La pluie humidifie la terre
Mardi 18 février
Le soleil et le prix du ticket de métro me poussent à rejoindre JoPrincesse à pieds : 3,9 km, les boutiques vieillottes de Malakoff, devantures qui ont l’aspect des vitrines bleuies des anciennes Maisons de la presse, hi-fi sans franchise mais avec empattements, le parc Brassens en diagonale, Notre-Dame-de-la-Saleté, hein ? de-la-Salette, Notre-Dame-de-la-Salette, et l’abbé Groult, comme Benoîte je pense, alors que c’est plutôt l’inverse, Benoîte Groult comme l’abbé.
Aujourd’hui je rencontre le fils de JoPrincesse — bébé dans son landau, ça ne compte presque pas. Aujourd’hui c’est un petit garçon qui marche à côté de la poussette prise au cas où, un petit garçon qui vous regarde avec ses deux billes noires et joue et cause et interrompt. J’y vais en connaissance de cause, sachant qu’on ne parlera pas beaucoup, qu’on le fera au-dessus de lui et dans les temps interstices, parce qu’on causera d’abord avec lui, 2 ans et demie.
Ravi d’avoir un nouveau public, le fils-de-JoPrincesse me ramène ses livres de la médiathèque, est-ce que je peux les lire, il lève les bras et les conserve levés devant moi, je ne comprends pas. Il faut monter sur les genoux pour lire, me traduit sa mère, alors maladroitement je soulève le petit homme qui pèse un poids pas si petit, et je lis le tracteur vert avec ses TUT-TUT de joie et ses TUUUT-TUUUT de tristesse, je m’applique, et après c’est le cirque, mais je ne sais pas comment lire le cirque, il n’y a pas de texte. Il faut décrire ce qu’on voit, me traduit JoPrincesse et son savoir de mère, alors on décrit, le chapiteau qui se monte, la lune et les étoiles, le chat qui pionce sur l’échafaudage, l’éléphant recouvert d’une couverture qu’on tire par la trompe, ça doit faire mal mais à la page suivante c’est un éléphant de Troie qui laisse entrer toutes la troupe, alors on décrit les acrobates à l’envers, le musicien qui fait semblant de jouer d’un instrument, et le chat toujours dans les parages, est-ce que tu trouves le chat ? un chat noir dans le noir, pas facile, cherche la truffe, tu vas voir, ou l’œil, l’œil du chat puis le croissant de lune qui devient l’œil d’un poisson géant, formation d’acrobates, tout le monde salue, le livre se referme, l’enfant saute de mes genoux trop hauts, met les mains par terre.
T’es prête, me lance en souriant mon amie qui sait bien que je ne veux pas d’enfant. Disons que je suis prête à être tata A. le temps d’une demie après-midi. Je ne sais pas comment on fait dans la durée, comment on fait pour ne pas devenir folle, et je ne veux pas savoir. Ou alors savoir sans éprouver, de ce savoir qui n’en est pas vraiment un : on sait que ça va être dur, mais on ne sait pas à quel point, tente d’expliquer JoPrincesse en marchant à pas menus dans le parc alors que le froid requerrait de grandes enjambées. Elle n’attend pas vraiment que je comprenne, et c’est comme cela qu’on se comprend et qu’on s’enrobe de tendresse, dans la compréhension mutuelle de cette incompréhension. Elle pousse la poussette ; une petite main est suspendue à la mienne. Elle poursuit : on devine pour l’attention, la logistique, mais ce que tout cet au-dehors fait au-dedans, non, la génération précédente ne le dit pas. Ma mère ne l’a jamais tu pourtant : « Avoir un enfant, c’est un esclavage consenti, » je me souviens l’entendre dire à une amie plus jeune que la question taraudait. Un esclavage consenti, mais un esclavage quand même.
On ne fait pas le tour de la question, seulement du parc puis du manège. On goûte sur un banc dans un rayon de soleil qu’on ne sent déjà plus ou pas encore. On observe l’enfant qui en observe un autre jouer avec son avion planeur. Regarder suffit à sa joie ; à la nôtre, c’est moins sûr. On essaye, et par moments pas, on discute en se défaussant quelques instants sur le papa qui cherchait une compagnie de parent. On se tait un peu plus en attendant que l’enfant ferme la barrière du square derrière des poussettes qui ne cessent d’arriver. Après vous, après celle-ci on y va. Il ne peut pas partir sans avoir refermé derrière lui, et ma princesse m’apprend ce qu’elle-même a appris, qu’il faut savoir perdre quelques instants pour en gagner, qu’éprouver l’im- de la patience vaut mieux que de la perdre.
Je repars avec des chaussettes pingouins dans le sac. Je me suis si bien extasiée sur la paire de l’enfant que ma princesse s’est souvenue en avoir reçue une pour adulte, qu’elle ne porte pas. Je repars enfant.
Mercredi 19 février
Le boyfriend reçoit une offre pour son appartement, qu’il souhaite vendre, mais la nouvelle ne provoque pas la joie escomptée. À la place, c’est la douche froide du réel à organiser, de la suite à inventer non plus dans le flou du conditionnel enthousiaste et indéterminé, mais avec les contraintes de prix, de mois, terrains, meubles, signatures. Abattement devant ce qu’il reste à abattre (pour lui), devant la fin annoncée de notre vie intermittente ici (pour moi). J’en développe une nostalgie anticipée pour les ferronneries des fenêtres, la vue sur le petit jardin, Krème et mes amies à un trajet de métro le temps des vacances.
À trois, à midi : s’esbaudir de la dentelle des nems et de la fraîcheur du bo-bun. À deux, toute l’après-midi : discuter avec Mum affalées sur le canapé du boyfriend. À deux, en soirée : un animé japonais Dance dance danseur (en franglais dans le texte).
Jeudi 20 février
Passer la matinée auprès du boyfriend rendormi à lire Julia Kerninon écrire sur la lecture. Un exemple de bonheur.
Vendredi 21 février
Ma nouvelle barre au sol est prête à la mi-journée ; après une pause, j’enchaîne sur le cours préparatoires pour les plus petits. La création de cours me prend moins de temps qu’en début d’année, mais devient laborieuse au fil des heures. Peu à peu, la joie de chercher se perd derrière le devoir continuer, finir, et sans cesse se reprendre dans ses atermoiements à fixer, et s’y remettre parce qu’on a décroché.
Puis le dîner est imminent et le boyfriend vigilant : Il faut que tu décroches maintenant. Sans m’apercevoir de l’ironie, nous regardons la fin de l’animé Dance dance danseur — le scénario, bon, mais le rendu des gestes, impeccable. C’est rare.

Samedi 22 février
Tout m’agace et m’ennuie et conspire à me nuire, le boyfriend a bien capté le mood vener. Pour rien, absolument rien. Rien ne me contente. Comment en est-on venu là ? Le boyfriend est sur son fauteuil d’ordinateur, moi sur ses genoux — mais pas à califourchon car nous avons cassé l’ancien fauteuil ainsi — et sans fil ni aiguille, il est question de la vacuité de toutes choses si on les confronte à notre fin, de la paix qu’il y a à faire avec ça. La vie l’y a forcé lui mais pas moi, privilégiée d’ignorer le privilège que c’est de vieillir. J’aime bien dans mes cheveux les nouveaux fils argents que les autres trouvent blancs, je ne sais pas ce qu’est vieillir. On a déjà commencé pourtant, mais on a le temps encore, on a le temps, aura-t-on le temps ? Le temps de quoi, il me fait préciser. L’écriture, écrire et publier des livres, un livre au moins, je crois que c’est ce qui me taraude, c’est là que l’inaccompli se concentre maintenant que j’ai trouvé un moyen de remettre la danse au centre de ma vie professionnelle. Mais sur le moment, c’est perdu dans un flot d’autres choses qui me semble infini et pourtant tourne court à l’énumération : apprendre à jouer du violoncelle, à parler plusieurs langues, et encore plein d’autres choses que j’ignore, je veux le temps de tout. On n’aura jamais le temps de tout faire, absolument tout ce que l’on veut, aucune vie n’y suffirait. Ça angoisse tout le monde, évidemment, mais de là à devoir résister aux pleurs… Il y a quelque chose à voir avec la psy probablement, pour que l’anxiété n’empêche pas le plaisir, parce que c’est le but de la vie, d’être heureux, non ? c’est comme ça qu’il le voit en tous cas, prendre du plaisir à ce que l’on aime faire, sans s’obnubiler de réalisations qui l’engloutissent sur le chemin. Ce que je suis je le suis déjà et à qui je veux prouver qui je suis, il demande, je pointe l’index vers moi parce que ma voix tremble trop, prouver qui tu es à toi-même tu as conscience de l’absurde ma chérie… Son rire me déclenche une moue d’enfant vexé qui sait bien mais, me remet à flot dans les larmes qui se tarissent. Tout va bien, je le sais, il sait que je le sais, me le rappelle, m’apaise. Cet homme m’aime, il veut vieillir avec moi.
La brume printanière s’attarde au petit matin
Dimanche 23 février
La panique se pointe à la perspective du départ. J’anticipe, c’est le propre de l’angoisse. Un plaquage par câlin, voilà ce qu’il me faut. L’un contre l’autre, allongés tout habillés sur le lit. Ses mains s’attardent sur mes cervicales, sentent, savent. Remontent, avec l’émotion, et s’arrêtent sur mon crâne en attendant le déferlement des sanglots qui viennent de nulle part et me secouent tandis que lui ne bouge pas, maintient cette prise qui me donne une sensation d’absolue sécurité, la sensation que rien ne peut arriver et c’est précisément pour ça que ça arrive, que les sanglots déferlent, me fatiguent et m’apaisent. J’en avais besoin, il me dit, il fallait que ça sorte. Je me demande toujours comment il fait ça, lui me dit qu’il ne fait rien, il me tient la tête, c’est tout, me soulage de mon poids — de moi-même. Un abandon moins glamour mais plus complet encore que l’abandon amoureux.
Mon retard imminent coupe court à la crise d’anxiété. Je me hâte pour une promenade impromptue avec Melendili, aujourd’hui complice nullipare avec qui nous parlons de ces parents qui ne sont pas les nôtres, mais nos pairs, amis, collègues, connaissances. Souvent, tu comprends, on ne peut pas comprendre, nous, parce qu’on n’a pas d’enfants. C’est vrai, on ne peut pas, pas vraiment. Mais eux non plus. Ils ne peuvent plus vraiment comprendre, ce qu’est la vie sans enfants quand les autres en ont, quand la trentenaire est bien entamée et que la quarantaine se profile. Ils n’ont pas eu de vie sans enfant à cette période-là de l’existence, qui implique d’autres embranchements, d’autres interrogations : par exemple, c’est quoi vieillir dans un modèle autre, dans une absence de modèle ? Moi encore, je rentre dans celui du couple ; je me suis arrêtée à la première marche de l’escalator social, avant l’achat immobilier, le mariage, les enfants, mais je suis montée dessus, sur cet escalator pour beaucoup rassurant. Melendili évolue en dehors de ça, et se demande : comment fait-on pour que tout le monde ne vous renvoie pas à une absence — sans mari, sans enfant ? Comment peut-on être sûr que ce ne sont pas les autres qui ont raison ; est-ce qu’on ne passerait pas à côté de quelque chose ? Évidemment, il n’y a ni raison ni tort, seulement ce qui nous convient le mieux ou le moins mal, et je mesure ma chance d’avoir mon refus viscéral comme certitude : non, je ne veux pas d’enfant. J’ai des angoisses, mais pas de doute sur mon choix de ne pas. (Je soupçonne que les parents n’y couperont pas, à ces angoisses, qu’elles leur retomberont dessus sitôt le maelström de la parentalité éloigné, au plus tard quand les enfants partiront de la maison.)
On discute de ça assises par terre sur l’escalier d’un parc parisien, avant d’aller goûter d’un gros cookie. La discussion n’est peut-être pas enjouée, mais elle est vraie dans ses élans de tristesse et ça me coupe la chouine. Je trouve moins dur de partir ensuite, même si ça me semble irréel d’être dans la même journée à Roubaix.
Lundi 24 février
Je m’active pour préparer la semaine, donne mon premier cours fébrile, parle trop vite. Je décharge la nervosité en donnant le cours sur pointes : outre que ça me les fait bosser un peu, je préserve mes sneakers aux semelles déjà bien décollées, la démonstration des exercices s’en trouve facilitée et je peux jauger en temps réel de la fatigue des pieds. (Et des courbatures le lendemain — ouh les ischio-jambiers).
Mardi 25 février
Roubaix, Lille, Roubaix, Lambersart, Roubaix. La journée enchaîne : réunion, cours particulier, kiné, cours en soirée.
La jeune fille qui arrive du collège pour son cours particulier me paraît plus petite fille que dans mon souvenir. En chignon à la barre, elle regagne la maturité que je lui avais associée ; son travail intelligent sans cesse interroge la justesse du mouvement.
Veut-elle travailler quelque chose en particulier, sa variation d’examen par exemple, ou refaire un cours technique comme la dernière fois ? Comme la dernière fois, elle avait adoré. Elle y met tant d’ardeur que c’est parfois trop. Dans les ronds de jambe, elle veut tellement brosser le passage en première que cela en devient laborieux, le pied accroche, les hanches ne restent pas au même niveau. Je lui demande de les refaire comme si elle avait la flemme, elle s’exécute, je dis voilà, elle attend la suite, l’explication de ce détour pédagogique et s’étonne d’apprendre qu’il n’y a rien de plus à mettre en œuvre, que ses ronds de jambe sont très bien ainsi, dans cette légèreté, cette facilité. Il est si dur d’incorporer de nouveaux chemins musculaires et de se défaire de ses mauvaises habitudes qu’on oublie souvent que le mouvement juste implique à terme une certaine facilité — par tout notre travail, on l’a facilité.
Même chose pour sa pointe de pied : elle met tant d’ardeur à pointer les pieds qu’elle recroqueville ses orteils. Des bosses au travers de la demi-pointe me mettent la puce à l’oreille, je lui demande de les ôter pour vérifier et c’est bien ça, elle crochète les orteils au lieu de les allonger. J’explique en oubliant tout mon vocabulaire anatomique et en montrant sur mes propres pieds que la flexion principale se situe à ce niveau (entre les métatarses et les phalanges) ; les articulations là (entre les phalanges), on les laisse aussi tranquilles que possible. Elle est sidérée qu’il lui faille relâcher la tension et pointer moins pour pointer mieux. Je suis sidérée de mon côté qu’elle soit parvenue à ce niveau avancé sans avoir été corrigée ; il faudra que je pense à faire de temps en temps la barre en chaussettes voire pieds nus quand il fera chaud dans les studios. Le corollaire en chaîne fermée est d’apprendre à pousser sur les orteils pour repousser le sol sans les recroqueviller.
Un cours particulier n’implique pas du tout la même attention qu’un cours collectif : l’attention n’y est pas partagée, tout entière absorbée par une seule personne et son organisation posturale. Sans autre élève à la barre, je peux passer devant et derrière elle, comprendre comment elle déplace son poids du corps, place ses hanches ou ses omoplates. Tu te sens scrutée, peut-être ? je plaisante pour mettre à distance mes airs de mauvais détective. Pas du tout, ironise-t-elle en suspect imperturbable. Nous rions ensemble. Je finis par comprendre pourquoi elle a systématiquement un bras plus haut / loin que l’autre : ce n’est pas l’omoplate comme je l’ai d’abord pensé (même s’il y a quelque chose que je ne cerne pas à ajuster à ce niveau-là), mais son coude gauche qu’elle plie moins que le droit (ou vice-versa je ne sais déjà plus). C’est si évident une fois qu’on l’a remarqué qu’on se sent bête l’une comme l’autre de ne pas l’avoir vu avant. Reste que ce défaut est si bien incorporé qu’elle se sent de guingois quand elle est bien placée et doit s’observer dans le miroir pour associer cette nouvelle sensation étrange à ce qu’elle voit, qui ne correspond pas du tout à ce qu’elle projette.
Tout d’un coup, nous avons débordé de vingt bonnes minutes, j’ai kiné dans dix minutes et nous nous rhabillons à la hâte de chaque côté de la cloison. Elle repart en récapitulant sa check-list : plier davantage le coude, allonger les orteils sans les crisper, pousser dessus et penser tout le temps à la rotation de la cuisse en-dehors. Nous avions déjà noté ce dernier point lors de notre premier cours ensemble, mais c’est devenu flagrant cette fois-ci : à chaque fois qu’il y a une hanche plus basse que l’autre, un genou qui plie dans les ronds de jambe, une perte d’équilibre ou d’en-dehors en arabesque, c’est parce que la rotation de la jambe de terre a été perdue. Ce n’est que le deuxième cours particulier que je donne, mais j’ai l’impression qu’ils nous font progresser elle comme moi dans notre compréhension.
Les séances de kiné ne me servent pas à grand-chose, j’ai l’impression. Je découvre tout de même une manière d’étirer le quadriceps sans plier le genou, en posant le pied de dos sur une chaise ou une table (l’équilibre fait travailler en contraction le quadriceps de la jambe de terre, double effet kiss cool).
Influencée par le cours particulier, je mets l’accent en barre à terre sur le rôle des orteils dans les relevés. Avec des élastiques passés autour du pied, j’essaye de leur faire sentir la légère crispation au niveau de la voûte plantaire qui doit devenir assez résistante pour faire levier sous l’action des orteils et nous « catapulter » en relevé sans crisper les mollets. Ça bouscule tant et si bien leurs schémas qu’elles en parlent aux filles du cours technique ensuite et, rebelotte, atelier découverte. Toutes ne trouvent pas la sensation avec la même acuité, mais pour l’une, c’est à la fois inédit et marqué : je faisais avec les mollets depuis vingt ans, s’exclame-t-elle incrédule. Et moi donc. Il me faut du baume du Tigre et une balle de tennis en rentrant.
Playlist Minkus et descente des ombres en guise d’adage : je déroule mon cours inspiré de La Bayadère. Pour la diagonale, j’emprunte à Nikiya quelques-uns des pas qu’elle fait avec son panier, notamment les petits sauts arabesque en reculant, très pratiques pour rallonger la diagonale à l’envie dans un espace réduit. Découvrant cette diagonale qui n’en finit pas, tout le monde part en fou rire. C’est à ce moment-là que la directrice passe la tête par la porte : Je viens voir, il paraît que tu es folle. Je crois que je ris trop pour répondre.
Mercredi 26 février
Un seul petit être agaçant vous manque, et tout est apaisé. C’est moins vrai l’après-midi : de retour de vacances, les enfants sont en forme — manière pudique de dire qu’ils me vident de mon énergie. Une camarade de la promo suivante remplace la prof qui prend le studio après moi : alors que j’arrive à saturation des gamines dissipées dans tous les sens, elle me trouve épanouie. Après tout, on a sauté au-dessus des tapis de sol pour travailler les grands jetés et j’ai souri devant le corps de ballet anarchique des petites qui au bout de cinq minutes ne s’étaient toujours pas lassées de faire la chenille version Lac des cygnes. L’épanouissement est pourtant à deux doigts de tomber à l’eau à cause de la pluie et de mon genou douloureux.
Chez moi à la lisière du retard, dans le métro bruyant, à l’arrêt de bus m’avisant soudain que mes playlists ne sont pas dans l’ordre, je remarque cette nouvelle constante : une forme de tranquillité demeure, la respiration profonde, cage thoracique vaste et vide. Les coups de stress surviennent, mais ne m’altèrent pas en profondeur ; une partie de moi remarque que l’autre écume en surface. Je reste calme sous le stress. Ne colimaçonne pas dans l’angoisse. Le boyfriend m’a démaraboutée le crâne de ses mains.
Jeudi 27 février
Cours de stretching postural : l’engagement conjoint des adducteurs et des fessiers dans un relevé pris à partir d’un dégagé me donne l’impression d’avoir une assise, comme sur un tire-fesse. Je fais part de cette découverte étonnante à la prof qui dégaine sa main pour que je la lui serre, félicitations, vous avez compris.
Tout du long du cours m’anime la joie de faire quelque chose pour moi, joie d’un cours que je ne donne pas (le bonheur insu des élèves de se laisser porter). Puis quelque part vers la fin, les muscles fatigués, la tête en bas, les fesses en l’air : une tristesse venue de nulle part, c’est-à-dire de l’intérieur de mon corps, des hormones. En bas des escalier, au moment de nous séparer, je détrompe mon interlocutrice : en dehors de la sociabilité des cours, je ne vois personne sur Lille, toutes mes amies sont en région parisienne (ou encore plus loin). Le dire déclenche une nouvelle vague, qui refluera un peu plus tard et sera confirmée le lendemain : SPM, je conchie ton nom.
L’herbe se met à pousser, les arbres bourgeonnent
Vendredi 28 février
Je prends mon temps et mon petit-déjeuner, la peine de choisir un autre thé que l’habituel dans la réserve d’échantillons oubliés en pagaille (amande, écorce d’orange), du miel et finalement du pecorino pepato avec la baguette qui a cramé dans le grille-pain caractériel (je pense en racheter un pour ma sérénité bien qu’il soit encore techniquement fonctionnel — quand on le garde à l’œil, le doigt appuyé sur la gâchette cassée).
Rien n’entame cette sérénité nouvelle, souterraine. J’observe depuis cette retraite l’agacement et les contrariétés rester en surface. Le cramé gratté pulvérise sa poussière noircie, mal contenue dans la grotte du sac en papier qui contenait la baguette ; j’essuie le couteau sur ma serviette et poursuis mon petit-déjeuner. Ce n’est pas que je me retiens de râler, la râlerie ne vient pas. / L’interphone de l’immeuble est encore coincé, j’entends son sifflement depuis l’entrée ; il faudra que je renvoie le mail que j’avais écris pour signaler le problème et dont personne n’a accusé réception. La litanie des choses-à-faire ne me déclenche ni angoisse ni abattement, mon cerveau ne se met pas à me réciter tous les items procrastinés ou futurs de ma to-do list. / En soulevant la coquille de l’œuf cassé au retour des courses, il se répand dans la boîte ; je me demande seulement si je peux l’utiliser derechef pour ma recette, si le contact avec le papier moulé n’est pas rédhibitoire. Après avoir scruté le blanc-pas-encore-blanc et repéré des poussières dedans, je jette l’œuf avec la moitié de la boîte souillée, sauvant le couvercle arraché pour le recyclage. Je ne spirale pas dans le conditionnel passé du gâchis. / À la place, j’ai de la place, de l’espace mental et lumineux. Tout ce volume qu’occupait l’anxiété. Qu’elle ait été là ne me désole pas. Je constate et sa disparition et son emprise avec étonnement, ah oui, c’est vrai. Et ça passe. Comme les autres pensées, sans goulet d’étranglement. L’étrangeté.
À midi dépassé d’une heure, j’entre en cuisine et une heure plus tard, je mange des beignets de poireaux au-dessus de la poêle où finissent de cuire leurs semblables. Je ne sais pas si c’est la pointe de cannelle, mais ils ressemblent davantage à des pancakes qu’à des beignets (avec de la levure, comme les Happy happy pancakes d’OwiOwi). Le bien que cela fait de manger quelque chose que l’on n’avait encore jamais mangé — qu’enfin, à nouveau, une saveur nouvelle puisse surgir d’ingrédients séparément rabâchés. Le soleil arrive, inonde le bord du salon.

Plus tard, c’est une bonne cueillette à la médiathèque puis le spectacle du Junior Ballet du conservatoire, une soirée riche aussi bien en terme d’éclectisme que d’interprétation. Les étreintes et les mains pleines d’hésitation et de désir me happent dans le pas deux de Roméo et Juliette, pleinement incarné (et la chaise écartée jusqu’à la coulisse dans un déraprement contrôlé parfait de véhémence !). Je me retiens de bouger sur ma chaise quand les girls de Chigaco me donnent envie d’épaulements marqués, souris aux oreillers jetés par terre un peu plus tard, m’étonne brièvement d’un pas de deux entre les garçons pourtant évident à sa manière de sonner juste, et respire avec tout le groupe qui ne se cale plus qu’à ça, les respirations, lorsqu’il danse sans musique, dans le bruit des pieds qui martèlent et des inspirations-expirations qui scandent, donnent les départs et les suspensions. Ce n’est pas un gala de fin ou même de milieu d’année, c’est un vrai spectacle, avec de fortes personnalités, des présences marquées (même si assez rarement souriantes à mon étonnement).
À la sortie, je croise des élèves, collègues, professeurs, anciens formateurs — fonctions non exclusives — et je m’emmêle dans mes casquettes, suis-je ancienne élève, nouvelle collègue ? Est-ce intrusif d’aller saluer telle personne ou, au contraire, un manquement impoli que de ne pas le faire ? J’essaye de deviner ma place dans les ilots debout qui se forment et se déforment ; je passe après un collègue de longue date évidemment, mais à ma surprise, avant un ancien élève perdu de vue, à la vue duquel on s’exclame pourtant. Dans le doute, je piétine et souris silencieuse, traîne puis m’échappe. Cette forme de sociabilité m’insécurise, je n’y suis décidément pas à mon aise.
Samedi 1er mars
Après-midi complète de répétition pour le spectacle du lendemain. Je n’ai qu’un seul groupe qui danse, mais c’est déjà bien assez pour une première fois : l’impression de chaos est totale. Je me retrouve à échauffer n’importe comment une masse d’élèves comme si j’étais le gourou d’une flash mob, couds et recouds de fil blanc des bretelles et des lignes de paillettes qui craquent à chaque enfilage de costume, suis assaillie de questions auxquelles je n’ai souvent pas de réponses, manque de chocolat (bénie soit la prof qui me nourrit d’un Mars), oublie de boire des heures durant, navigue dans le théâtre à la recherche de telle ou telle personne, telle ou telle information, demande aux élèves de se remettre en place pour revoir tel ou tel passage, le moment où vous arrivez en deux groupes après les diagonales mais si avant de retrouver face à face, s’il vous plaît les trois lignes, il y a un trou là, où est-elle ?
Régler la transition avec le groupe d’avant nous mange une bonne partie de notre temps de plateau et je panique, je n’y arrive pas, je ne sais pas placer, je n’arrive pas à visualiser le milieu qui n’est pas au milieu avec les instruments à jardin, d’ailleurs on n’a plus de lumière, pourrait-on avoir de la lumière, j’en oublie de prendre du recul, littéralement, j’oublie que pour placer il faut monter dans les gradins, quand j’y monte enfin nous n’avons plus de temps, je n’ai plus de sang-froid, ne réalise même pas que les élèves sont trop à jardin, je fais n’importe quoi, c’est sûr que ça va se voir et qu’on va me le reprocher, mon imposture démasquée, elle ne sait pas ce qu’elle fait là, ne sait pas diriger les élèves. Et de retour en coulisses, ce sont les élèves qui me rassurent, un monde à l’envers, ne vous inquiétez pas, ça va bien se passer, Madame. Si ça pouvait déjà être passé.
Au filage, c’est catastrophique, les grands débordent leur temps, mes élèves hésitent, rentrent sur scène, en coulisses, sur scène en zigzagant, le porté décale tout, les enfants courent après la musique en ne voulant omettre aucun geste de la chorégraphie et quand ils parviennent à se recaler (ils ont une bonne oreille), les placements sont chaotiques, tassés d’un côté, éparpillés de l’autre, deux élèves grillent la priorité au groupe entrant, je me recroqueville davantage dans mon fauteuil. Dans le noir derrière moi, j’entends des voix jeunes qui se demandent ce qu’il se passe, puisqu’il est évident que cela ne se passe pas comme prévu, puis qui décident quand même qu’elles dansent mieux que les HA, c’est déjà ça, tout n’est pas perdu. Une ou deux autres classes finissent de danser en silence, je me demande si c’est prévu ou si le timing là aussi a débordé, il a débordé, cette anarchie partagée me rassure, je ne suis pas la seule à me faire déborder. On ne sait pas si les danseurs ont tardé ou les musiciens se sont hâtés, on sait juste la double difficulté d’avoir de la musique live jouée par des élèves et dansée par des élèves, aucun n’ayant l’expérience pour rattraper l’inexpérience de l’autre. Quand le filage se termine à près de 19h, on a dix minutes de retard sur le planning, on verra ça demain.
J’ai trop faim, trop besoin de mordre dans quelque chose pour attendre d’être rentrée ; je fais un crochet au Leclerc repéré sur la route, achète une salade de lentilles à la fourme d’Ambert (l’originalité me ravit, ravie d’échapper à un énième taboulé) et des élastiques à cheveux qui forment sur leur carton un dégradé blond, châtain clair, châtain foncé (exit les chouchous épais multicolores). Près de la sortie, des pompiers sont agenouillés autour d’un homme allongé, des petites flaques de sang autour de la tête. Ne regardez pas, intiment deux hommes à trois femmes voilées un peu plus loin, il y a plein de sang, vous allez vomir. Mes tripes sont restées à leur place, j’ai rejoint le métro sans m’attarder et commencé à manger sitôt assise. Je corrige, j’ai passé une très bonne journée.
Dimanche 2 mars
Grand beau soleil jusqu’au théâtre, puis le ventre noir de la salle. La répétition générale se passe bien mieux : les grands finissent à temps, l’entrée se déroule sans heurt. Les lignes sont un peu tassées à jardin, mais personne ne grille la priorité à personne, les élèves sont à peu près ensemble, je respire à nouveau. Je peux regarder le spectacle une seconde fois, pour la première détendue. Ça plaisante dans la rangée des profs, la prof de contemporain se verrait bien avec beaucoup de plumes et surtout de paillettes, un diadème au moins, il y aurait aussi un tigre et un dinosaure, je demande lequel : un T-rex, avec de petits bras et une grande gueule, c’est tout moi. Je ris, il faut me trouver quelque chose aussi, alors je deviens un poussin, un poussin jaune ébouriffé. Tiens, c’est vrai, je pourrais me coiffer. Je me fais plutôt laquer les mains en coulisses pour éviter les yeux qui piquent et les mèches qui rebiquent. Quelques travaux d’aiguille encore, un costume à détacher sous l’eau, la chasse aux bijoux qu’on aurait oublié de retirer, j’ai du chocolat cette fois.
Puis le spectacle passe, trop vite comme à chaque fois, et pourtant pour la première fois, c’est long aussi, debout en coulisses. J’entends les applaudissements mais ne ressens pas la présence du public, ni la frontière magique au ras des pendrions. Une fois que tout est passé, que je ne crains plus rien, je deviens fières d’elles, de leur engagement dans le mouvement, de leur adaptabilité — c’est le terme qu’on utilise pour ironiser quand il faut faire sans les moyens du bord, mais c’est ici sans ironie : les ajustements de dernière minute, c’est toujours éprouvant, mais quand on a dix ans…
Plusieurs élèves sont déçues voire carrément contrariées que les professeurs n’aient pas été appelés sur scène pour saluer à la fin (on s’en est tenu aux trois coordinateurs pour éviter l’armée de profs de danse et les profs de musique) : on voulait vous applaudir, nous… avec tout le travail que vous avez fait… c’est vous qui avez fait la chorégraphie… Le texte sous-jacent vaut tous les applaudissements : elles sont donc heureuses et fières de leur passage ! Ça promet pour le spectacle de fin d’année, conclut une élève en rangeant ses affaires. Je suis rappelée à l’humilité et amusée de ce que les tenues jouent une si grande part dans leur plaisir. J’ai malgré moi choisi des costumes trop beaux, qui ont suscité l’envie des groupes habillés moins kitsch. Les tuniques roses et mauves avec voile taille Empire font donc rêver les 10-14 ans, je note.
Une fois les élèves partis, l’opération rangement débute. Je sauve de la poubelle une quantité non négligeable d’élastiques, pinces et filets qui, s’ils ne sont pas réclamés, constitueront mon stock de secours pour les prochains spectacles. On charge les voitures de ceux qui vont se coltiner les lessives et le professeur-ex-formateur qui avait encouragé mes élèves lors d’une répétition au conservatoire m’offre de me raccompagner au métro. Poursuivant son rôle de formateur, il se dit fier de mon travail : j’ai mis les élèves en valeur sans les mettre en danger. Je suis touchée, profondément rassurée aussi. J’aperçois enfin le ciel encore pur, le rose qui lui monte au jour finissant. On est dimanche soir, le week-end peut commencer, serein.
Lundi 3 mars
Lecture au soleil sur le rebord de la fenêtre puis sur un banc au parc Barbieux. Première odeur du printemps : des boules vertes qui s’ouvrent en clochette comme du muguet.
Je me sens presque en permanence comme si j’avais marché trente minutes dans un parc ou fait cinq minutes de respiration en cohérence cardiaque : j’observe, incrédule, la disparition continuée de l’anxiété. Cela n’empêche pas les coups de stress ou d’énervement, mais ça ne se met pas à spiraler à partir de là. Je touche du bois, tête de bois, table en bois ou en contreplaqué.
Mardi 4 mars
Je dors bien, prends le soleil à domicile, sur la terrasse, sur le canapé. Je m’économise à ne pas sortir, à somnoler plutôt sur le rebord de la fenêtre et pourtant un coup de barre me surprend comme rarement une demie-heure avant la fin du dernier cours.
Une mère-élève me ramène au métro en voiture. J’apprends qu’elle exerce deux mi-temps, l’un comme technicienne en métrologie (la personne qui règle les instruments de mesure), l’autre comme prothésiste ongulaire (j’ai un moment de doute, mais il s’agit bien d’une esthéticienne spécialisée dans les manucures). J’adore, sans savoir quoi exactement : découvrir un métier dont je n’avais encore jamais entendu parler, comprendre que les faux ongles sont linguistiquement considérés comme des prothèses, constater qu’on peut faire coexister professionnellement deux passions ou encore, coup d’œil au volant, qu’on peut être prothésiste ongulaire sans avoir les ongles faits (je m’étonne alors que j’ai toujours les cheveux en bataille et jamais en chignon pour donner cours).