Dans Monchichi, il y a chichi et je suis venue voir le spectacle de Wang & Ramirez avec le souvenir des beignets de mon enfance. C’est poisseux, mais le sucre n’est pas responsable : « Monchichi » est le surnom vaguement raciste qu’un voisin a donné à Honji Wang dans sa jeunesse, persuadée que la jeune Allemand d’origine coréenne était forcément « chinetoc ». Ajoutez à cela que Sébastien Ramirez est un Français d’origine espagnole et vous comprendrez que la question de l’identité est centrale pour le duo.
Il ne s’agit pas de circonscrire une identité fixe, ni même de superposer plusieurs identités, plutôt de jouer des lignes qui se croisent, s’entremêlent, se relancent et s’ignorent aussi, inscrivant les danseurs dans une identité mouvante. Parce qu’après tout, et désormais avant tout : ils sont danseurs. Et font donc tout naturellement bouger les lignes : entre les nationalités, entre le hip-hop et le contemporain, et même, à la marge, entre la danse et le théâtre. Inutile de chercher à coller des étiquettes ; le mouvement les défait. L’humour aussi, mouvement langagier par lequel le duo se soustrait à la pesanteur.
Honji Wang peut se déguiser en stéréotype allemand d’une perruque blonde, en stéréotype féminin en robette et talons, elle ne cesse jamais dans ce temps d’être performeuse et d’en jouer, à la fois allemande et coréenne, femme fatale et garçon manqué. L’ambivalence est là, entre attentes et appropriation : dans les talons qui à la fois fragilisent et démontrent la force de celle qui les a domptés, voire la virtuosité, lorsque Honji Wang les utilise comme entrave-accessoire dans un passage au sol hip-hop. Cela fuse, comme dans ce monologue en stéréo où chacun complète ou contredit ce que dit l’autre dans une autre langue : Ich bin Elle est Deutsch coréenne, it tastes Kartoffel better Kartoffel with Kartoffel chospsticks… c’est mind-blowing si vous essayez de suivre dans toutes langues, hyper drôle et excitant du neurone, même si le cerveau a tendance à suivre la langue qui lui est la moins étrangère des deux, bientôt perturbé par d’autres mots qu’il reconnaît (le tout non surtitré : encore une fois, mieux vaut avoir fait allemand LV2 pour pleinement apprécier – le coréen et l’espagnol étaient minoritaires).
C’est drôle et parfois ça n’est rien : tout comme dans Borderline, la danse est en-deçà et au-delà de tout propos social ou politique ; elle effleure et n’illustre jamais, s’autorise à n’être là que pour elle-même, pour rien, pour le plaisir de danser, d’exister en-deçà et au-delà des identités préformées. Les mouvements que JoPrincesse trouve à juste titre pointless ont pourtant tout leur sens ne n’en avoir pas toujours. Rien à saisir, laisser glisser (pour ne pas se figer), ainsi va la vie. Aux interactions rythmées succèdent des phases où il fait bon s’ignorer, danser l’un après l’autre ou juxtaposés. Se définir puis s’oublier, faire mumuse de ses pieds et continuer à se montrer sans plus rien raconter… Si Sébastien Ramirez me semble un hipster-hip-hop talentueux mais plus ou moins interchangeable, la personnalité de Honji Wang, plus métissée (training contemporain plus évident), plus complexe (parce que plus fouillée aussi) me devient vite attachante, impossible à cerner et pourtant reconnaissable à sa force et son chignon sur le sommet du crâne, comme dans Borderline. Ils ont cependant en partage cette honnêteté artistique qui me fait penser à la manière qu’avait Robert Lepage de se raconter dans sa pièce 887. Sans esbroufe, tranquillement, avec talent. Et le sens de la mise en scène, avec des lumières joliment travaillées sur eux (corps bruts et silhouettes à contre-jour) et sur l’arbre côté jardin, aux guirlandes de fêtes et de souvenirs lumineux (avec des petites lucioles comme an avaient les danseurs d’Alonzo King dans Constellation). Cela finit doucement, les deux danseurs connectés par le bras : passion faire des vagues sans éclabousser.