L’Écume des jours est le plus célèbre et le moins Vian des romans de Boris Vian. C’est-à-dire des romans que j’aurais sûrement lus si je n’avais été arrêtée par leur amertume : une noirceur riante, qui devient franchement dérangeante lorsque la cruauté prend le pas sur la loufoquerie. Contrairement à, mettons, Un automne à Pékin, L’Écume des jours commence par baigner l’auteur dans l’atmosphère d’une histoire d’amour – décalée, mais d’amour quand même. L’amertume ne vient que dans un second temps, comme fin naturelle d’une histoire qui a versé dans le drame ; on n’en sent pas alors la gratuité, quelque peu effroyable. Michel Gondry semblait donc le réalisateur rêvé pour ce roman réputé inadaptable (un roman adaptable n’est pas un roman mais un scénario, enfin passons…) : rêveur réaliste (The Eternal Sunshine of the Spotless Mind), bricoleur ingénieux (Be kind Rewind ; La Science des rêves) et maître des dérapages (The We and the I) il ferait poindre le grinçant sous le loufoque.
Effectivement, le carton pâte combine trouvaille merveilleuse et aspect déglingué, amenant la transition du cocon amical à la ville décharge : à la douceur des plats en feutrine, concoctés par Nicolas, succède la brutalité du véhicule de police en carton, qui écrase tout sur son passage de ses grosses pattes d’éléphant en métal. Ce monde où la sonnerie est une bestiole à sonnette que l’on doit écraser au marteau pour qu’elle cesse, où les petits fours sont servis dans des fours miniatures, où les carambolages de patineurs sont déblayés à la pelleteuse, où les ordonnances sont exécutées à la chaise électrique1, où les gouttières de l’hôpital crachent du sang, c’est le monde de Gondry, c’est le monde de Vian. Ce n’est pas celui des acteurs.
Dans le roman, Colin et Chloé ressemblent à des pantins : pas des Guignols, non, des marionnettes secouées par la vie, capable d’être blessées et d’émouvoir, comme à Düsseldorf. Romain Duris et Audrey Tautou, accrochés aux mimiques qui leur ont valu un fabuleux destin, veulent – et c’est l’erreur – incarner ces marionnettes. Ils leur donnent une consistance qui les empêche d’être brinquebalés : on ne peut plus s’y attacher comme on s’attache à un objet, un nounours, une poupée. Romain Duris a l’air d’avoir été invité lorsqu’il s’assoie à sa propre table, et regarde les mets préparés par son cuisinier comme s’il paniquait de ne savoir quelle fourchette utiliser dans un restaurant étoilé. Débordé par les objets qui s’anime, l’acteur ose à peine bouger, réifié.
Le seul qui, feutrine ou pas, n’ait pas peur de mettre les pieds dans le plat, c’est Gad Elmaleh, qui joue Chick comme joue un gamin : avec sérieux, sans jamais se prendre au sérieux. Son addiction à Jean-Sol Partre, qu’il finit par s’administrer dans les yeux, sous forme de gouttes – de l’extrait d’existentialisme – est particulièrement bien rendue : les discours inaudibles que Chick s’entête à essayer de comprendre transforment l’herméneutique philosophique en simple déchiffrage ; on n’est plus la recherche du sens mais du son. Cela aurait certainement plus au Boris Vian jazzman. Car c’est là seulement que le film est bon, dans ce qui propre au cinéma : le travail de la matière, visuelle ou sonore.
Réaliser les inventions langagières de Vian est une chose ; réaliser un film qui les traduise en est une autre. Ce ne sont pas des objets ou de idées que le romancier triture mais, plus qu’aucun autre, des mots , dont il mêle sens abstrait et concret avec désinvolture pour donner matière au roman. Et ce qui donne matière au film, ce n’est pas de représenter un rayon de soleil par une baguette de métal, de déguiser un homme en souris ou de construire un pianocktail mais bien de triturer l’image, de distordre les corps (le biglemoi, filmé avec un peu trop d’auto-complaisance à mon goût, même si on a bien l’impression d’une fête où les gens planent), de rétrécir le champ (la chambre de Chloé), de jouer avec les échelles (les canalisations du chantier des Halles qui deviennent des voies de train), de dé-saturer les couleurs jusqu’au noir et blanc jauni (à la limite entre l’hommage et la parodie du film muet), bref, de jouer avec la matière et les codes du cinéma.
La véritable amertume de cette Écume des jours se fait sentir lorsqu’on pense au travail délirant qui a dû être fourni pour la réalisation des décors et accessoires et qui au final n’a servi à rien. Dites, Gondry, vous ne voudriez pas recommencer avec des acteurs bien castés ? Anglophones, si possible, ça sonne souvent moins faux.
Mit Palpatine.
1 Chaise électrique et non guillotine, comme dans le roman – il faut croire que Gondry a absorbé l’imaginaire américain de la peine de mort : couloir de la mort plutôt que Révolution française.