoire universitaire, intitulé « Odyssée des filles de l’Est » — ah bah si, finalement, y’avait un brin de méta.

…

Selon qu’il est question de l’une ou de l’autre, de l’étudiante ou de Dora, le même ton ne produit pas le même effet. L’ironie est tantôt drôle, tantôt décapante. Tantôt ça amuse, tantôt ça glace-grince, mais toujours ça dépote, ça c’est sûr. Aperçu des deux facettes sous forme d’extraits.

La vie d’expat’

Tu te trompes souvent. Tu remplaces très par grave dans une phrase au registre soutenu et tu dis bien à toi à très voisins de palier. Des faux amis rendent ton vocabulaire imprécis ou impressionnant selon la situation.

[Elle] est chargée par la Ligue des Bulgares à chien de t’accompagner dans la lutte contre l’administration française et de t’acheter des croissants et d’autres spécialités gastronomiques à un euro.

Puis elle te présente […] à leur berger bulgare Убиец, autrement dit Assassin en VO, mais surnommé Quiche en français.

Dans une autre liste des merveilles : « Ça va ?, placé après bonjour, n’est pas une vraie question. »

Enfin, tu lui casses les oreilles avec tes listes des merveilles de France, alors que tout le monde s’en fout ici, parce que les boîtes aux lettres sont rouillées, que les rues étant plaines de trous ton père vient de se fracturer la jambe en trébuchant dedans, que le nouveau gouvernement a fait coalition avec l’ancien et que ta mère vient de perdre son boulot. La situation t’échappe. Tu essaies de la consoler en lui mettant des chansons de Barbara : trop tristes à son goût, comme si la vie ne l’était déjà pas assez. Elle observe ta tentative pathétique de te créer un affect francophile, sans comprendre ces chansons à texte trop complexe. Elle comprend seulement que tu n’es pas vraiment revenue. Que tu ne reviendras probablement jamais. Qu’elle est en train de perdre une part d’elle-même dans un pays inconnu.

[TW] Violences sexuelles

Tu es flattée que quelqu’un daigne te parler, mais tu n’es pas certaine de lui avoir proposé de s’asseoir à ta table, ce qu’il est précisément en train de faire, il s’avance très sûr de lui avec ses petits pieds qui puent. S’agit-il d’un autre rituel local ? Deux kirs sont désormais posés devant toi. Le type s’appelle Thierry Enchanté et se met à postillonner quand il repère ton petit accent bulgare.

Les ellipses temporelles entre les phrases sont redoutablement efficaces : tristement drôles dans cette scène de drague lourdingue ; très perturbantes dans une autre scène, de sexe, avec un autre personnage masculin. On met du temps à réaliser que, le consentement passé sous ellipse, c’est un viol qui est narré sans être nommé — alors qu’il nous semble évident dans le cas de la première passe imposée à Dora. Elitza Gueorguieva fait apparaître une continuité entre la femme prostituée et l’étudiante stigmatisée, entre le pénal et cliché, l’acte et la projection.

Sans m’en rendre compte, j’ai surtout recopié des extraits concernant l’étudiante : ça passe mieux hors contexte. En voici quand même deux concernant Dora.

L’expérience n’avait duré qu’une minute et demie, ce qui équivalait à l’expulsion d’une fusée dans l’atmosphère ou à la durée de préparation d’un café, pas beaucoup en somme pour saisir ce qui de la vie s’était déplacé de manière imperceptible. Plus tard Dora apprendrait qu’elle venait de vivre un de ses meilleures passes, celle qui ne dure pas.

Déclinez votre identité. […] Dora essaye de comprendre ces trois mots qu’on lui adresse maintenant au quotidien. […] Ça s’appelle le racolage fantaisiste et on l’applique à toute personne qui se prostitue même dans les moments où elle ne se prostitue pas. Alors Dora a agrafé sa fausse carte de séjour à l’envers de sa veste, comme ça on perd moins de temps et ça fait rire tout le monde.

Journal de lecture : Naissance des fantômes

Naissance des fantômes, de Marie Darrieussecq. La titre m’a plu. La photographie de Francesca Woodman en couverture aussi. Ce livre était dans la boîte à livres de mon quartier… et risque d’y retourner sous peu, sans que cela soit un acte de générosité de ma part.

J’ai lu très vite les premières pages, qui m’ont happée, puis sans trop savoir pourquoi me suis arrêtée. J’aurais du me méfier. Quand j’ai repris la lecture un mois plus tard, le récit s’est mis à patiner à peu près au même endroit, au moment où la narratrice a acté la disparition de son mari, parti chercher du pain, et doit commencer à vivre avec cette disparition. Pas facile de faire avec un vide, d’être présent à une absence. Pas facile à narrer non plus : on raconte quoi, de l’absence, de l’attente, du vide ?

Marie Darrieussecq invente une espèce de fantastique phénoménologique, où la perception distordue de la narratrice instaure une réalité déformée et crée les conditions nécessaires à l’apparition d’une présence fantôme — transmutation de la disparition (du mari) en apparition (fantomatique). Le texte, comme une image floue, se brouille : la syntaxe reste correcte, compréhensible, mais le sens se perd à force de métaphores et de descriptions hyper précises, si chirurgicales et fantasques qu’on ne sait bientôt plus ce dont il est question. À chaque fois que, perdu*, on est sur le point d’abandonner la lecture, la mise au point se refait, la narration reprend sur un épisode tangible et compréhensible… avant de se déliter à nouveau — tant et si bien que j’ai rarement eu autant de mal à avancer dans un texte si court. J’ai voulu vivre l’expérience jusqu’au bout, mais doute que la littérature sous champi soit pour moi.

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* Même topographiquement, je me suis sentie perdue : la ville où vit la narratrice, si parisienne dans mon imagination, est placée au bord de la mer, d’îles même, avec des phoques (j’ai pensé aux piers de San Francisco) et une population yuoangui (tout aussi inventée que la Yazigie de Nina Yargekov).

Journal de lecture : L’été où tout a fondu

Anneso m’avait conseillé ce roman de Tiffany McDaniel pour mon challenge lecture de 2023. Les 473 pages débordaient un peu du format court posé comme prérequis, mais il était au catalogue de la médiathèque. Souvent emprunté. Un jour, je me suis résolue à le réserver ; j’étais la première sur file d’attente… et le suis restée des mois durant. L’ouvrage a finalement été grisé, le visuel de la couverture retiré ; j’ai fait une croix dessus, le lecteur précédent devait l’avoir perdu ou gardé en otage. Une semaine avant la fin de mon tutorat en région parisienne, surprise : un revenant m’attendait à la médiathèque ! Plus vraiment certaine de le lire, je l’ai néanmoins emprunté pour lui donner une chance — ou me donner une chance : je pense à présent que le lecteur précédent a fait semblant de l’avoir égaré pour le garder à ses côtés.

L’été où tout a fondu est une drôle de lecture. Pas drôle du tout, fucking dure même, de toutes les duretés que l’existence peut comporter — racisme, homophobie, maladie, coups, mort, suicide… — et qu’on éviterait listées ainsi, mais qui prises dans la trame d’un été caniculaire adolescent deviennent lumineuses.

Tout commence avec un père procureur qui voudrait voir par lui-même et invite le diable dans sa ville. Il se présente, mais c’est un diable sans cornes, juste un môme de 13 ans en salopette crasseuse, un pauvre diable vraiment. Le mal, il le connait parce qu’il l’a enduré ; s’il le suscite c’est uniquement parce qu’il l’incarne aux yeux des autres : un garçon noir dans l’Amérique encore raciste des années 1980, vous pensez ! L’arrivée de cet ange déchu et déçu fonctionne comme un catalyseur de tout ce que les gens ordinaires peuvent avoir de moins reluisant, et met en branle une série d’incidents > accidents > événements dans la petite ville — le tout narré avec adresse par la romancière qui sait enchevêtrer les origines et les concomitances sans tirer aucune causalité par les cheveux.

Là où c’est très réussi, c’est qu’on y croit, à ce pauvre diable : il a pour lui de surréalistes ses yeux vert vif, des cicatrices d’ailes aux omoplates, et la connaissance gênante des vices et malheurs de tout un chacun, même du vieil oncle mort. Le doute subsiste, même lorsqu’il est levé (on veut y croire, c’est poétique en diable). Tout comme subsiste cette perméabilité entre la souffrance qu’on ressent, à laquelle on se cramponne parfois, et celle qu’on cause, qui peu à peu nous éloigne de celui qu’on aurait pu être, qu’on est peut-être encore pour partie — même si l’écart de l’un à l’autre choque : on se demande pendant toute la lecture comment le narrateur adolescent deviendra, est devenu l’adulte repoussoir qui se donne à voir par intermittences lors de pauses dans le récit rétrospectif (même incrédulité que lors d’un certain rapprochement inattendu dans Westworld).

Pendant toute ma lecture, j’ai éludé la photo de la romancière dans le rabat de la couverture — trop américaine, trop jeune romancière prodige. Il est encore un peu mystérieux pour moi qu’on puisse avoir un tel sens des destins qu’il suffise de quelques pages pour en conter un, deux, trois et faire résonner ce condensé poétique de malheur avec ceux qui se racontent au long cours, sans éveiller aucun soupçon formel de virtuosité. Les images de même viennent de nulle part, en nombre, improbables et immédiatement assimilées, comme si ces métaphores n’en étaient pas dans cette petite ville américaine à la terre craquelée, naturelles pour un adolescent qui admire son grand-frère joueur de base-ball et grimpe aux arbres avec son meilleur ami.

On s’installe dans ce roman comme dans un rocking chair sous le porche ombragé d’une maison en bois, et on en émerge avec une solide insolation, sans s’être rendu compte que le soleil avait tourné et qu’on était en plein cagnard depuis un moment déjà.