Akramkhadabra

Il y avait une place devant, mais j’avais une place au rang Q et j’y suis restée – sur le cul. Je ne connaissais Akram Khan que de nom (et encore, sans l’orthographe) mais nom de nom, il aurait été dommage d’en rester là. Vertical road s’apparente à du contemporain sans le côté contempo, à du butô sans lenteur, à du hip-hop sans ouéch, à de la danse indienne sans délicatesse maniérée et à un art martial sans défaite. Cela ne ressemble à rien et ça a pourtant de la gueule, ce n’est rien de le dire.

 


Les mouvements très ancrés dans le sol, genoux pliés, tête souvent relâchée, explosent et libèrent une énergie qui confine à la violence. Pas de portés mais des jetés ; ici, quand on déboule, c’est au sol. Les secousses qui agitent le corps vont des à-coups de la pulsation cardiaque aux spasmes frénétiques de la transe, tandis que la musique, indissociable des corps, martèle dans un crescendo qui alterne avec des moments d’acalmie, des battements de coeur plus ou moins essoufflé et assourdissant. Cela part des tripes et vous y prend. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai le cou qui part en avant, une épaule qui se rabat ou les abdos qui se contractent, tant nous fait entrer en empathie avec les danseurs la musique dont on finit par ne plus trop savoir si elle part du corps des danseurs, accompagne leur effervescence ou n’est que la résonance très amplifiée de notre propre être intérieur.

On ne comprend pas toujours tout, mais on le vit. Ce n’est qu’en passant chez Amélie que j’ai pu reconstituer le fil d’un homme qui, d’abord séparés des autres derrière une bache translucide (effet d’ondes frappant), s’immisce à leurs côtés et cherche à prendre l’ascendant sur eux, jusqu’à ce qu’il se retrouve exclu, à nouveau séparé par la bache mais côté public cette fois, et doive tendre la main (poser la sienne sur celle des autres, en contrejour) pour faire tomber le rideau (cette chute… après la Prisonnière, le Funambule ou Kaguyahime, je ne m’en lasse pas, c’est toujours aussi beau).

Entre les deux, l’étranger arrive avec ses tablettes, qu’il pose droites comme les autres, d’abord immobiles et qu’il déplace comme des pions, soulevant au passage un nuage de poudre, entre poussière d’une tribu ancestrale et sable d’une contrée désertique (mirage d’Amagatsu). Quand ces être s’animent, ils sont possédés. Cela donne lieu à des scènes incroyablement fortes, notamment lorsque, oscillant sur les pieds et les mains, les genoux en l’air, ils avancent comme une armée de fourmis et colonisent la scène, ou se rassemblent en cercle, bras en l’air, battle sans idole. Dans cette étrange communauté où les filles ne se distinguent des hommes que par des chignons qu’elles portent très haut et qui les font ressembler à des mangas karatéka, on ne s’attire pas, on s’aimante. Et c’est alors un formidable combat où l’on porte atteinte à l’autre sans jamais le toucher (au summum de son pouvoir, les mains de l’étranger tournent autour d’une sphère imaginaire et c’est un autre qui, pris dans ce manège, s’en trouve malmené). Si les comparaisons n’introduisaient pas des connotations parasites, je dirais sans hésiter que des guerriers manga se battent à coup de champs magnétiques et finissent sans volonté aux mains de l’autre : sous imperium. Non moins fascinant est le moment qui suit où deux corps se retrouvent entremêlés plus qu’enlacés, dans un duo d’une sensualité ni suave ni animale, avant que la fille ne soit hissée sur les épaules de l’homme et que, genoux face à son torse, elle redresse son buste vers la lumière qui l’aspire, juste au-dessus d’elle. Moment de suspension. Et ça reprend – aux tripes, toujours. 

Pour les photos des saluts (quoique pas le même jour), voir chez Palpatine.