La joie chevillée au cœur de Strasbourg

Toit avec plein de petites fenêtres et une cheminée (sans cigogne)

J’ai adoré ces quelques jours à Strasbourg. Palpatine était pris toute la journée, si bien que j’ai eu le meilleur du voyage solo et duo : les soirées à deux et les journées à explorer seule, au gré de ma fantaisie. Pas de tristesse nocturne quand tombe la fatigue à la fin de la journée ; pas de compromis ou même seulement de synchronisation en cours de parcours. Je tourne à droite si j’aperçois des couleurs qui me plaisent, reviens vers la gauche vers l’animation, parcours les grands espaces à grandes enjambées ou au contraire en flânant à pas ralentis, décide quand il est l’heure de manger, quel kouglof engloutir ou effeuiller, hésite autant que je veux sur la suite à donner à ces instants de liberté sans errance.

Eglise à deux clochers vue en contre-plongée, avec les moignons d'arbres cogneurs
Une (vraie) cigogne !
Pont vu d'en contrebas, avec des découpes en fer forgé, la cime d'un peuplier à gauche, un piéton à droite
Plan miniature en 3D, d'où se détache la cathédrale, sur fond flou de verdure

Certaines villes, trop mornes ou trop petites, se referment après quelques heures ; on ne sait plus trop quoi y faire après les avoir quadrillées. Strasbourg est juste de la bonne taille, ou mon séjour de la bonne durée. Je la traverse, la sillonne, suis les contours de ses quais, recroise des endroits que j’ai aperçus au loin ou que j’ai déjà passés en venant d’une autre direction ; la ville prend forme dans mon esprit, les coins de rue coïncident avec le plan, et me surprennent cependant d’ainsi se raccorder. Je repère ses différents quartiers : les colombages, que j’imaginais omniprésents, sont cantonnés à un coin très touristique, dont je me détourne rapidement en même temps que de la cathédrale claudicante. À ses immenses tours, je préfère, snob, les clochers beaucoup plus simples de l’église protestante, qui s’élèvent à un tournant du fleuve et font s’élever je ne sais quoi en moi – un ascendant similaire aux peupliers et leur cime qui ploie légèrement de côté, tandis qu’ils frémissent de tout leur être, certaines feuilles presque blanches de soleil. Peu de choses naturelles me ravissent autant que le scintillement des peupliers, sachez-le. Et il y en a, autour du fleuve, indiquant la direction dans laquelle tourner autour de la ville-île. J’adore ces quais, la respiration qu’ils créent dans une ville déjà aérée de belles places, la cachette en plein air qu’ils constituent, quelques pieds sous la circulation dense des vélos, les ponts qui rythment le parcours et le suspense de savoir s’il y aura ou non au prochain des escaliers pour descendre ou remonter (ils sont plus rares encore qu’autour de la Seine).

Fleurs délicatement éclairées par le soleil, vues légèrement en contreplongée depuis les quais du fleuve
Silhouette en train de lire sous le passage d'un pont fluvial

Aux endroits tout indiqués pour le touriste, je préfère les quartiers résidentiels cossus ; je m’imagine habiter l’une de ces demeures, ou même pas, je choisis juste les façades que je préfère. Je caresse l’idée d’acheter un carnet et un feutre pour dessiner à toute vitesse les éléments architecturaux qui, cumulés, donnent son air à la ville ; j’en ai très envie, mais j’ai plus envie encore de continuer à marcher, faire circuler les idées dans mes jambes, l’éblouissement dans mes poumons, la joie qui me décolle d’un centimètre du sol, c’est une gaité, une luminosité folles, d’exister simplement en se mouvant, en observant. J’ai le regard aiguë de l’observation latente et prends plaisir à prendre des photographies, des bouts de vision avec moi. Je serai à nouveau un peu déçue en les triant, comme après le voyage en Asie, mais je ne le sais pas alors ; ça participe juste du moment, de l’amusement. Ça m’aère.

Aperçu des toits ensoleillés à travers une fenêtre, le reste sombre
L'ombre des colombages mord sur un volet troué d'un coeur

Je mets du temps à m’en rendre compte, mais mon humeur fluctue avec la lumière : en fin de matinée, le monde m’appartient, la marche me galvanise ; puis l’immense joie de rien décline sans que je m’en aperçoive, l’enthousiasme se tasse en même temps que l’énergie et je me demande ce qui m’exaltait si peu de temps avant encore. Il faut tout le glorieux de la golden hour pour s’apaiser, trouver la beauté dans le regret de ce qui passe, et dans le regret, l’anticipation de l’avenir qui nous appartiendra encore, le lendemain matin, pour à nouveau nous échapper en cours de journée. Je suis photosensible aux heures du jour. Je devrais trier mes photos par tranches horaires.

Mur décoré de vignes et de bouteilles… sous lequel sont entreposées les poubelles

Certes, évidemment, il y a les hésitations prolongées, les moins bonnes idées : prendre le tram, une éternité pour passer la frontière et aller en Allemagne, un centre commercial en plein air à vrai dire, avec des glaces à 1 € la Kugel, qui bizarrement font passer toute envie de glace ; regretter un peu d’avoir fait siennes les lubies de Palpatine, de voir le pont qui sépare et relie les deux pays ; prendre ce qu’il y a à prendre, le peu de verdure, le Franzözische d’enfants qui, si jeunes, parlent allemand quand les affiches des abribus sont encore pour moitié en français. J’ai pissé en Allemagne, mangé un bretzel bio de la veille et je suis revenue, à Strasbourg, à mes propres lubies : l’humour de l’Opéra du Rhin en banderoles sur la façade, les bretzels aux graines de courge, des casquettes très chouettes (achetées), un hibou en peluche (resté en vitrine), la librairie du centre, où je suis allée deux fois, la seconde ressortie avec Pietra Viva, que je me suis mise à lire sur la place même, changeant de banc à mesure que le soleil les faisait disparaître, jusqu’à avoir froid et sautiller sur place en attendant que Palpatine apparaisse, et qu’on retourne à notre restaurant de tartines, élu cantine du séjour.

Pavés, lignes du tramway et plaque d'égout rasés par la lumière de la golden hour
Ombre portée sur le sol d'un portique ouvragé

Alors que je dispose de moi-même et de mon temps comme je le souhaite en cette année sabbatique, ces quelques jours à Strasbourg ont été de véritables vacances. Il y a la découverte, évidemment, les murs ocres et les peupliers qui me transportent comme à Rome avec ses pins, aussi, mais pas seulement : le travail dispense autant qu’il empêche ou ralentit la transformation de soi ; avec la liberté tant désirée, surtout ainsi bornée dans le temps, vient l’impératif de donner un sens à une vie que l’on n’est plus en train de gagner, qui nous est donnée ; l’urgence de faire des choses signifiantes pour moi, qui me donnent de la joie mais dont je pourrais être fière aussi, se heurte à tout un tas d’aléas, de découragements ou simplement à la lenteur de ce qui doit maturer. Dans ce contexte, ces quelques jours à Strasbourg sont aussi de véritables vacances : je n’attends rien de moi ; je n’ai qu’à me laisser surprendre par la ville, et la laisser raviver une joie éphémère, peut-être, mais qu’il est si bon de ressentir : joie lumineuse de vivre pour rien, juste se sentir vivante. Il faudrait apprendre à vivre toujours comme ça.


Fragments d'une lectrice derrière un pan de mur, sur les marches de l'église
Bas-relief de boulangère, à qui l'on a rajouté une moustache frisée
Lion de gouttière (sculpture à travers la bouche de laquelle passe le tuyau)
Fenêtres, tuiles et pan de mur ocre de l'hôpital
Marbrures involontaires du temps sur un mur ocre
Strasbourg, la ville ocre de l’Est…

Sourires en amande

Ho Chi Minh

Sur le trottoir d’un carrefour, une famille est là avec ses marmites et ses tabourets en plastique, partageant ou vendant de la nourriture dans un mélange caractéristique de commerce et vie familiale. Sans que je l’ai vue venir, une petite fille rigole et saute devant moi, le bras en l’air pour atteindre un high five que je n’anticipe pas. Quand je comprends, je baisse le bras pour qu’elle puisse atteindre ma main, mais manifestement ce n’est pas du jeu, pas ce qu’elle veut, et elle m’attrape le bras pour le replacer plus haut, là où elle doit sauter, mais je suis toujours trop grande, alors elle m’attrape l’autre main, les deux, je ne comprends rien, c’est drôlement grand mais lent à la comprenette, les étrangers, elle me place les mains en bas, paume vers le ciel et je dois résister pour qu’elle y prenne appui et puisse se propulser. Tout ça en deux temps trois mouvements, puis la famille la rappelle ou le feu passe au vert, et je repars surprise par les souvenirs d’enfance qui me reviennent, quand il me fallait deux bras adultes pour m’élancer et jouer à un, deux, trois, youh – c’est précisément comme ça que ça s’appelait : un, deux, trois, youh.

 

À ce même carrefour, quelques jours plus tard, une petite fille qui ne rit pas du tout nous suit de sa complainte tandis que nous traversons. Un typhon a lessivé la ville la veille, et je n’aperçois pas la famille à laquelle elle remettra les quelques milliers de dong qu’un automobiliste lui glisse à travers la vitre baissée.

 

Ho Chi Minh, Hong Kong

À Ho Chi Minh et à Hong Kong, nous sommes tombés sur une patinoire en plein centre commercial et les deux fois, nous sommes restés un long moment accoudés à notre balustrade éloignée, à observer les mouvements répétés de jeunes gens fort doués et souvent fort jeunes. Quelques-unes d’encore plus jeunes s’accrochaient à leur pingouin à skis, plongeant Palpatine dans un abîme d’attendrissement et d’envie ; lui aussi, il aurait bien fait du pingouin. N’étaient son poignet et mon dos, je l’aurais volontiers entraîné sur la glace. Mais son poignet et mon dos étant ce qu’ils sont, nous sommes restés accoudés, à regarder : deux mascottes de Noël dans un programme libre de nous faire rire ; des jambes encore droites ou déjà galbées, collants passés sous les chaussures ; un gamin au pantalon et aux gestes fluides ; des habitués équipés, entraînés, qui soufflent mains sur les reins. Ce sont des tours qui tournicotent bien, des tentatives d’axel, quelques impressionnantes glissades en développé devant ou en arabesque plongée, une main qui ne trouve pas de prise avec la cuisse mais, comme je le dis à Palpatine et la coach à son poulain, faut attraper le genou et hop la jambe monte, et ça glisse et ça tourne, ça patine au pingouin, parfois remplacé par une otarie, mais ce n’est pas un problème parce que Palpatine fait l’otarie comme personne et que, pingouin ou otarie, nous avons du mal à nous arracher à notre fascination.

 

Sapa

Nous avons dormi dans le car couchette et passé la matinée à randonner dans les montagnes de rizières. Nous nous arrêtons dans un village pour déjeuner ; sitôt assis sur les bancs en bois, une flopée de petites filles et quelques grand-mères débarquent pour nous vendre des pochettes brodées à la main made in China, des bracelets, des écharpes, et celle-ci, non ? celle-là, alors ? On a beau refuser la camelote, elles ne reculent pas et proposent d’autres modèles, d’autres couleurs, recourent à toutes les techniques de vente et de mendicité imaginables, marchandage, suppliques, intimidation, air excédé ou suppliant. Elles se succèdent sans discontinuer, buy from me, buy from me. Une fille du groupe achète une pochette pour ranger son iPhone ; et un gars, une étole pour se faire pardonner auprès de sa copine d’être quand même parti alors qu’elle avait un empêchement. Cela ne calme pas le flot : you buy from her, now buy from me ; cheaper, cheaper. L’arrivée des plats les disperse, et l’on est soulagé de voir disparaître ces gamines envahissantes envoyées là au lieu de jouer, de ne plus voir leurs mines crève-cœur. Ce ne sont pas des enfants mignonnes ; la beauté de montagnes millénaires portée sur des visages qui n’approchent pas la décennie, elles sont d’une beauté à fendre les pierres, et bientôt d’une dureté ad hoc.

 

Ninh Binh

En presque dix ans, je n’ai jamais réussi à convaincre Palpatine de monter sur un vélo, pas même à Asterdam ou à Kyoto, où cela aurait facilité l’exploration de la ville. Autant vous dire que j’ai souri lorsque j’ai vu que notre excursion à Ninh Binh comprenait une promenade à vélo, entre la balade en barque sur le fleuve Tam Coc et l’ascension d’un promontoire panoramique. Les choses se sont enchaînées rapidement et Palpatine n’a pas eu le temps de tergiverser ; après vingt ans sans poser ses fesses sur une selle, il s’est lui aussi retrouvé sur un vieux biclou, en queue de peloton et pas bien à son aise. J’étais partagée entre le rire et la fierté, et je n’ai pas choisi l’un ou l’autre : je l’ai charrié et encouragé. Plusieurs fois, j’ai voulu me retourner pour vérifier qu’on ne l’avait pas semé, mais le guidon était vissé si lâche qu’en lâchant ne serait-ce qu’une main, sans même parler de tourner le buste, le vélo se mettait à zigzaguer dangereusement ; j’ai filé droit. Quand nous sommes passés à leur hauteur, des gamins du coin se sont mis à courir vers nous pour qu’on leur tape dans la main au passage, comme dans une course de relai. En équilibre précaire, nous nous sommes contentés de leur éviter. On a rejoint le groupe à l’arrêt un peu plus loin, et déjà, cela marquait le moment de faire demi-tour ;  en vingt minutes, on ne va pas bien loin. Alors on a pris des photos, le vélo maintenu de guingois entre les jambes, tombé, relevé, et on a fait demi-tour. Les gamins ont couru vers nous à nouveau – trois ou quatre, un petit garçon avec un maillot de sport orange et une petite fille à queue de cheval ou à couette, ou peut-être bien avec le maillot orange, je ne sais plus, mais tope-là, c’était bien avec elle, je me souviens de son rire, à courir et sauter pour taper dans la main d’étrangers.

 

Hong Kong

En allant randonner à dos de dragon, je fais la rencontre d’une étudiante allemande en Erasmus. Alors que l’on parle de nourriture locale et que j’en viens à la soupe de sésame noir, elle me rapporte ce genre d’anecdote qu’on ne peut connaître qu’en ayant côtoyé de près par exemple des camarades d’université : on encourage les enfants à manger leur soupe de sésame noir en leur disant que ça leur fera les cheveux bien noirs. Un Popeye de jais.

Tour d’Asie – voyager, photographier

Ce n’est pas la taille qui compte

Singapour, Kuala Lumpur, Ho Chi Minh, Hanoi, Hong Kong. Ce grand tour d’Asie aura été mon premier voyage avec un « vrai » appareil photo – un reflex à objectifs interchangeables. Peu avant le départ, je me suis procuré un objectif plus petit que celui qu’on m’avait offert, avec une focale fixe. Le gain n’a pas tant été le poids, comme je le pensais (quelques centaines de grammes de différence une fois l’adaptateur ajouté), que de confiance en moi : avec le gros objectif, que j’ai du mal à manier et qui déborde de mes mains, j’ai l’impression d’être un imposteur – pas une personne en train d’apprendre : une prétentieuse qui voudrait faire croire qu’elle sait s’en servir. L’objectif plus petit me rassure… et correspond, je crois, davantage à ce que je fais ou aimerais faire, des cadrages serrés qui jouent sur la profondeur de champ. Je me réserve un peu plus de temps pour apprivoiser l’autre objectif.

Tripoti tripota

Il faudra évidemment du temps avant que je parvienne à m’en servir correctement, mais le voyage m’a fait passer une phase d’adaptation à laquelle je n’avais pas songé : non pas le maniement technique pour la prise de vue, mais celui, pratique et prosaïque, de ne pas faire tourner la molette des modes en allumant l’appareil, ou de savoir quoi faire du cache, à quelle fréquence le remettre, assez souvent pour ne pas laisser entrer la poussière mais pas trop non plus pour ne pas avoir à refaire la même manipulation trois mètres plus loin, parce que, ohlala, il me faut encore une photo de ce paysage totalement reconfiguré à trois mètres d’écart. En fin de parcours, à Hong Kong, mes doigts suivaient machinalement les contours de l’appareil en marchant ; j’ai su que nous étions devenus intimes.

 

Fromage ou dessert

Palpatine a résumé avantages et inconvénients en deux saillies qui m’ont fait rire :

  • Devant une photo de dim sums enfin miamesques de s’estomper en arrière-plan dans un flou, eh ! artistique : « Tout ce temps à croire que c’était le talent, alors qu’il fallait seulement avoir le bon objectif. »
  • Expliquant ce que je peux ou non prendre avec l’objectif : « C’est fromage ou dessert, en fait. » J’avoue, en tant que souris gourmande, il est parfois difficile de choisir. Il me faut désapprendre la versatilité de l’appareil compact, pour faire moins mais mieux.

Avec la focale fixe à 50mm, plus besoin d’attendre que le zoom se débloque au démarrage de l’appareil comme c’était le cas avec mon compact : c’est pré-zoomé comme j’aime. L’inconvénient, c’est que ça manque parfois de recul. Mais avec le recul, justement, il ne doit y avoir que trois ou quatre photos vraiment chouettes que je n’ai pas pu prendre en ayant laissé l’autre objectif à l’hôtel.

Les paysages se sont retrouvés tronqués plus courts qu’ils auraient pu l’être, mais cela n’a finalement pas grande importance car, peu importe l’objectif, je ne sais pas prendre des photos de paysage. Je ne sais pas capter l’ampleur et la majesté d’une beauté qui s’impose d’elle-même. Il faudrait pour cela maîtriser les réglages de lumière, et je ne sais pour l’instant que cadrer. J’ai besoin d’isoler des fragments de ce qui m’entoure, pour montrer ce que je vois et que d’autres peut-êtres n’ont pas vu. J’ignore comment capter la beauté ; je ne sais que la débusquer.

 

Oulipo et droit à l’oubli

Je n’avais pas pensé que l’inconvénient corrélatif du manque de recul (ou de zoom plus poussé) pourrait à son tour présenter des avantages.

Le plus évident est celui de la contrainte qui stimule la créativité ; je me suis mise à chercher autour de moi ce qui pourrait rendre bien avec mon objectif, débusquant parfois des clichés à côté desquels je serais autrement passée.

Plus inattendu a été celui de ne pas prendre de photos : quelques fois j’ai dû abandonner avec force regrets des clichés que je ne pouvais pas prendre ; mais plus souvent encore, j’ai laissé l’appareil dans sa sacoche en sachant que cela ne rendrait rien et, allégée de la nécessité photographique, j’ai profité de l’instant autrement. (Autrement, parce que l’appareil photo ne fait pas toujours écran entre le sujet et l’objet comme on s’en plaint communément ; face à un paysage trop grand pour soi, il est aussi une bouée de sauvetage qu’on tient contre soi, un harpon qu’on lance tous azimuts pour trouver une prise, pour s’ancrer à ce qui nous dépasse mais qui est pourtant bien là – les touristes comme petits Spidermen photographiques).

J’ai parié sur une pellicule mnésique dont les développements peut-être un jour me surprendront… ou se perdront. Seront-ils davantage perdus que les photos de mes précédents voyages que je n’ai pas sélectionnées et pas retravaillées sur mon blog, qui dorment sur quelques milliers d’octets d’un disque dur externe qui n’est plus reconnu par mon ordinateur actuel ? Voilà…

(Inconvénient de l’avantage de l’inconvénient, etc. : j’ai parfois trimballé l’appareil photo toute la journée pour à peine une dizaine de photos. Tout ça pour ça : cela pourrait, avec les lumières nocturnes, expliquer mes frénésies photographiques compensatoires de fin de journée.)

 

Beautiful <–> meaningful

Avec un bel appareil, le voyage peut devenir un prétexte à safari photo. C’est ce qui s’est produit à Singapour lorsque la nuit est tombée sur la baie qui, d’étendue grisâtre et disparate, est devenue un terrain de jeu photographique. L’aspect ludique a atteint son paroxysme lorsque j’ai découvert qu’avec la mise au point manuelle, je pouvais transformer les lumières en petits points de couleurs de la taille que je voulais. Adieu ville, transformée en confettis. J’ai l’ai occulté dans le jeu qui, en retour, me l’a fait davantage apprécier.

 

La photographie devient un but en soi ; on veut créer de belles images. Lorsqu’on n’est pas encore très doué cependant, cette envie tend à entrer en tension avec une autre : celle de rendre compte de ce que l’on voit et de ce que l’on vit – rapporter les fameux souvenirs. Il y a des photos que je voulais prendre pour pouvoir à mon retour montrer telle ou telle chose à mon entourage, sans pour autant savoir les prendre. À 24 millions de pixels, la photo souvenir moche fait cher en stockage. Pour éviter d’avoir sans cesse à modifier la résolution des prises de vue (et évidemment oublier de remettre l’optimale pour les deux ou trois photos qui vraiment mériteront), j’ai opté pour une parade bancale et, autant que faire se peut, j’ai pris mon téléphone pour toutes les photos que je savais par avance condamnées. Autant vous dire que sur les 1742 photos sur la carte SD du réflex, nombre d’entre elles auraient pu être prises au téléphone. Il fallait bien tenter.

Image choisie, parcellaire ou lacunaire ?

Acquérir une maîtrise technique suffisante pour créer une trace sensible des instants qui m’ont marqués, c’est mon idéal photographique. J’en suis encore loin, mais déjà me ravissent les quelques portraits de Palpatine où s’oublie sa non-photogénie (et Dieu sait qu’il ne se prête pas volontiers à l’exercice). À ma tendance photographique subjective répond sa visée objective : documenter le voyage de manière à donner des lieux traversés l’image la plus complète possible – ceci incluant les immeubles en construction, l’état de la chaussée et l’avancée des travaux les plus divers. Un cours d’histoire-géo socio-économique en action, en quelque sorte.

Si cette perspective documentaire n’est pas la mienne, j’aimerais pour autant ne pas donner une image faussée des lieux traversés. C’est extrêmement compliqué dans la mesure où l’on prend spontanément en photo ce que l’on juge pittoresque, c’est-à-dire ce qui correspond à une image de l’ailleurs en partie pré-conçue. Les chapeaux vietnamiens, par exemple : associant le Vietnam aux chapeaux coniques, on photographie de manière privilégiée ces chapeaux emblématiques, qui sont bel et bien portés par la population, mais le sont beaucoup moins par exemple que les casques de scooters omniprésents.

L’urbanisme d’Hanoï renforce encore cette tendance : la vieille ville est une enclave touristique dont il est difficile de sortir à pieds et qui donne une image extrêmement parcellaire de la capitale. Un tour en taxi pour aller dans un complexe ciné un peu éloigné nous a montré pléthores de tours, des buildings ultra-modernes, quelques centres commerciaux gigantesques… que je n’ai pas eu le réflexe de photographier car ils ne m’ont pas semblé idiosyncrasiques, trop comme chez nous ou pas assez comme les pays voisins, chez qui la plongée dans le capitalisme occidental redevient par son ampleur une particularité asiatique (les centres commerciaux sont à Singapour et Hong Kong tellement nombreux et délirants qu’ils en deviennent une caractéristique à photographier).

À l’extrême inverse, c’est le signe vide de ne faire signe que vers lui-même, dont l’exemple le plus flagrant est sans doute le temple. On aperçoit un dragon ou un toit qui se relève et, hop, on dégaine l’appareil par réflexe.  Ce sont souvent des photos vides de sens pourtant, toujours les mêmes ; avoir vu un temple, c’est un peu en avoir vu cent quand on n’est familier ni de leur architecture ni de leur religion.

Au final, le meilleur signe qu’on est dans l’entre-deux (et peut-être le juste), c’est le regard interloqué des locaux qui ne comprennent pas ce que vous êtes en train de photographier : une idiosyncrasie qui n’est pas un passage obligé.

 

De la carte SD au souvenir

Le tri des photos, dernière étape de compromis entre critères esthétiques et documentaires. À vrai dire, je n’arbitre plus grand-chose ; je sauve ce qui peut l’être. Outre les retouches de base vite faites mal faites (contraste, luminosité, balance des couleurs), je passe chaque photographie pressentie en noir et blanc puis en sépia pour voir si jamais on verrait mieux. J’ai découvert que désaturer une image aux couleurs fadasses peut la sauver : soudain, la lumière apparaît.

La sélection provoque un effet de cristallisation, qui la rend délicate : comme lors de l’écriture des billets de blog, le voyage se cristallise en partie dans les clichés choisis ; j’oublie peu à peu en avoir pris d’autres (je me rappelle de ma surprise en tombant sur le dossier complet des photos de San Francisco). Cet effet de la sélection est paradoxalement contredit par celui de la retouche, qui acculture les images : dans le même temps qu’ils se mettent à incarner le voyage, les clichés sélectionnés et retouchés se détachent de la réalité à même laquelle je les ai saisies, pour n’être plus que des images, qui valent par elles-mêmes. À la fois j’en suis fière et j’y suis indifférente. C’est un souvenir et ce n’en est plus un – pas un souvenir indentifiable parmi d’autres, mais une strate de souvenir au sein d’un souvenir en perpétuelle mutation, qui se modifie à chaque fois que je me le remémore, sous un angle, une lumière différente parce que présente. Alors je fixe tous azimuts, par la photo, le dessin, l’écrit, les récits, pour avoir une multitude de points à partir desquels ensuite rouvrir le vécu et m’en re-souvenir, i.e. lui donner une suite dans ma vie et découvrir ce que j’ai vécu. Les voyages sont étonnamment plus longs que leur durée.

Grosse pomme sépia

 

Empilement d'immeubles au soleil

 

Statue de la Liberté au travers de la vitre du bateau, avec une chiure d'oiseau

 

Ombre d'un titre d'exposition - Leaving - sur le radiateur

 

Vue depuis la Roosevelt Island

 

New York et nuages depuis l'autoroute en s'éloignant de la ville

La lumière de ce dernier jour, la lumière…

Pourquoi les choses deviennent-elles si belles au moment de les quitter ?

(Ressurgit pour boucler la boucle
le souvenir de l’arrivée, en taxi,
à guetter les gratte-ciels illuminés
entre les hauts et les bas de l’autoroute,
le Chrysler au détour de,
comme en banlieue parisienne la tour Eiffel.)