Danse en groupe, en couple, au château, au village, ce sont les Danses de Galánta. Quelques mesures marquent l’attente de ceux qui ne dansent pas encore mais dont les pieds s’agitent déjà. Au changement de rythme, ils s’élancent : la cavalerie fend la foule des danseurs en deux groupes ; elle a traversé la salle, déjà, et franchit d’un coup la double-porte qui mène à la salle suivante, qui n’a plus rien à voir avec celle que l’on vient de quitter, évaporée. Les danses, les salles s’enchaînent et c’est chaque fois celle d’un nouveau château : château fort, château église, château romantique, château en Espagne, cette salle-ci a des vitraux, cette salle-là est en terre battue, on y danse en quadrille, en cercle, en talons, en uniforme, en sabots, en jupes paysannes, en étoles et en châles, en groupe surtout, en couples parfois, en corps et encore. Kodály nous accordera bien sept danses, au moins.
Vous le saviez, vous, que les harpes pouvaient être sombres à l’occasion ? Habituée à les entendre égrener les filets d’eau et de voix des jeunes filles au bord des fontaines et caresser la crinière des licornes, j’ai tout de suite compris que la Petite sirène ne serait pas une joyeuse ondine peignant ses cheveux sous l’océan. Graves, les harpes annoncent le silence de la mer : loin des vagues de surface, dans les tréfonds aquatiques, lugubres, oppressés par la pression des profondeurs. Des bêtes plus étranges que inquiétantes que fantastique y remuent sans qu’on les voit, dans la zone aveugle des désirs plus ou moins humains.
Puis soudain, venu de trop loin pour ne pas prendre une coloration divine, un rayon de lumière, un pan d’obscurité devenu bleu marine. Une unique écaille attrape le reflet, fait une paillette quelque part en le réfractant et c’est le retour au noir. Il faut attendre un long moment avant que la texture lourde des eaux s’allége et que l’on se retrouve dans un jardin aquatique où les archets flottent au-dessus de l’orchestre-plancton comme les hautes algues qui, dans les films, enserrent les chevilles des plongeurs trop téméraires. Mais il n’y a personne dans le silence de la mer, rien qu’un arbre blanc dont les algues-feuilles ondulent tranquillement dans la lumière verte et dorée qui l’entoure, sous le mouvement du courant, qui ressemble étrangement au vent.
L’image s’efface, on est à nouveau plongé dans les ténèbres. Cela s’agite confusément, quelque part, quelque chose de prépare, mais rien ne bouge autour de nous, la nuit s’épaissit seulement. Une tempête doit faire rage en surface ; tout au fond, les répercussions sont infimes et terribles. Cela dure et de déplace quand soudain, sans que l’on sache comment – on a dû dériver, nous aussi –, on se retrouve en surface, là où il y a des vagues, une voile et, loin sur le rivage, Debussy, les matinées de beau temps. Il fait nuit depuis quelques instants et l’on respire, enfin.
(Le programme vous dira que le jardin aquatique est le bal du prince et que le final en surface correspond au moment où l’âme de la petite sirène s’élève dans les airs, mais je reste convaincue que c’est plus Andersen que Zemlinsky.)
Entre Kodály et Zemlinsky, la petite pianiste sirène : petite, donc, les cheveux détachés, les bras nus, brillante, comme un poisson dans l’eau face à son clavier. Yuja, t’as envie qu’elle soit ta copine : elle a ton âge ou presque ; elle est hyper-décontractée dans un milieu qui est habituellement plutôt guindé ; sa robe jaune asymétrique, remontant sur l’épaule gauche et fendue sur toute la jambe droite, serait la perfection incarnée teinte en orange ; elle marche à grandes enjambées sur des talons immenses ; à la façon dont elle penche la tête en jouant Prokofiev, on dirait une ado qui écoute tranquillement du rock dans sa chambre ; et elle ne ménage pas lors les saluts, manquant de peu de se cogner la tête contre le tabouret. Avec Yuja, tu irais faire du shopping et vous vous twitteriez toutes vos bonnes adresses bouffe. Forcément, elle épaterait tous tes amis en se détendant les doigts sur un piano de la SNCF et plus jamais tu n’aurais à souffrir Amélie Poulain et Titanic, sorte de lettres à Élise moderne qui constituent la totalité du répertoire pour pianistes amateurs (qui y mettent de la mauvaise volonté : même en ne prenant un cours qu’un samedi sur deux pendant un an, je pouvais jouer un mini-morceau de Bach). Bref, Yuja, on l’imagine comme la super copine quand on est une fille et la super petite copine quand on est un mec. Autour de moi, tous sont atteints de yujite aiguë : Andanteconanima rappelle l’épisode du bouquet de roses rouges, Ken fait prévaloir l’origine géographique pour parler de sa fiancée, Serendipity, toujours discret, sourit plus que d’habitude et Palpatine les laisse parler parce qu’il a négocié le panneau promotionnel avec le vendeur de CD et que Yuja trônera bientôt dans son salon à côté de Julia Fischer (puis, ça tombe bien, elle est petite, la PLV sera presque à l’échelle 1:1).
Sinon, à part être une star, Yuja est pianiste. Elle jouait le Concerto pour piano n° 2 en sol mineur de Prokofiev, dont on répète tant qu’il est d’une extrême difficulté que j’ai l’impression que c’est un peu comme si on demandait à une danseuse d’enchaîner l’adage à la rose après trente-six fouettés triples. De fait, ses mains courent à toute vitesse sur le clavier, on dirait deux araignées sous amphétamines. Je regarde les miennes, dont on m’a plusieurs fois dit que c’était des mains de pianistes, à cause de mes longs doigts et de la distance que je peux mettre entre le pouce et l’index (ma carrière de pianiste s’arrête là, je vous rassure tout de suite), j’observe les veines, je remue les tendons, je teste les articulations et je me demande si Yuja Wang est vraiment dotée de ces appendices humains, avec des os dedans. Je la soupçonne d’avoir des doigts en latex : il lui faut souvent se soulever du tabouret pour donner du poids à sa frappe et, à plusieurs reprises, elle rassemble toutes ses forces dans l’index, un peu comme Déborah François qui joue dans Populaire une secrétaire autodidacte de la machine à écrire. Yuja finit d’ailleurs aussi échevelée qu’elle, et luisante de sueur, encore.
Sans Romain Duris, c’est quand même nettement moins drôle. Passée la stupéfaction, je décroche un peu et regarde autour de moi. À ma droite, Palpatine se tient le menton, sans doute de peur que sa mâchoire ne se décroche. À ma gauche, à l’arrière-scène, Klari se tient aussi le menton mais d’un air fort dubitatif. Si elle avait une barbichette, elle la caresserait de manière sceptique, j’en suis sûre. Le fou rire commence à me prendre et éclate avec les applaudissements, quand j’observe Klari bouder les bras croisés et ne consentir à taper des mains que pour l’orchestre.
On enchaîne sur le bis, que je connais, je le connais, j’en suis sûre mais c’est quoi ? Je me tourne vers Palpatine, on tourne cinq secondes de film muet à base de yeux points d’interrogation et de mains basta c’est évident. Frustration. Quand soudain : Carmen. Quand soudain, d’avoir mis tant de temps à trouver l’opéra que je reconnaitrais même les oreilles fermées en sonnerie de portable, je comprends d’où vient l’impression que l’orchestre et la soliste ont joué deux partitions différentes malgré des passages de relais ultra-synchronisés. Je préfère ne pas imaginer les heures d’entraînement qu’il a fallu à la pianiste, parce que sa virtuosité ne sert à rien : en dépassant ses limites, elle a aussi outrepassé celles de l’oreille humaine. Carmen à cette vitesse phénoménale, c’est Carmen comme je la chantonne, de manière désordonnée, en enchaînant des mesures qui n’ont jamais été contiguës : pas une note n’a sauté mais toutes sont concaténées ; elles se marchent dessus et les noires se font des croches-pattes. La persistance rétinienne des doigts qui bougent trop vite pour qu’on en suive le mouvement se retrouve sur le plan auditif. Il faut avoir l’oreille entraînée des musiciens, au moins (ou celle des jeunes hommes dopés aux hormones, apparemment ça fait le même effet), pour avaler cette belle bouillie de notes. Forcément, de mon point de vue, le concerto n’a pas été très nourrissant. Que Yuja soit une Lang Lang en plus kawaï, à qui je n’ai pas envie de mettre des claques mais à qui Palpatine donnerait bien des fessées, n’y change rien.
À l’entracte, alors que j’explique à Klari que c’est un peu comme si un danseur très canon me faisait dix pirouettes à tourner de l’oeil sans rien comprendre au rôle, celle-ci trouve la comparaison-qui-tue : c’est Mathieu Ganio dansant Onéguine. Vas-y, top-là. On a cinq ans mais à côté des garçons avec leur bavoir*, on fait figure d’adultes.
* Exception faite de Joël.