Résumé (si, si, j’ai plus de notes que ça) de la conférence de Sonia Schoonejeans au théâtre des Abbesses
Les conférences de Sonia Schoonejeans sont toujours aussi conviviales et érudites. Celle-ci a peut-être été un peu plus dur à suivre – la faute à la rentrée (cela fait longtemps que je ne suis pas restée assise deux heures pour écouter quelqu’un parler) ou à la moindre fluidité de la conférencières, qui ne cesse d’ouvrir des parenthèses dans le sujet (c’est délicieux) et dans ses phrases (ça l’est moins à l’oral). Il faut dire que les idées se tiennent et s’emmêlent, en cohérence avec les relations qu’entretiennent danse et musique.
La conférence s’articule autour de la soumission ou au contraire de la prééminence, pouvant aller jusqu’à l’indépendance, d’un art par rapport à l’autre. Le tandem danseur-musique est donc écarté au profit de la collaboration entre compositeur et chorégraphe, dont quelques couples illustrent à chaque fois un mode d’association différent.
Maître à danser et maître de musique, 2 en 1
À l’époque baroque, danse et musique sont à égalité et le maître à danser est souvent, sinon compositeur, du moins musicien – souvent violoniste, pour accompagner les cours. Ainsi, si Lully compose la musique du Bourgeois gentilhomme, c’est Beauchamps, le maître à danser qui a codifié les positions de la danse classique, qui s’occupe de celle des Fâcheux. La tradition du maître de ballet musicien perdure jusqu’au XIXe siècle : Arthur Saint Léon, le créateur de Coppélia, est aussi violoniste. Cette paisible égalité entre danse et musique est mise à mal par l’essor de l’opéra, qui affirme la supériorité de la musique sur la danse, qui n’a plus voix au chapitre et sera au mieux admise comme divertissement (la présence d’une danseuse dans Capriccio n’est peut-être rien de moins qu’historique). Il n’existe en effet pas des soirées dédiées à la danse jusqu’à la fin du XIXe siècle en Russie et du début du XXe en France. Même Giselle et ses consoeurs ailées étaient donnés dans un cadre plus large : de la musique avant toute chose !
Petipa et Tchaïkovsky, la contrainte sublimée
L’apparition de programmes axés uniquement sur la danse correspond en Russie aux ballets de Petipa et Tchaïkovsky. Avec ce compositeur rattaché au théâtre, qui compose aussi bien pour l’art lyrique que chorégraphique, la danse n’a plus à faire à un de ces compositeurs de second rang dont elle devait se contenter. Pourtant, même avec quelqu’un de ce calibre, le modus operandi ne change pas : le maître de ballet donne des indications très précises (découpage, présence d’adage… jusqu’au nombre exact de mesures) auquel le compositeur doit se conformer. Alors que cela peut apparaître comme une subordination (d’où les compositeurs de second ordre, je suppose – le musique pour la danse est considérée comme un genre mineur), cela ne dérange pas Tchaïkovsky, pour qui ces indications sont à la musique ce que les contraintes sont à la littérature de l’Oulipo.
Tchaïkovsky à Nikolayev, le 2 juin 1891
« The procedure for creating ballet music is the following. A subject is selected. The libretto is then worked out by the Administration of the Theatre, according to their financial means. The choreographer then works out a detailed project of scenes and dances, and indicates as well, not only the exact rhythm and character of the music but even the number of bars. Only then can composer begin writing the music… »
D’autres extraits (parfois croustillants) ici.
Balanchine et Stravinsky, la synesthésie
On connaît bien la formule de Balanchine selon laquelle il faut voir la musique et écouter la danse, mais en qualité d’estomac sur pattes, je préfère cette nouvelle-ci, plus prosaïque et rigolote : « La musique doit se mêler à la danse comme le lait dans le café. » Le chorégraphe, qui joue du piano et se serait bien vu violoniste soliste, partage avec Stravinsky plus qu’un passé d’émigré. Ils sont tous deux passés par les Ballets russes et leur collaboration telle que nous la montre une vidéo, avait l’air pleine d’esprit et d’humour – lorsqu’il est question de créer une danse pour des éléphants (sic), Stravinsky demande à Balanchine : « Et ils sont jeunes, ces éléphants ? » (Éléphant Paname aurait-il quelque chose à voir avec cet épisode ?)
[La vidéo, quasi-incompréhensible car les deux compères parlent en anglais la bouche pleine, n’a eu l’air de poser au public… pas plus que les extraits en italiens non sous-titrés… Ce que Palpatine avait remarqué lors de 1980 se confirme, le public du théâtre de la Ville est vraiment à part.]
Apollon Musagète, d’abord créé par Stravinsky pour un festival, marque un tournant pour Balanchine, qui ose ne pas »tout utiliser » (costumes, décors…). Suivront Orpheus, Agon ou encore Violon concerto. Pour Balanchine, la difficulté est de ne pas chorégraphier en contradiction avec la musique ; il est attentif au moindre accent et, contrairement à l’usage qui veut que les chefs adaptent le tempo pour donner un peu plus de confort aux étoiles et leur permettre de resplendir un peu plus, il fait danser au rythme voulu par compositeur – d’où des variations d’une rapidité phénoménale, totalement inhabituelle.
Merce Cunningham et John Cage, autonomie et coïncidence
Cunningham voulait se dégager de l’emprise musicale et rendre la danse indépendante de ce support, qui n’est pas d’abord le sien (le corps du danseur). La musique continue d’exister dans le temps de la danse mais y reste extérieure : les deux arts, totalement autonomes, sont juxtaposés sans lien autre que la durée de la pièce. Il ne s’agit pas de renoncer au sens que produit la rencontre de la danse et de la musique, mais à une forme de production intentionnelle.
Le recours de Cunningham au hasard vient peut-être de là, de la nécessité de trouver une autre structure. En l’absence du cadre fourni par la musique, il faut inventer de nouveaux repères et rapports (rapports entre les danseurs et rapport à l’espace). À la contrainte musicale se substitue la contrainte du corps lui-même ; elle n’est plus extérieure au mouvement, c’est le mouvement même, qui explore ses limites en passant d’une position à une autre. Même sans parler de l’influence de Duchamp ou du bouddhisme zen (pas de jugement de valeur, pas de hiérarchie, pas de chronologie…), la logique du chorégraphe semble plus claire tout d’un coup, non ?
Bon, en toute honnêteté, le résultat ne m’enthousiasme pas plus qu’avant pour autant. Chorégraphie sous l’eau avec un gong aux ondes waterproof, pièce déterminée uniquement par un processus aléatoire, cartes ou dés, performance où la musique est improvisée avec les moyens du bord, barreaux métalliques des sièges ou cartons, les expérimentations de Cunningham et de Cage m’apparaissent comme un passage obligé pour déboucher vers d’autres pratiques de la danse, un moment historique fécond du point du vue intellectuel, mais ne m’intéressent pas franchement en elles-mêmes. Et visiblement, à l’Opéra, on n’était pas plus emballés que ça à l’époque : il a fallu verser un deuxième salaire aux musiciens pour qu’ils acceptent de « jouer » sur des cartons, sous la direction simultanée de trois chefs d’orchestre, et un danseur affirme que « l’important est que l’on puisse travailler comme le souhaite le chorégraphe et que le public y trouve son… bonheur est un bien grand mot, mais… » (le début de la citation est approximative, mais pas la fin). Ah, ce franc-parler qu’autorise l’ignorance de l’histoire à venir, qu’il est bon à entendre !
Silence, on danse !
La proclamation d’indépendance de la danse l’a parfois conduite au silence. Ce rejet radical de la musique se rencontre à des époques où on remet tout en question, et tout d’abord au XXe siècle autour de Laban. Les recherches se transforment en spectacle, par exemple un solo de Mary Wigman, qui partage avec Laban l’idée de l’autonomie rythmique corporelle : dans le silence, le déroulé du geste dépend uniquement des ressources organiques du corps, « murmure du sang » et respiration.
Le second temps fort (mais toujours silencieux) est celui de la Judson, accompagné d’une forte contestation politique (dans les années 1960, peut-il en être autrement ?). La suite ressemble à du name dropping car cela ne m’évoque rien, même si, grâce à ma lecture de Philippe Noisette dans l’après-midi, j’ai su les orthographier : Yvonne Rainer, qui veut un geste sans accent, sans relief, où le style disparaisse (cela me fait penser au Monologue shakespearien de Vincent Delerm : « Pas de décor pas de costume c’était une putain d’idée / Aucune intonation et aucun déplacement / On s’est dit pourquoi pas aucun public finalement » ) ; Serge Paxton et sa technique de contact-improvisation, ou encore Trisha Brown (là, non seulement je connais, mais j’adore) dans Glacial Decoy. Et le numéro complémentaire : Lucinda Childs, artiste minimaliste qui chorégraphie sur la musique répétitive de Philip Glass, autre façon de se heurter au temps.
En avant la musique !
Aujourd’hui, on trouve de tout : des bruitages réalisés par des corps qui servent de caisses de résonnance, selon la technique du patting, des chorégraphies sur des textes, dont le rythme est supposé assez fort pour se substituer à la musique (Preljocaj sur un texte de Mauvigner ou Genet), des partitions classiques revisitées avec distance (Bach dans Wolf d’Alain Platel) ou au contraire étudiées avec soin (Anne Teresa de Keersmaeker dans Cesena – ou Drei Abschied, l’histoire d’une musique qui résiste à la chorégraphie), des ambiances sonores (1980 de Pina Bausch)… des morceaux déjà existants, créés pour l’occasion ou récupérés, bricolés ou plaqués a posteriori sur la danse. Ainsi, c’est un pur hasard de timing si Le Jeune Homme et la mort est dansé sur du Bach, Cocteau pratiquant la « synchronisation accidentelle » : trouvant toujours une musique adéquate pour les images qu’il avait filmées, le cinéaste appliqua la même chose à la danse (comme Cunningham, sauf que c’est adéquat).
Kader Belarbi et Philippe Hersant, cerise sur le gâteau
Je ne rattachais à rien le compositeur venu là pour témoigner de son expérience, lorsque le sésame est prononcé : Wuthering Heights (en anglais dans le texte à la reprise, parce que le traducteur français commençait à réclamer son dû).
[Instant de pâmoison]
Pas de légèreté créatrice ni de tâtonnements en studio pour cette grosse machine de 40 danseurs, 70 musiciens, aux deux heures de musiques. L’Opéra de Paris est une grande maison et il s’agissait d’une commande dans les règles de l’art. Kader Belarbi est arrivé avec un livret bien ficelé et la musique a été écrite sans avoir vu la moindre répétition (la partition a été finie et enregistrée en amont – quelques modifications et coupures seulement), selon les indications et les gestes esquissés par le chorégraphe. La difficulté a été de se comprendre : un adage ne signifie pas la même chose pour un danseur ou pour un musicien, et traduire sa pensée dans le langage de l’autre demande un effort de compréhension réciproque. Au final, la collaboration a été enrichissante, même si cela n’a pas influé par la suite sur la manière de travailler du compositeur, qui découvrait l’univers de la danse : « j’avais l’impression d’écrire un opéra sans paroles ».