Novembre 2024, journal

Samedi 2 novembre

Journée passée à créer des cours.

Pour notre dernier repas ensemble, le boyfriend voulait quelque chose de quand même… quelque chose de bien, pas un repas de restes. Il nous prépare une salade de chèvre chaud de chef, avec des rocamadours du fromager et un de ces miels semi-solides vendus dans des pots en verre carrés. Quelques noix concassées par-dessus. On se régale. Pour le dessert, on se partage une religieuse au chocolat (et au café pour les petites crottes de la collerette) qui vient de la boulangerie du coin de la rue. Elle est assez bonne pour n’être pas mauvaise, mais assez lambda aussi pour s’engouffrer sans manière, ce qui est une autre forme de plaisir en soi. En finissant chacun notre moitié, on se surprend à penser qu’on aurait pu en manger chacun une. C’est bien aussi, on finit la deuxième saison de Mindhunter sans être écœuré (en passant le générique pour éviter les images subliminales de cadavres).

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Dimanche 3 novembre

Ses mains chaudes autour de ma taille rappellent à mon corps comme il sait si bien s’amollir et comme, déjà, il a repris sa tenue de qui a à faire ce qui est devant être fait. Je fourre mon nez dans ses cheveux, autant pour humer la rémanence de son parfum que pour échapper aux émanations fétides d’une nuit trop couverte. Et déjà, je suis à la porte. Au métro. Au train. Rentrée.

Me laissant transporter sans trop sortir mon téléphone, je remarque pour la première fois un invader dans le tunnel du métro — mosaïque noire et grise juste après Porte d’Orléans, en allant vers Alésia. L’incongruité (ou mon attention flottante) me réjouit. Plus loin sur la ligne, des vociférations racistes me font sursauter : « Les musulmans sont les malades. Ils n’acceptent pas la science. Les arabes sont les malades. Ils n’acceptent pas la science. » Le racisme le cède au prosélytisme tandis que le prêche du dimanche se rapproche. Je suis presque soulagée par l’élargissement des invectives : « Les bouddhistes sont les malades. Ils n’acceptent pas la science. Les faux chrétiens sont les malades. » Ah ? Un adjectif s’est glissé parmi les croyants. Il faut refaire un tour des religions, musulmans, arabes, boudhistes, chrétiens (sans chercher l’intrus) pour obtenir la fin du sophisme : « Les faux chrétiens sont les malades. Les méchants et les criminels de ce monde sont les malades. Accepte Jésus pour ta guérison. » Doit-on en déduire que Jésus est la science ? Vous avez deux stations.

Le parc Barbieux a plongé dans l’automne.

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Lundi 4 novembre

Je rêve qu’on m’étrangle (je sais qui est on) mais au moment où je perds conscience, où je meurs peut-être, je me réveille — à l’intérieur du rêve. Expression plus littérale de l’angoisse, tu meurs.

Le stress monte, les tâches s’empilent, je les vois immenses en contre-plongée. Le cours du soir me semble fouillis ; difficile de voir clairement les corrections à donner quand et les élèves et moi sommes concentrées sur la mémorisation des exercices. Je relis la rentrée de septembre sous ce prisme : le même fouillis mnésique avec en plus les prénoms à retenir, les visages à reconnaître, les organisations corporelles à deviner. Forcément, c’était beaucoup, forcément c’était trop.

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Mardi 5 novembre

Je mesure le stress accumulé à la longue nuit dont j’émerge : neuf heures et trente minutes de sommeil qui ont coupé court, l’anxiété fauchée. Le plaisir a de nouveau sa place ; la polenta que je cuisine pour une fois avec assez de sel et d’huile d’olive (et des olives, et des herbes de Provence) me contente plus qu’elle ne devrait.


Au cours de barre à terre, les grimaces de surprise m’apprennent qu’elles non plus n’avaient jamais vraiment compris l’implication musculaire de « repousser le sol ». Elles me pressent de réitérer l’exercice-découverte auprès de leurs camarades du cours classique, et nous voilà toutes agenouillées, orteils en dorsiflexion, puis debout, oscillant sur demi-pointes en tentant de pousser sur nos orteils, sans nous contenter de tout empiler et faire peser sur le coussinet.

Parce qu’elles sont réceptives, arrivées aux tours je leur propose d’essayer l’exercice de ma tutrice pour débloquer la tête. Et c’est ainsi que des trentenaires / quarantenaires / cinquantenaires se mettent à sautiller en diagonale et à tourner sur leurs deux pieds une fois arrivés au bout. Il faudra réitérer pour savoir si cela fonctionne aussi bien sur les adultes que les enfants ; en attendant, la régression de l’expérimentation nous amuse.

À la fin, T. me remercie pour les cours toujours vivants et dynamiques. Je suis davantage allée vers elle ce soir, alors que je l’ai un peu négligée jusque là, ne sachant pas trop par quel bout prendre les corrections avec elle (il y a des corps qu’on lit moins facilement que d’autres). Je dois prendre garde à ne passer trop vite sur les élèves moins doués ; ils ne sont pas moins passionnés que les autres, et se montrent souvent plus sensibles à des encouragements et attentions qu’on leur prodigue plus chichement. Je repense aussi à ce hack de ma tutrice : quand on ne sait pas quoi dire à une élève, inventer une correction bidon, n’importe, juste pour montrer qu’on fait attention à elle… et l’attention stimulée, on se met alors à trouver des corrections réelles qui peuvent faire progresser.

Le bus ne daigne pas passer, ou il est déjà passé, mais F. me sauve en me ramenant au métro. Je m’y laisse fasciner par le sosie de Gaspard Ulliel, même regard, même lèvre ourlée, sa beauté me déstabilise. J’en oublie mes réflexes oculaires, me fait peut-être bien surprendre en plein délit de dévisager. En face de moi, un type qui n’est pas d’ici, qui est prêtre à Bordeaux et vient d’Angoulême, n’arrête pas de taper sur la cuisse de mon voisin, lequel à chaque fois, sans jamais montrer aucun signe d’agacement, ôte son écouteur, fait répéter le prêtre qui n’est pas d’ici, et acquiesce, ça c’est un bon gars, parole d’honneur, un chic type, avec lui à côté de moi je ne risque rien, moi qui suis jolie, mains qui repoussent pour dire c’est en tout bien tout honneur, parole d’honneur, sans maquillage ni rien, ça c’est pouce en l’air. Avant de descendre à Lille Flandres, la réincarnation de Gaspard Ulliel me fait signe du regard, je ne rêve pas, ses yeux reprennent à plusieurs reprises la même glissade. Perdue dans mes fantasmes de midinette flattée, je reste interdite, me demande un court instant s’il me fait signe par-dessus la jeune femme qui l’accompagne, avant de me reprendre, le métro déjà reparti : la station de la gare charriant son lot de voyageurs, il me suggérait plus probablement de saisir l’occasion pour descendre, changer de rame et échapper aux paroles d’honneur du type qui n’est pas d’ici, qui est prêtre à Bordeaux et vient d’Angoulême. Lequel reste encore avec nous quelques stations. Lorsqu’enfin il descend, un voyageur pourtant monté peu de temps avant ne peut réprimer une exclamation de soulagement, il n’en pouvait plus.


Des nouvelles de la maman avec qui j’avais discuté en visio : sa petite fille qui avait passé le premier tour des sélections à l’école de danse de l’Opéra n’a finalement pas été retenue. J’imagine les montagnes russes émotionnelles. Je suis malgré tout contente d’avoir eu de ses nouvelles.

Dans mes DM Instagram aussi, une réponse qui me soulage ; je craignais d’avoir été inopportune et blessante quelques jours auparavant. Le « dur » a été perçu comme honnêteté amicale.

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Mercredi 6 novembre

Dans le bus, une voix de gamin m’insupporte. Pourquoi leur faut-il constamment commenter l’inintéressant d’une voix suraigüe ? Je ne pourrai pas H24. Déjà que ça me semble compliqué pour les heures à venir…

Je ne lutte pas avec le dernier groupe. Tant pis, ce ne sera que du très à peu près, tant pis pour elles. Et elles se marrent, pour certaines. La miss infernale a décidé aujourd’hui qu’elle était Picasso, se donne des manières et parle avec un accent surjoué. « Pourquoi elle prend un accent italien ? » demande I. depuis l’autre barre. Probablement que je hausse les épaules, fais une moue dubitative ou ignore carrément la remarque. J’ai renoncé avec cette classe en général et cette élève en particulier, je ne cherche plus à comprendre, j’attends que ça passe. « Picasso n’était pas italien » poursuit I., offusquée par l’incohérence de sa camarade. Tiens, c’est vrai, je n’avais même pas relevé.

Après le cours, la dame rayonnante de l’accueil me dit qu’en sortant du cours, I. a dit à sa mère que c’était génial. Je la regarde incrédule : I. ? On parle bien de la même ? La I. qui passe son temps à râler qu’elle est fatiguée ou qu’elle en a marre de ce qu’on fait ? Celle-là même. Il n’y a pas que les voies du Seigneur qui sont impénétrables, c’est ce qui me vient à l’idée dans le métro retour en y repensant (encore de magnifiques fossettes parmi les passagers, gratouillant la tête hirsute d’un tout petit chaton adorable dans une écharpe). Je suis évidemment fatiguée à la fin de la journée, mais il me reste une certaine clarté mentale, c’est appréciable.


Qui peut bien m’envoyer une lettre si épaisse ? Je ne reconnais pas l’écriture, mais quand j’avise les timbres Pokémon, soudain je sais. C’est le livre. J’ouvre, et c’est joyeux et un peu triste et émouvant et incroyable. C’est tellement elle, ces deux paquets avec leur étiquette, que je ne sais pas quoi répondre à part OH MY FUCKING GOD, ce qui me vaut un emoji diablotin violet en réponse.

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Jeudi 7 novembre

Petite insomnie d’endormissement. Un moustique écrasé à deux heures du mat’. À deux heures du mat’ en novembre.


Elle craignait que ce soit trop facile mais ce n’est pas le cas, ce n’est pas si débutant que ça. J’en suis ravie, même si cette crainte du trop facile me surprend de la part de l’élève qui a probablement le moins de facilités du cours.

À la barre au sol, je bugue pour désigner la partie de la jambe du genou au pied, invente à la volée l’avant-jambe, calqué sur l’avant-bras. Une jeune femme s’amuse de mon cafouillage : dans le développement du schéma corporel la jambe est précisément la partie du genou au pied ; au-dessus, c’est la cuisse. Et l’ensemble ? On a un problème de synecdoque. Et de pléonasme lorsque l’on parle du travail du bas de jambe.

On s’attarde dans les vestiaires avec A. Il n’y a plus que nous. A. évolue dans un environnement de travail toxique qui fait un double effet kiss cool avec sa maladie chronique — maladie chronique en dépit de laquelle elle a commencé la danse : cette femme est badass. Badass mais au bord de craquer — d’après la police, parce que d’après les organisateurs elle est déjà en plein burn out. Le niveau de saturation mentale est tel qu’elle n’arrive plus à savoir si elle orthographie correctement certains mots, elle les copie-colle. Je le vois en cours : son cerveau refuse de processer les coordinations un peu plus complexes (et je ne sais pas comment l’expliquer, mais je vois que c’est de la fatigue, pas une difficulté de motricité). On parle un assez long moment ; je l’encourage à aller voir son médecin pour un éventuel arrêt maladie. Sa fille dit pareil. Son mari ne comprendrait pas (l’auto-censure face à la personne avec qui on vit, si ce n’est pas un red flag, ça aussi…). Elle ne demande jamais d’arrêt, même quand elle n’en peut plus, même si ça joue contre elle pour le renouvellement de sa RQTH. S’arrêter, ce n’est pas elle. C’est vrai, je renchéris, ce n’est pas elle, c’est eux : ses collègues qui la poussent à bout (les anecdotes sont assez hallucinantes). Quand on se quitte, elle paraît un peu plus encline à considérer la partie d’elle qui se dit que, quand même, ce ne serait pas mal, peut-être, de sauver sa peau.

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Vendredi 8 novembre

[rêve] Dans une grande salle aux airs d’église, N. fait danser des enfants. Ou c’est une fête d’école. Il y a des enfants, du brouhaha, du mouvement. Puis c’est plus calme et nous sommes dans un coin de la pièce, G. et moi, immobiles dans les bras de l’autre, lui face à la salle moi face à l’angle. Quelqu’un, une figure d’autorité en ces lieux (prof ? prêtre ? surveillant ?), nous demande de nous écarter. Je me décale comme on ôte un paravent, pressentant un problème : de fait, il a le sexe à l’air, pantalon baissé. Je le sentais confusément. Il se fait réprimander. En contrebas, la table du réfectoire, dont le revêtement mat fait penser à une longue table de tennis de table, est toute sale. Elle a été sablée pour que les enfants puissent danser dessus sans glisser. Il faudra penser à la nettoyer avant d’y manger.


Et si on déclinait les analyses colorées de Michel Pastoureau dans l’univers du ballet ? Je passe déjà en revue les ballets pour classer les costumes par couleurs, l’étrangeté d’Alice en violet, la fée Canari et la Mort en jaune, l’exception des Émeraudes en vert, le ballet blanc qui ne l’était pas toujours… Ça y est, j’ai les neurones excités. Insomnie.

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Samedi 9 novembre

[instantanés oniriques] Le lion posé sur les draps froissés comme un chat se retrouve dangereusement proche de mon visage pendant la levrette. / Des parents d’ados se dépannent de films-pellicules — avec deux ou trois expositions, tu préfères ? Mon inconscient a inventé les filtres Snapchat sous forme de Polaroïd. / Je récupère les baguettes dans un bol à ramen mis à tremper ; je ne vais pas les laisser dehors sous la pluie. / Bols de croquettes remplis, les chats sentent le départ.


C’est un fiasco total. Non seulement je dois donner quatre heures de cours en en ayant dormi cinq à cause d’une insomnie, mais j’ai complètement merdé, aucun atelier de préparé, persuadée que c’était la semaine d’après que je devais récupérer les deux groupes en même temps. Les élèves ne sont pas au courant, rechignent pour certaines à l’idée de passer l’intégralité des quatre heures en classique. Un groupe de copines me presse de les laisser inventer une choré en autonomie ; dépassée, je lâche, il n’y a de toutes manières pas assez de mètre linéaire de barre pour faire cours tous ensemble — ce à quoi je me raccroche en l’absence d’atelier. Même ainsi, c’est l’anarchie, les plus jeunes mettent un temps infini à lacer leurs pointes, des élèves qui ne suivent pas le cursus complet et viennent prendre seulement un cours en plus arrivent en décalé alors que la barre est terminée (je les envoie s’échauffer dans le studio d’à côté) et ça discute dans tous les sens, je n’arrive pas à me faire entendre, je n’arrive pas à penser alors que tout est improvisation, tout est décision à prendre à la volée. Ce n’est pas qu’une impression de lendemain d’insomnie : les plus calmes et plus âgées gonflent les joues face au temps perdu en bavardages. C’est le chaos. Je ne cherche même plus à bien faire, juste à tenir. Jusqu’à la fin, jusqu’au déjeuner, jusqu’à la minute suivante.

Deux nouveaux élèves se sont présentés à mi-mâtinée, deux garçons d’un niveau avancé : j’abandonne l’idée de travailler la variation de la flûte de La Bayadère et me rabats sur celle du danseur en brun de Dances at a Gathering que nous avions travaillée avec les plus jeunes  — leur avance leur donne de l’assurance et évite tout ralentissement supplémentaire pour les plus avancés. Apprendre l’intégralité de la variation est utopique alors, lorsqu’il ne reste plus qu’un quart d’heure, je leur propose d’improviser une fin, en se laissant guider par le mélange de lyrisme et de caractère qu’ils ont appréhendé jusque là. Et c’est le seul beau moment du cours, cette improvisation dans laquelle ils se lancent avec plus ou moins de confiance. J’y admire la sensibilité poétique de la petite M. ou encore les trouvailles au caractère trempé de C., plus avancée, qui confirme adorer Carmen, ou Esmeralda je ne sais plus. Surtout, il y a ce moment où la musique fait croire à un arrêt : tous spontanément étirent et suspendent leur geste, et alors, tous autant qu’ils étaient chacun dans leur bulle se trouvent réunis en un même tableau, c’est très beau.

Ne sachant pas plus si je devais dois assurer le cours suivant avec des élèves que je n’ai pas en temps normal, je reste dans le studio. Attendant un cours qui a heureusement été annulé, j’en profite pour passer la variation de Nikiya. Je retrouve un peu de calme, de plaisir aussi.


Plus de neurones. Seize ans après tout le monde, je regarde Mamma Mia sur Netflix et mamma mia que c’est cringe par moments, ce traitement amoureux de la relation père-fille — il n’y a pas de mots ou de gestes déplacés, mais tous les plans sont saturés des codes de la comédie romantique.

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Dimanche 10 novembre

j’étends la lessive, lave les justaucorps à la main, démonte le siphon sans pour autant réussir à déboucher l’évier, cuisine un chili sine carne, blogue un peu, jette par écrit la trame d’une vidéo et teste enfin le micro prêté par L. avec et sans mouflette (le morceau de mousse se nomme en réalité bonnette)

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Lundi 11 novembre

Je souhaite un joyeux anniversaire à ma cousine et l’update qui suit prend en ampleur, diagnostic de la relation des trentenaires avec le monde du travail en général et de l’entreprise en particulier.


Une étudiante en école de mode m’interroge pour son mémoire sur « Panser le corps du danseur classique ». Le sujet me paraît aussi flou que passionnant et je comprends après en avoir discuté un peu qu’on lui a retiré son projet initial, sur le peu d’adaptation du vestiaire de la danseuse classique aux personnes racisées, au prétexte qu’elle risquait de tomber dans le cliché. J’ai pensé que les profs en question ne voulaient pas se mouiller sur un terrain somme toute glissant, mais c’est encore plus intéressant — et déprimant — que ça : les professeurs qui n’ont pas validé le sujet ont tous fait de la danse classique…

L’étudiante ne sait pas encore trop comment orienter son mémoire, alors on a parlé un peu en vrac de rapport à la blessure, dans l’apprentissage, la prévention, sur scène (est-ce que les béquilles de Marie Chouinard peuvent compter ?) et de textiles (les matières des justaucorps qui sont agréables ou pas, les innovations dans les pointes et demi-pointes, les modes dans les vêtements d’échauffements…). J’ai donné les références auxquelles je pouvais penser : mes chaussons mdm renforcés, pensés par un danseur australien pour atténuer le risque de tendinite ; les biographies d’Aurélie Dupont et David Hallberg (il y a de quoi réfléchir à la question des blessures !) ; le livre de Philippe Noisette sur les couturiers de la danse (il date de quand ? ah, 2003, c’est un peu vieux — et paf un petit coup en passant)… J’avais complètement oublié la différence d’âge après trois heures passées sur mon canapé à boire du thé et se partager les cookies qu’elle avait apportés.


L’école a proposé de maintenir les cours en dépit du jour férié : elles sont six, la moitié, c’est parfait pour davantage de corrections individuelles. J’adore ce travail d’enquête éclair, à chercher ce qui cloche et comment le remettre d’aplomb, repérer le bras gauche trop en arrière pour l’une, le droit qui n’ouvre pas pour l’autre, le talon qui se soulève discretos pour amorcer et ruiner le tour… Je prends aussi du temps pour L., que je corrige trop peu d’habitude à défaut de savoir par où commencer. Cela me permet de conscientiser que le différentiel de rotation entre son genou et son pied est constant, et non concomitant à certains passages plus techniques. Il faut que je le garde en tête et que je ne la lâche pas, car autant les épaules levées d’A. relèvent de l’esthétique, autant ce non-alignement des genoux est risque de blessure. Mais aussi : est-ce que je n’oublie pas la danse dans ce jeu d’horlogerie ?


Le boyfriend en visio depuis son lit me donne envie d’en faire autant. Endormie avant minuit, cela faisait longtemps.

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Mardi 12 novembre

La sieste m’est peut-être davantage encore nécessaire pour m’apaiser que pour récupérer. Allongée sur le canapé, ralentie par des respirations de cohérence cardiaque, je sens un espace se faire en moi — une pièce rectangulaire dans laquelle je peux m’assoupir.


Il me faut un calme relatif pour lire Jeanne Benameur. Mais alors quel calme absolu ensuite elle fait naître. Il y a de l’espace entre les phrases. Des sujets qui ne sont pas souvent les mêmes. Il faut ça pour attraper ce qui se trame entre des intimités inventées.


Il a fait jour aujourd’hui, des nuages blancs plutôt que gris, parfois même ornés d’une lisière mordorée, puits de lumière pictural autour d’une sous-couche bleue. La nuit n’est pas encore tombée, mais le jour s’est déjà bien rabougri. En voyant une crêpe à la crème de marron et à la chantilly en story, j’ai su exactement de quoi j’avais envie pour le goûter et suis allée trouver le tube Angelina entamé dans la clayette supérieure du frigo. Je l’ai pressé sur le bout de mon doigt comme sur une brosse à dent dans les pubs pour dentifrice, et sur de la gâche. Une envie concomitante /contradictoire de marmelade au gingembre me fait découvrir qu’il y a là un accord à explorer.


Ça y est, la pompe à chaleur turbine, rajoute son bruit à celui du radiateur, à celui des acouphènes, ça vrombrissiffle.


Je révise mes cours — comme une leçon et comme une voiture, en procédant à des ajustement dans les exercices.


Dans le métro du retour, je n’ose pas demander, doute puis, après une requête Google pour vérifier que ma supposition concorde avec la housse coudée, ne me retiens plus : vous jouez de l’oud ? Le musicien est surpris que je connaisse son instrument.

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 Mercredi 13 novembre

Elle parle, se tortille, se tort, commente, proteste, se suspend à la barre en laissant glisser ses pieds vers l’écart entre les exercices, se rapproche de la copine pendant les ronds de jambe pour lui dire un truc et rebelotte, parle sur la musique, gesticule, perturbe. Comme on sépare les enfants à l’école, je lui demande de passer sur une autre barre. Elle est outrée, c’est l’exil en Sibérie au moins, elle proteste vigoureusement, non pas l’autre barre, y’a pas le miroir, elle ne peut pas voir l’exercice en même temps, se récrimine, comment elle va faire, c’est nul, elle ne peut pas. Mais si, elle va pouvoir, en faisant travailler sa mémoire, refaire le court exercice qu’on fait depuis trois cours et que je viens de remontrer in extenso en musique. Au pire, elle peut copier sur sa voisine de barre. Parlotte et gesticulation intempestive me fatiguent, mais je sais que c’est normal, on ne peut pas en vouloir aux enfants. Réitéré à maintes reprises et combiné au caprice, en revanche, ça me donne envie de l’étriper.

J’entame l’après-midi avec un quota de patience plus diminué qu’à l’accoutumée, et à la quatrième heure de la journée, je craque et hurle sur la gamine verbalement incontinente qui malgré deux demandes gentiment formulées continue à triturer le tapis sur lequel elle est assise pour des étirements plus confortables (je comprends mieux leur état déplorable, du coup) TU LÂCHES CE TAPIS [PRÉNOM EN PLUSIEURS SYLLABES POUR UN EFFET ENCORE PLUS MAR-TE-LÉ] ! L’agacement a transformé en gueulante ce que j’avais anticipé comme un rappel à l’ordre un peu sec, je vois la gamine se figer, à la lisière de pleurer. Moi-même surprise, je suis immédiatement redescendue dans les tours, mais j’ai passé la soirée à flipper que les parents se plaignent.

L’anxiété au top a rapproché la gueulante d’un moment plus tôt dans le cours où j’ai demandé une volontaire pour une démonstration de ronds de jambe. La même enfant s’est proposée, on a montré ensemble comment on devait essayer de garder le talon en avant tout le long du trajet et comme elle twistait dans le mouvement sans parvenir à le rétablir d’elle-même (ce qui est archi-normal, c’est compliqué), j’ai demandé si je pouvais lui toucher les hanches, pour qu’elle puisse comprendre comment faire le mouvement de jambe sans que le bassin bouge. On a terminé en rectifiant la position du pied derrière. Elle avait un drôle d’air après, je lui ai demandé si ça allait, et son petit oui m’a interrogée : est-ce qu’elle était vexée de ne pas avoir réussi du premier coup ? est-ce que mes deux doigts de chaque côté de la taille l’avaient gênée ? est-ce que ça pouvait avoir avec le fait qu’elle est un peu enrobée ? Je me suis promis de ne plus recourir aux indications manuelles avec les enfants, trop enclins à vouloir faire plaisir et se soumettre à une figure d’autorité pour oser retirer le consentement qu’ils ont verbalement donné l’instant d’avant. À la limite, un pied ou un bras, mais rien au niveau du tronc. Tant pis si je ne réussis pas à leur faire comprendre verbalement et qu’ils dansent de traviole pendant quelques années encore. Qu’ils se sentent bien est plus important. Ce sera aussi mieux pour ma santé mentale, que mon anxiété n’ait rien de ce genre à se mettre sous la dent pour me faire paniquer. (De fait : RAS au cours suivant, l’enfant est là, égale à elle-même.)

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Jeudi 14 novembre

Pour la deuxième fois, je cuisine cette soupe de patates douces et pommes de terre grenaille — sans les toppings cette fois.


Deux mois après avoir commencé à travailler au conservatoire, je signe enfin mon contrat à la mairie — l’occasion de découvrir l’intérieur Art déco du bâtiment. J’aurais presque envie de m’y perdre pour l’explorer.

La RH qui a préparé le contrat est en réunion ; une de ses collègues m’installe à un poste vacant pour que je puisse lire au calme le contrat avant de le signer. Debout à côté de moi assise, elle prend le temps de m’expliquer tout ce qui pourrait poser question, et même ce qui n’en pose pas. La gentillesse des gens du Nord me surprend encore. L’atmosphère de bureau en revanche me saute à la gorge, avec ses trombones, ses dossiers, ses bureaux en quinconce et les commentaires à voix haute de fin de journée, quand on n’en peut plus trop de toute cette monotonie réitérée. Je m’échappe presque, comme si ça pouvait me rattraper.


En attendant mes cours du soir, je vais lire à la médiathèque et n’y lis pas : un atelier de dictée est en cours à haute et intelligible voix. C’est plein de virgule articulée, de prolégomènes, tout est bon dans le cochon, je répète, tout est bon dans le cochon. Trop paresseuse pour entrer en résistance, j’attrape un livre de recettes sur les ramens en exergue au milieu de l’espace manga, et m’installe sur le canapé qui m’appelle — qui appelait aussi probablement l’homme entré dans l’espace un café à la main, comme s’il cherchait un poste libre ou quelqu’un à saluer dans l’open space. Traces de comique.

Je prends quelques recettes en photos, les envoie au boyfriend qui me demande si je peux en faire des photocopies. Des photocopies alors que les instructions sont lisibles sur les photographies ?! Nous avons un grand moment d’incompréhension en quatre SMS, avant que la pièce tombe et qu’il capte être so 2000. Mieux vaut être so 2000 que juste Leblanc.

L’attente à la médiathèque laisse à l’anxiété le temps de remonter ; je patine sur cette envie de ne pas y aller. Pourtant, quand j’y suis, je n’y suis pas mal. Puis carrément bien. Les progrès des adultes débutants sont incroyables ; ça me fait sautiller de joie.


Aux reflets dans la vitre du métro, je me rends compte que la jeune femme à côté de moi a pleuré ou se retient de. Ça n’a pas l’air d’aller, est-ce que je peux faire quelque chose ? Un carré de chocolat peut-être ? Non, elle est triste, c’est tout, alors je la laisse tranquille, je picore mes cacahuètes et mes raisins secs le plus discrètement possible, comme si l’on pouvait vraiment ignorer quelqu’un assis à côté de soi à qui l’on vient de parler. Alors que le métro approche l’une des deux stations de Croix, elle se tourne vers moi, les yeux brillants et murmure un merci en posant la main sur mon poignet. Elle serre doucement et, sans réfléchir, mon pouce se referme sur sa main en une brève caresse. On se sourit, tristement et pas tristement. Le moment est intense de vulnérabilité partagée.

Déjà elle est descendue, le métro reparti et, alors que je me sens déborder de bonté narcissique, me revient à l’esprit le mendiant aux ongles crasseux ignoré un peu plus tôt dans la même rame… et l’interview de Samah Karaki qu’avait écoutée le boyfriend sur l’empathie, à géométrie si variable qu’il est bien peu raisonnable de faire reposer une quelconque action politique dessus. De mémoire, la neuroscientifique expliquait que, comme notre énergie, notre empathie est une ressource finie que l’on dirige en priorité vers ceux qui nous ressemblent, et qu’elle est donc sujette à de multiples biais (de genre, âge, classe, origine…). Voilà pourquoi la jeune femme triste qui descend dans une ville bourgeoise m’émeut tendrement quand le mendiant aux ongles crasseux me répugne… et celui-là moins que l’autre mendiant croisé dans l’après-midi qui, me voyant une tablette de chocolat à la main m’a demandé si j’aurais… un carré de chocolat ? D’habitude je demande une petite pièce, mais là… Le chocolat aux amandes fait de gros carrés, il apprécie celui que je lui remets : « C’est du bon chocolat, ça. » Un low-cost junk à 50% de cacao que je m’enfile avant la danse. Mais un levier d’empathie, qui nous réunit un instant dans la gourmandise.

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Vendredi 15 novembre

Pourquoi suis-je surprise de ce que les semelles de mes chaussures de professeur se décollent alors que j’ai toujours défoncé mes pointes et demi-pointes ? Vive la superglue.

Immortaliser la citrouille en chocolat offerte par Mum avant de l’entamer (il m’aura fallu quinze jours pour m’y résoudre).

Je cours après les jours, passe la journée à rédiger mon journal d’octobre. Est-ce de vouloir tout trop retenir qui me donne l’impression d’être dépassée ? Devrais-je lâcher du lest pour ne pas me sentir débordée ? Je ne sais pas vraiment pourquoi j’éprouve le besoin de tout consigner. Surtout ne rien perdre de ce qui est vécu. Peut-être devrais-je noter uniquement les émerveillements, sans m’attarder sur les atermoiements vaseux de l’anxiété. Ou m’en tenir à des journaux aux thématiques plus légères : ce que j’ai vu dans le métro ce mois-ci / remarqué en donnant cours / cuisiné (les gnocchis d’OwiOwi)…

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Samedi 16 novembre

Les cours se déroulent avec aplomb, l’atelier carrément avec plaisir. On a échangé les groupes avec le professeur de contemporain et j’ai désormais les grandes l’après-midi, jusqu’aux vacances de Noël. Je découvre ces élèves sous un autre angle, les redécouvre complètement pour certaines : il y a l’ébauche de lumière sur le visage de K., l’expressivité d’A, et plus incroyable encore, l’aisance et l’engagement de N., jamais loin de la maladresse et de l’ennui dans le cours traditionnel.

On improvise dans un dénuement de technique dont j’espère qu’il va favoriser l’expressivité. Avec seulement des marches et des regards (auxquels on ajoute des ports de bras dans un second temps), je leur demande de découvrir un immense espace (paysage, bâtiment…) associé à l’émerveillement… puis à la solitude, voire à la peur. Après un passage par groupe, je les fais verbaliser leurs observations : elles mentionnent le sourire pour l’émerveillement, et moi aussi je pensais, mais il a été finalement très peu mobilisé. Je constate une grande disparité dans l’expressivité des visages — encore plus que de niveau. Et cela semble quelque chose de profond (générationnel ? Mum m’a parlé d’une étude qui allait en ce sens), pas juste de la timidité.

On passe à une courte composition (deux comptes de huit) en petits groupes, puis on joue avec les musiques, voyant ce qui se passe avec un tempo plus beaucoup plus lent ou rapide — quelles adaptations s’offrent ou s’imposent ? Elles se prennent au jeu quand je leur propose de choisir chacune une musique surprise pour les autres. Je leur abandonne mon téléphone, elles complotent, pianotent leur idée dans Spotify puis me remettent le téléphone en désignant le méfait accompli : celle-là, madame. Il y a plein de choix que je ne connais pas, d’autres qui me font rire d’avance, faisant redoubler de méfiance rigolarde le groupe qui s’apprête à passer (cette génération écoute encore Eminem). On s’amuse et elles dansent bien. Alors que l’horloge nous autoriserait à arrêter là l’atelier, elles demandent à recommencer une dernière fois. C’était chouette.

L’anxiété a disparu. Pas diminué d’intensité : disparu. Bordel, je revis. J’exulte, même. Je finis et publie le journal d’octobre, qui la veille encore me semblait un puits sans fin à rédiger.

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Dimanche 17 novembre

[rêve] Ai-je remarqué qu’il a maigri ? Le boyfriend soulève le drap qu’il a sur lui. Je n’avais pas remarqué, je constate : de ses cuisses et ses mollets ne restent plus qu’une structure de quelques articulations et tendons reliés par des tiges. J’essaye de me souvenir comment ça faisait de toucher ses jambes massives, quelle forme a le regret, la sensation perdue. Rien de cela ne serait arrivé si je ne m’étais pas demandé (avec une pointe de regret ? vite passé) si c’était le dernier homme que je connaîtrais. Je l’ai effacé. Alors je négocie dans ma tête : un ou une autre amante, pourquoi pas, mais alors pas avant longtemps, pas avant soixante-dix, quatre-vingt ans, soixante grand minimum, je calcule à la volée, soixante moins quarante, ça nous laisse vingt ans devant nous, vingt ans, c’est une belle relation.

Après avoir fini Les Profanes, j’écris toute la matinée, tout le début d’après-midi pour le blog. Tout écrire, tout consigner, pour ne rien oublier (ou au contraire, pouvoir oublier sereinement). La dernière fois que j’ai eu une telle frénésie d’enregistrement, je crois, je m’apprêtais à aller chez la psy ou je creusais déjà avec elle.

Saule pleureur en contre plongée

À 15h passées, j’enfile des vêtements par-dessus mon pyjama pour attraper les rayons de soleil qui viennent de surgir avant son coucher. Un tour du parc Barbieux et un goûter nutriscore E plus tard (des Dinosaures trempés dans un chocolat chaud), la lumière tombe.

Les colliers de feuilles dorées d'un arbre pleureur en train de les perdre

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Lundi 18 novembre

Une bonne journée puis un quiproquo en visio, qui m’envoie gratter le plafond de ma salle de bain à 23h pour me défouler sur les moisissures avec lesquelles je cohabitais depuis un peu trop longtemps.

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Mardi 19 novembre

C’est amusant, ce groupe d’adultes avancés n’a jamais fait de pas de valse en tournant, sauf une qui vient d’une autre école et qui sait, parce qu’elle s’est coltiné nombre de rôles de fée dans sa jeunesse, à faire des pas de valse en tournant avec sa baguette magique alors que sa copine avait le super rôle de la méchante qui faisait des trucs trop cool.

N’ayant pas l’énergie pour courir après le bus, je me dis que je prendrai le suivant. En retard de dix minutes. Soit 25 minutes à attendre dans le froid pour un retour chez soi vers 22h45 quand le réveil sonne à 7h33.

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Mercredi 20 novembre

Mon meilleur mercredi de prof de danse so far : je n’ai envie d’étriper personne. Pas de négociation incessante pour regagner l’attention, les enfants fatigués se relèvent au bout d’un ou deux hop hop, les bobos sont supportables ou se résolvent auprès des parents, je reçois un coloriage à dominantes orange et violet pré-abîmé par le sac où il a voyagé, et surtout, surtout, les deux petites pestes qui me font appréhender le dernier cours de la journée sont recadrées par la directrice, qui ne tolérera aucune moquerie, elle ne veut pas de ça dans son école. D’ailleurs, elle va regarder le cours, tire un fauteuil depuis l’accueil et s’installe à l’autre bout de la salle, depuis lequel elle lance de temps à autres une correction sans méchanceté mais sans enrobage, pour rappeler aux pimbêches perfect qu’elles aussi ont des choses à travailler. Je me sens un peu sur le grill, de voir mon travail ainsi observé, mais c’est tellement agréable de donner cours sans lutter entre chaque exercice, ni suspecter du foutage de gueule dans l’air ! Je peux prendre le temps de donner des indications à celles qui ont plus de mal sans que ça dégénère avec les autres ; la barre file à toute vitesse et les enfants, concentrés, dansent mieux que jamais.

Évidemment, quand la directrice part, la tension se relâche, et je dois demander à I., qui (dé)place ses camarades manu militari, de ne pas les pousser. Mais je ne la pousse pas ! Dans sa tête, je le comprends à retardment, pousser implique la volonté de faire tomber. L’image du caddie que l’on pousse lui aussi ne me vient pas de suite, ce n’est peut-être pas plus mal. Le cours se poursuit et se finit avec moins de fluidité qu’il n’a commencé, mais de manière beaucoup moins chaotique qu’à l’accoutumée. On n’a fait que de barre, ça râle quand j’annonce qu’il n’y aura pas d’étirements (avec les élastiques, ça les amuse beaucoup), il n’y a plus le temps. Dans les faits, on a fait moins de 25 minutes de barre, mais efficace, quand le milieu s’est effiloché avec l’attention…


Les animations de Noël sont en place à Lille. Les petits non et grands oui des oursons polaires déploient leur douceur de peluche et me donnent envie d’y mettre la main, comme on caresse la gorge d’un chat qui soulève le menton. Presque malgré moi, je reproduis leurs mouvements : échauffement avec les oursons avant de me planter devant le chœur des pingouins pour faire des loopings cervicaux avec eux. Supprimez le référent et cela fait une super performance de danse contemporaine.


J’échoue à me coucher tôt, mais au profit d’une passionnante discussion engagée à la suite d’une réaction anodine en DM Instagram. Il en va des conversations écrites comme des verbales, la nuit favorise les confidences qui n’en ont même pas l’air.

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Jeudi 21 novembre

[rêve] Il n’y a plus de passage, je m’accroche à l’extérieur du château et tombe à l’eau, remonte sur une promenade aux balustrades ouvragées réalisées par tel orfèvre du luxe ou des contes de fées, quelque chose de l’ordre du médaillon en pierre, ouvert. Je loge au bout, dans un immeuble laid de Saint-Rémy, bourgade blanche mi-encaissée mi-surélevée au fond du décor vallonné et des lignes de transport. Quelque part, je pose ma tête sur l’épaule de G. en me demandant où ça risque de mener, sans vouloir que ça mène ailleurs, je veux qu’il ne se passe rien, que ça. La ville est en alerte, la menace redoutée, sa survenue anticipée ; quelque chose de dérisoirement lourd a été placé sur une grille au sol, qui ne l’empêchera pas de bouger, mais qui nous avertira collectivement. Malgré la menace, je dors avec E. et le danger survient en pleine nuit, on lace nos chaussures à toute vitesse, moi en tous cas, lui est plus lent, je ne sais pas si l’on sera assez rapides pour fuir à temps, moi seule sûrement, mais tous les deux ? J’aurais dû dormir chez ma mère, je le savais pourtant, que le danger était imminent, pourquoi être restée à dormir là, chez moi, je le savais pourtant.


Des photos de neige circulent un peu partout sur les réseaux, mais rien ne tombe du ciel blanc quand je sors pour aller à la médiathèque et faire quelques courses.


Après les gnocchis d’hier et les épinards de ce midi, je me demande si je ne pourrais pas remplacer « cuisiner » par « faire fondre du gorgonzola dans des trucs ».


Je règle un nouvel exercice pour les bras avec l’élastique sur la danse des chevaliers de Roméo & Juliette. L’héroï-comique me réjouit.

Adultes et enfants progressent vraiment à des rythmes très différents. Mercredi, il a fallu un bon moment pour mettre en place la mécanique des assemblés avec des enfants qui dansent depuis plusieurs années — sans arriver à la version finale, juste partir sur deux pieds en parallèle, brosser le sol avec un pied, sauter et arriver sur les deux. La coordination est compliquée pour eux, les jambes se replient en l’air ou le pied ne brosse plus ou le saut se déplace, ou tout à la fois et d’autres inventions encore. Ce soir, avec les adultes qui ont commencé en septembre, la phase d’apprentissage en parallèle dure quelques minutes, on passe directement à la version en troisième position. En trois mois, ils ont rejoint le niveau des enfants de 9-10 ans qui ont commencé à 7-8 ans. Si jamais vous avez envie de commencer et pensiez que vous étiez un peu trop âgé… Mes adultes ont à peu près tous les âges entre 21 et 56 ans (sauf 35-40 ans, manifestement la fourchette du baby repli).

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Vendredi 22 novembre

Jour off à se terrer au chaud avec le boyfriend. À 23h, je m’agace de n’avoir rien anticipé pour le lendemain ; c’est l’inconvénient du week-end lorsqu’il ne s’étale pas sur deux jours consécutifs — devoir se reprendre à peine relâché.

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Samedi 23 novembre

Le réveil pique, mais les cours se déroulent mieux que jamais. Surtout le premier, où l’on se retrouve en effectif réduit. Manquent et ne manquent pas les bavards. Les présents s’en rendent compte et déplorent que ce ne soit pas toujours comme ça, ils progresseraient plus vite. Ce n’est pas moi qui le dit, mais je le pense comme eux. Le cours a filé, ils se sont essayé avec succès à plein de nouveaux pas (piqués en tournant et déboulés, notamment).

Avec les grands aussi, ça file, 50 minutes de milieu sur 1h30 de cours (commencé avec 10 minutes de retard, car il y a très exactement 0 minute prévue pour l’intercours avec le contemporain), ce n’est pas tous les jours. On s’amuse avec sérieux, je lance les garçons dans les tours à la seconde et tout le monde dans les tours suivis et les entrelacés. Je remarque que ce genre de difficulté les stimule davantage qu’un enchaînement un peu complexe ou que la recherche de sensations permettant de perfectionner un pas qu’ils ont presque. La moitié des élèves vient probablement davantage pour le contemporain et le jazz ; il faut qu’il y ait de l’esbroufe ou à tout le moins de l’amplitude pour qu’ils s’amusent et y mette du leur. Deux garçons (jeunes hommes, même) se sont récemment rajoutés au cours et leur présence m’est précieuse. Toujours souriants et l’œil rieur, ils m’offrent un appui complice au milieu de visages souvent fermés par la fatigue, l’adolescence ou la concentration.

En atelier, on travaille sur les qualités de mouvement. En m’appuyant sur quelques catégories labaniennes que j’ai failli vomir d’overdose, j’invite chaque groupe à transformer sa courte composition pour la danser selon un nouveau rythme. L’impact (accélération) les amuse, même si le résultat est parfois plus brusque qu’incisif. L’impulse (décélération) n’amène pas la résonance et la moelleux que j’attendais ; c’est le rythme continu (absence de toute accélération ou décélération) qui transforme le plus en profondeur leur danse, et leur permet d’atteindre une qualité de mouvement que je ne leur avais encore jamais vue. C’est doux, lié, on croirait les voir évoluer en apesanteur. A. dira : comme si elles dansaient dans l’eau. C’est ça.

Pour un événement qui aura lieu dans tous les espaces du conservatoire, j’imagine une danse dans l’escalier en colimaçon, qui serait visible d’en haut à mi-chemin entre le début d’Études et la comédie musicale à la Busby Berkeley. La fin de l’heure approchant, nous allons tester en contrebande la mise en place in situ (en contrebande, parce que je ne sais pas si le projet sera accepté, ni si j’ai vraiment le droit d’entraîner les élèves là-dedans). J’ai vu ce que je voulais voir.


Retour auprès du boyfriend. Après l’amour et avant le spectacle, on goûte à mes premiers tamago marinés, jaune coulant, blanc ourlé de la grisaille caractéristique. Avec le pak choï et les algues réhydratées, ils promeuvent les nouilles instantanées au rang de ramen maison, et n’ont rien à envier à ceux des restaurants — constatation du boyfriend aux papilles pourtant exigeantes. Je n’aurais jamais imaginé que ce soit si facile à faire, avec si peu d’ingrédients ; je ne sais pas ce qui m’a poussé à Googler la recette il y a quelques jours, et jamais avant.

Ramen avec œufs marinés
Showing off mes œufs tamago (oui, je sais que tamago veut dire œuf et que je dis donc œuf œuf).

Sur le chemin, nous sommes un peu incrédules d’être ainsi, dehors, habillés, près de côtoyer du monde, alors que nous sommes encore chauds de notre cocon. Je suis une endorphine géante, dans les rues de Roubaix, puis tout en haut du Colisée, grâce à des places de dernière minute. La relecture de La Belle au bois dormant m’absorbe, tandis que le boyfriend joue au mauvais élève, me chuchote des remarques comme je peux en avoir quand on regarde un film qui n’est pas de mon choix. Il m’avoue ensuite avoir piqué du nez à deux reprises, mais avec goût puisqu’aux moments les moins réussis — une lecture critique profane, en quelque sorte. (Je suis mauvaise langue : ses analyses sont toujours pertinentes.) Le plaisir se poursuit à la sortie, de croiser quelques tête connues : une ancienne de la formation, des élèves à qui je donnais cours le matin même, d’autres professeurs… le petit monde de la danse. Toujours, je suis épatée par la vitesse et l’acuité avec laquelle le boyfriend lit les gens, intuitionnant en quelques minutes des portraits plus justes et plus fins que je ne suis capable de le faire plusieurs mois.

De retour à la maison, on va pour regarder le premier épisode de la série Dune, mais je suis plus absorbée par le boyfriend que par l’écran. Elle était bien cette série, plaisante-t-on avant d’enfin lancer le premier épisode. Avant, après, l’amour : ce qu’on fait, ce qu’on ressent, reçoit, donne, ce qu’on nomme sien en-dehors de soi.

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Dimanche 24 novembre

Après une nuit d’amour, forcément, beaucoup de sommeil et somnolence et pas grand-chose.

Mon cake roquefort-poire-noix a vomi.

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Lundi 25 novembre

Je ne dis rien que je n’ai déjà dit, et pourtant, c’est la magie de la psy, des liens apparaissent, ça converge, cohérent, là sous mes yeux, expulser boutons verge chaire souvenirs peur (dermatillomanie, dyspareunie, dégoût, anxiété, TOC), peur d’être intrusive, peur d’intrusion. On débroussaille, mais déjà, ça converge, tout se met en ordre — de joyeuse bataille. Ce que je porte ne m’appartient pas, de l’entendre ça pèse déjà moins, ce n’est pas à moi, ce n’est pas moi  — ni qui je suis ni de ma faute. C’est comme la tristesse qui parfois me traverse, dont je sais qu’elle ne m’appartient pas (c’est difficile à dire autrement : je ne suis pas triste alors, la tristesse me traverse). Ou plus récemment quand ça pleure en moi (mais moi pas). Je vais bien et je vais aller encore mieux, déjà ça va mieux.

À la médiathèque où je me pose en attendant de faire cours, je tombe sur la bande-dessinée Un si grand amour, sous-titrée Histoire d’une rupture, en réalité l’histoire d’un cheminement psy pour sortir d’une relation toxique en examinant ses schémas d’attachement. Surmoi, moi, ça.


Sur les conseils du boyfriend, je regarde le premier épisode d’Arcane. Ça me fait bizarre de suivre une narration quand l’esthétique appelle le jeu et transforme les personnages en pantins, forcément animés par une manette invisible.

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Mardi 26 novembre

Il faut est tombé ; je m’amuse en préparant mes cours, enfin. Caitlyn Smith chante en boucle Snow Day pendant que je floconne en pilou-pilou dans mon salon, tour secabesque et ports de bras lyrico-kitchounes, on ne se censure pas. Les élèves adultes m’ont prévenue dès septembre qu’il faudrait une choré de Noël, c’est la tradition dans cette école, sur une musique de Noël. J’ai écumé Spotify à la recherche d’une chanson qui ne donne pas envie de péter des clochettes au bout de la troisième écoute, et grâce à la magie des playlists, j’ai trouvé ça, Snow Day de Caitlyn Smith (évidemment, je ne connaissais pas). J’ai commencé à leur apprendre la choré sur les cinq dernières minutes du cours, en leur demandant si ça comptait comme choré-de-Noël et c’est bon, il y a de la neige dans les paroles, et dans nos corps des tours-tourbillons et des mouvements de main façon valse des flocons, c’est validé.

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Mercredi 27 novembre

En la recadrant, je fais pleurer une enfant. Accroupie à sa hauteur, on lève le quiproquo, les larmes passent et l’incident est classé, sans être ressassé par l’anxiété. Je lâche du lest, pas de bourrée, dis parfois genou pour talon et talon pour genou, au-dessus des orteils, oublie le pas de trois des mirlitons pour lequel j’ai trimballé mon ordi toute la journée, à la place on a fait des assemblés on commence plié on finit plié entre les deux les jambes se rejoignent et tendent mais on finit plié, plie, plie. 


Deuxième épisode d’Arcane : la dramaturgie de la scène  du tribunal est folle, avec des panneaux qui obscurcissent le dôme-verrière à mesure que l’accusé approche pour, on l’imagine, se rouvrir une fois la lumière aura été faite sur l’affaire.

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Jeudi 28 novembre

Le parc Barbieux et ses immenses ombres étirées sous un ciel bleu bleu lbleu Boquet de pins au parc Barbieux

C’est une journée comme j’en avais rêvé dans me vie de prof de danse qui-ne-serait-pas-que-ça : un tour du parc Barbieux au soleil en pleines heures de bureau, une amie qui vient déjeuner de ramens maison-sur-base-industrielle, quelques pages lues et des cours dans une ambiance détendue à se prendre pour Nikiya. L’absence d’anxiété permet de vivre chaque moment de la journée sans être tendue vers le suivant. Je sens le soleil sur mes joues, comme probablement le héron sur ses plumes (de loin, sur la pelouse, j’ai l’impression de voir un manchot ; puis les pattes fines et le cou cygnesque se déplient et le voilà devenu conforme à son ethos de héron ; quand j’ai contourné le plan d’eau, il s’est à nouveau renfrogné et, de dos, arbore des épaules de vautour).

Noël sera normand cette année, et sans le boyfriend, ça va faire bizarre.

Cadré de traviole : un saule pleureur à contre-jour

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Vendredi 29 novembre 

[rêve] La tuberculose se passe comme un Covid. Je crois que je l’ai et ne fais pas tout à fait ce que je devrais pour éviter sa transmission aux autres.

Je passe l’essentiel de la journée en pilou-pilou à lire en suivant le soleil dans le salon. Cela fait une éternité que je n’avais pas lu un livre, a fortiori un essai, d’un trait. Elles vécurent heureuses, l’amitié entre femmes comme idéal de vie, de Johanna Cincinatis.

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Samedi 30 novembre

[rêve] Je me relève pour me calfeutrer de la lumière, ajuster les rideaux des pièces alentours, fermer les portes quand cela ne suffit pas. Surtout que rien ne passe, ne rien voir, pouvoir dormir.

[rêve] Nous sommes en voyage. G. est parti avant moi, en oubliant des affaires, deux chemises, des items de trousse de toilettes. Je vais devoir m’en charger, caser dans mon sac ces choses qui ne m’appartiennent pas. Il reste des crottes aussi, que je prélève avec des mouchoirs pour les jeter ; un peu de merde me reste sous l’ongle.


Lille le samedi après-midi est déjà blindée en temps normal, mais alors le samedi après-midi avant les fêtes, ça a des airs de braderie, à touche-touche dans certaines rues autour de la grand place. J’ai rendez-vous après le conservatoire pour un chocolat chaud avec une femme de mon cours adultes débutants. Cela fait du bien d’avoir une sociabilité à domicile, même si je repense à cette histoire des amitiés féminines comme lieu de travail émotionnel — ça me passionne et m’épuise à part égale. Revenir au chaud ensuite, un gros bol fumant de nouilles instantanées à 18h.

rearray(Forsythe, Inger)

Soirée William Forsythe & Johan Inger ou Mayerling ? D’un côté une triple bill facile à suivre, avec une pièce que j’avais trouvée sympathique, de l’autre une découverte exigeant d’étudier un minimum le livret avant de venir. J’ai fantasmé un hypothétique week-end à Londres pour découvrir Mayerling dansé par le Royal Ballet… et choisir le plaisir facile. Je n’avais pas mis les pieds à l’Opéra depuis une éternité.

Blake Works I est fidèle au souvenir que j’en avais : les chansons m’indiffèrent trop pour que la pièce m’exalte, mais c’est indéniablement plaisant. J’ai quand même un peu regretté les interprètes de la création : ils s’éclataient sur scène, c’était jouissif à voir, quand cette seconde génération a l’enthousiasme un poil trop… déférent ? On dirait qu’ils dansent du Balanchine, me suis-je dit à un moment, et j’ai cristallisé là-dessus, c’était ça, comme du Balanchine, sans comprendre de suite ce que je mettais là-dessous. Comme un truc moderne d’il y a un certain temps ? Comme la pièce d’un maître dont on n’a pas tout à fait la culture ? Comme une vieille conne, j’ai pensé que ça swinguait plus avant, à la création ; Caroline Osmont, Marion Gauthier de Charnacé ou François Alu dansaient avec des accents d’autres danses plus urbaines. La battle de ballet à laquelle on assistait (dans I Hope my Life ? Waves know shores ?) est devenue un passage parodique qui fait rire la salle ; la gentille provoc’ n’est plus crédible.

La pièce reste un formidable terreau pour observer tous ces danseurs que je n’avais encore jamais vu en vrai. Comme souvent, les vidéos sont trompeuses : je peine à identifier Shale Wagman, qui me semblait pourtant si superlatif, et ne suis pas loin de me laisser surprendre par Inès McIntosh, moins marmoréenne que je l’imaginais. Bleuenn Battistoni quant à elle a quelque chose que j’aimerais découvrir ailleurs, son impassible cage thoracique enserrée dans la taille empire d’une robe de Juliette ou dans le corset d’un tutu plateau. Au final, la véritable révélation de ce ballet, pour moi, a été Naïs Duboscq — si je ne me suis pas trompée dans mes recoupements, entre feuille de distribution et photos sur Instagram. Sa façon de danser, qui pour le coup swinguait, m’a marquée sans que je retienne ses traits (j’ai seulement gardé des proportions, une tête un peu plus grosse, un chignon banane très haut, qui m’évoquent je ne sais trop pourquoi l’Amérique des diners).

Et Hugo Vigliottti virevoltant <3

Un doute soudain : est-ce que la couleur des costumes pourrait être un clin d’œil à Serenade ?

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Après l’entracte, la vie mène à une Impasse chorégraphiée par Johan Inger — une belle omission dans ma culture chorégraphique. Cette dernière n’est pas encore totalement à la masse puisque la gestuelle et la scénographie me font rapidement penser à Sol León et Paul Lightfoot, chorégraphes phares du Nederlands Dans Theater où Johan Inger a passé plus de dix ans. J’ai grand plaisir à voir danser Ida Viikikonski, Andrea Sarri (qui me fait penser à l’amoureux de JoPrincesse, c’est fou !) et Laurène Lévy, même si je suis rapidement happée par une danseuse que je ne connaissais pas, Lucie Devignes, je crois. Là encore, le coup de cœur vient sans préméditation.

Puis c’est le coup au cœur à la toute dernière occurrence de la maison en néon ; cet élément du décor est remplacé à plusieurs reprises par une version un peu moins grande, comme si on passait de la grande famille de l’enfance à une petite famille qu’on commence à trois. La dernière réplique est si petite que, plantée en avant-scène alors que le rideau continue sa lente descente inexorable, la maison est devenue… une stèle. L’évidence me prend par surprise, ça me prend quelque part à l’intérieur de moi, je suis suspendue à ce que je vois comme à des lèvres qui dispenseraient une sagesse si simple que je l’ai toujours omise, là juste devant moi, j’attends de voir, j’ai déjà compris, je vais comprendre, je bois l’absence de paroles, ce que peut l’art. J’en oublie ce qui précède de peut-être plus convenu, le grand cirque et chambardement du monde sous la forme de personnages dépareillés (femme enceinte, reine, clown, circassienne en habits de lumière…) qui s’agitent et joutent. J’en retiens la tendresse de certains pas de trois et les ensembles entraînant, joyeuse smala qu’on n’arrive jamais à faire passer à table — même sur la photo, où j’ai l’impression d’entendre Laurène Lévy crier. À table ! Avant que nos corps soient froids.

Photo de @scenelibre publiée sur le compte Instagram de @laurenelevy

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Avant ces primi et secondi piatti de choix, il y avait Rearray, un trio d’une vingtaine de minutes que les balletomanes m’avaient fait anticiper comme un aperitivo sans grand intérêt — l’équivalent d’une ouverture qui fait sas de transition avec l’extérieur avant une soirée symphonique composée d’un concerto et d’une symphonie.  C’est pourtant la pièce qui m’a fait la plus forte impression. Comme si, littéralement, elle imprimait en moi des images, des mouvements. Au moyen de flashs d’obscurité. La première fois que le noir se fait de manière totalement imprévue, en plein milieu d’un mouvement, je ressens comme un fort regret de ne pas avoir bien capté ce qui se passait. C’était quoi, cette dernière image ? de quels mouvements était-elle la somme ? la troncature ? Réitéré, le procédé se met à fonctionner comme révélateur, m’obligeant à mieux observer — dans la crainte de la prochaine interruption, dans l’espoir aussi d’un fondu au noir qui non seulement ne serait pas le dernier, mais rouvrirait le regard, comme un obturateur qui se ferme brièvement pour le nettoyage automatique de la lentille.

La lumière n’est pas coupée d’un coup, mais ce n’est pas non plus un fondu au noir. On a un dixième de seconde avant que, on sait que c’est le dernier mouvement que l’on voit, et déjà on ne voit plus, on ne sait plus ce qu’on a vu ou cru voir. Ou on l’a si bien vu qu’on en a été ébloui, l’image a oblitéré le mouvement duquel elle émanait. Flash d’obscurité, prescience de la perte. De ce qui précède, qui échappe à la mémoire. De ce qui est, peut-être, en train d’être dansé dans le noir. De ce qui aurait pu être, sans interruption. Quand la lumière se rallume, les danseurs ont continué, imperturbables, ou sont passés à complètement autre chose. Je goûte la facétie de certaines ellipses (la lumière se rallume sur un danseur assis comme si de rien n’était, comme s’il n’était pas en train de se démener à la précédente seconde de lumière  — ou en coulisses), mais c’est vraiment le rapport à la mémoire et au désir de retenir qui me saisit.

Quand on croit retenir un mouvement, on n’en a souvent que des instantanés photographiques, instants-clés entre lesquels on extrapole un mouvement rêvé. On n’y peut rien, c’est ainsi que fonctionne notre mémoire, plus photo- que cinémato-graphique. Et pourtant, quand on croit retenir une image, il y a de fortes chances pour qu’il s’agisse d’une reconstitution, compilation de plusieurs photographies qui n’a jamais existé. D’une façon ou d’une autre, le mouvement échappe, impossible de le retenir, on ne peut que s’en laisser traverser, se laisser impressionner. Le rappel est difficile pour moi qui voudrais toujours tout retenir — à la fois mémoriser et garder. Étudiante, je passais un temps infini au-dessus de mes notes de philosophie ou d’histoire, à patiner dans l’enchaînement des faits ou des arguments parce que j’avais la sensation d’oublier ce qui précédait au moment d’enchaîner ; j’aurais voulu penser en même temps la cause et la conséquence, et face à cette impossibilité structurelle, j’étais obligée de revenir au début et de reprendre encore et encore, jusqu’à la litanie et sa vaine conjuration face à la peur de sauter dans le vide d’un maillon logique ou temporel à un autre.

Qu’ai-je retenu ? Beaucoup et bien peu. Les coudes élastiques de Loup Marcault-Derouard, qu’on verrait bien danser du McGregor aussi. L’aplomb tranquille de Roxane Stojanov, qui n’a pas l’air défrisée de reprendre un rôle créé pour Sylvie Guillem — elle a raison, femme danseuse soliste, elle est à sa place. Cet instant de pas de deux qui en cristallise tant d’autres, quand Roxane Stojanov prend appui sur Takeru Coste pour un grand développé à la seconde et qu’il ou elle rétracte ses appuis, l’équilibre poursuivi jusqu’à ce que la lumière à son tour se retire, comme une main ou une épaule. Tout est là, je me dit sur le moment. Mais quoi ? La disparition, la suspension, peut-être, qui la précède. Je prends conscience que c’est la même chose avec la vitesse, dont je regrette parfois l’omniprésence en vieillissant : elle me vole et dévoile tout à la fois mon butin de spectatrice. Comme l’obscurité, la vitesse dérobe, et comme elle, elle souligne. L’équilibre au sein du déséquilibre. La suspension d’une spirale, dans un tour en torsion soudain ralenti. Le lâcher-prise dans la maîtrise, signature de cette virtuosité décontractée. Et Roxane Stojanov, l’air de rien en T-shirt à col rond et collants noirs, superbe.

…

ballet triple_bill[3];
rearray() 
{ 
     triple_bill[0] = "Blake Works";
     triple_bill[1] = "Impasse";
     triple_bill[2] = "Rearray";
}

/* Oui, je n'appelle pas la fonction, elle ne renvoie rien ; je ne vais pas réviser des trucs oubliés depuis 10 ans pour la blague. */

Journal de lecture : Tout brûler

[TW inceste]

L’illustration de la couverture m’a attirée en me rappelant celle d’Un monde plus sale que moi. Normal, c’est la même maison d’édition et la même illustratrice. J’ai ouvert, picoré au début et au hasard, mais la thématique était aussi lourde que le livre léger, je l’ai reposé sur l’étagère. Après un tour au dernier étage (l’étage des essais), je pensais encore à la prose aérée de Lucile de Pesloüan et j’ai eu envie de lire ce que l’on pouvait écrire ainsi — en l’appelant roman, quand la même écriture attelée à tout autre chose que l’inceste aurait été poétique.

le procès-verbal

je raconte tout
me viennent même des épisodes jamais relatés
à ma psy, à mes proches
je m’enthousiasme presque
il y a ça et ça et ça
et ça, ça compte ?

je dépeins une des plus grandes violences de mon enfance
il ne s’agit pas cette fois d’un geste sexuel ou d’un coup de martinet
mais quand le gardien de la paix entend cette histoire sordide
il s’arrête et ouvre grand les yeux

On ouvre souvent grand les yeux à la lecture de ce roman-recueil, et peu à peu on découvre que l’inceste recouvre tout un système qui dépasse de loin les agressions sexuelles qu’il protège. J’ai commencé à le comprendre lors d’un épisode qui suit une agression sexuelle par le frère de la narratrice sur celle-ci et une amie à elle, qui dormait chez eux cette nuit-là. Paroles rapportées de la mère de la narratrice à la mère de l’amie :

on comprendrait que vous portiez plainte
mais votre mari peut aussi le frapper
on est tout à fait d’accord avec ça
on peut l’emmener ici si vous voulez,
vous pourrez vous défouler sur lui

On est tout à fait d’accord avec ça. Oo

l’inceste ce n’est pas seulement de la pédocriminalité
l’inceste c’est se servir et se croire tout-puissant
au-dessus de tout
au-dessus des lois

Les dingueries relatées sont rendues possibles par tout un tas de remarques insidieuses, de dérapages mineurs et malsains, puis plus du tout mineurs, minant le quotidien, l’équilibre mental.

je ne sais plus si c’est vrai

à force

…

on raconte aux enfants que les monstres n’existent pas

[…] je ne sais toujours pas que Clarisse, petit fille,
se cachait sous son lit, serrait les poings, les yeux,
ses peluches, quand son oncle pénétrait dans la maison

elle, elle savait que les monstres existent

…

La narratrice raconte sa mise au ban et celle des autres victimes de son père lorsqu’elles se décident à parler et porter plainte :

Suzanne a parlé mais il est toujours là
il fanfaronne et fait le pitre […] Suzanne ne vient plus dans les réunions de famille
cela ne dérange personne.

…

un village trop petit

je m’ennuie
les chemins se resserrent sur mon passage
j’ai dix ans et je suis mélancolique
[…] l’ambiance n’est pas la même dans les onze maisons
sur le portail de la nôtre, on aurait dû accrocher
« attention père méchant ».

ce ne sont plus des souvenirs d’enfance
ce sont des flashs de violence
tous mes souvenirs deviennent flous
et se barrent peu à peu d’une croix rouge
[…] tout ce que je n’ai jamais trouvé normal ne l’était pas

…

œdipe c’est pareil, c’est tout sauf une petite fille qui tombe amoureuse de son père et qui veut la mort de sa mère
œdipe, c’est tout sauf un enfant dominé par ses pulsions sexuelles
œdipe, c’est un mythe
et si freud n’avait pas vécu dans une société où l’homme est tout-puissant et les enfants des moins-que-rien,
sa première théorie aurait peut-être vu le jour :

l’abus sexuel est à l’origine de névroses

l’histoire d’œdipe n’est pas simplement celle d’un enfant qui tue son père et qui épouse sa mère
l’histoire d’œdipe c’est aussi celle de laïos, le père d’œdipe
qui, dans sa jeunesse, viola un prince
ce prince se suicida de désespoir
le père de ce pauvre enfant maudit alors laïos, le père d’œdipe :

si tu engendres un fils
ta maison entière s’abîmera dans le sang

on connait la suite.

Je ne connaissais pas le début.

…

réparer

je recolle les brèches
je colmate les fissures
les japonais utilisent de l’or pour recoller la porcelaine
et moi je caresse les cheveux de ma fille
qui jamamis ne ternissent
qui brillent d’un roux doré
si doux si précieux.

…

En recopiant des extraits, j’en ai pris conscience : tout du long, pas de majuscule, comme un récit sans origine, ininterrompu, chuchoté ; mais à chaque fois un point final, pour y mettre un terme.

Décors, loci littéraires et architectures mentales

Les gens de fiction aussi habitent des appartements, des maisons. Sans même y penser, je les loge dans les maisons où j’ai pu résider. Les AirBnB ou les logements de passage ne sont pas réquisitionnés ; il faut que ce soient des maisons dans lesquelles j’ai vécu, que je les connaisse par cœur pour que tout se déroule d’instinct, que la structure inconsciente ne requière aucun effort, aucune volonté. Je ne me demande pas où placer l’intrigue et les personnages comme on place les éléments d’un discours à retenir dans le palais de sa mémoire, maison de poupée mentale dûment remplie. Non, les lieux surgissent d’eux-même, ne surgissent même pas, ils émergent, ils sont là, ah tiens, c’est vrai, je reconnais — la disposition des pièces, l’escalier ou le jardin. Parfois, c’est évident, c’est là, on est dans l’appartement de mon enfance ou la maison que mon père occupait à mon adolescence. Parfois, c’est plus flou, ça ressemble plus vaguement, des emprunts plus ou moins cohérents. Je ne reconnais pas toujours tout de suite : on a refait la décoration, la peinture, aménagé différemment quelques pièces.

Parfois, c’est moi qui dois faire des travaux, quand l’auteur se met à décrire un peu trop précisément et que ça ne correspond pas à ce qui est. Si c’est trois fois rien, j’ajuste à la volée comme sur un logiciel d’architecture ou une simulation de Sims, hop une ouverture entre deux pièces fusionnées, une chambre de plus, une tringle et deux rideaux. Mais si ça n’a rien à voir et que l’auteur insiste, que sa description entre en contradiction avec ce que mon inconscient avait posé là, ça se complique, ça résiste, comme ces illusions d’optique qui renferment deux images en une : je ne peux plus voir la jeune femme élégante si la vieille sorcière s’est imposée, c’est le canard ou bien le lapin, le XOR est catégorique et bien souvent biaisé pour l’image qui était là d’abord. L’imagination doit prendre des mesures, établir un devis que la mémoire trouve trop cher, et souvent je lâche l’affaire, laisse l’histoire se dérouler dans un décor précaire. Si vous êtes auteur et que, vraiment, l’emplacement des lieux est indispensable à l’intrigue, merci de fournir un plan dessiné, comme dans Le Mystère de la chambre jaune. Et encore, cela n’évite pas à coup sûr de se cogner dans un mur qui ne devrait pas être là, comme quand on se réveille en pleine nuit en étant persuadé d’être dans une autre chambre que celle où l’on se trouve et qu’il nous faut remettre de l’ordre dans nos idées à tâtons.

Rassurez-vous, mon entrepôt de stockage mental dispose d’autres décors que les maisons où j’ai vécu… avec beaucoup de récupération d’une fois sur l’autre. Paresse ou ingéniosité, la philosophie est un peu le one size fits all. Le patron de l’hôtel d’Ör est ainsi très similaire à celui où le narrateur est gardien de nuit dans L’Avancée de la nuit. Et les chambres de bonnes sont immuables, la même dans Le Pigeon (Süskind) que celles, en enfilade, au dernier étage de La Vie, mode d’emploi (Pérec).

Ce phénomène mental de recyclage immobilier, je l’ai identifié depuis longtemps. Ce à quoi je n’avais pas songé avant de commencer cet article, c’est que, peut-être, mes choix de tournage ne sont pas anodins, pas seulement dictés par des aspects pratiques ou stylistiques. Évidemment, ces derniers rentrent en ligne le compte. C’est probablement la raison première pour laquelle la grande maison un peu ancienne que mon père habitait dans mon adolescence rencontre beaucoup de succès dans les adaptations littéraires de mon esprit : un pavillon bourgeois se prête à toutes sortes d’intrigues. On voit moins évoluer Le Salon du Wurtemberg (Pascal Quignard) ou Les Bonnes (Genet) dans un appartement soixantedisard bas de plafond et rectangulaire de partout. C’est un peu comme les maisons de la résidence où habite ma grand-mère maternelle : avec leur petit côté série américaine, elles sont régulièrement louées pour des tournages (des vrais, cette fois-ci, avec des équipes qui vous ruinent la moquette en faisant rouler dessus toutes leurs caisses de matos). De mon côté, l’étage et le couloir avec balustrade qui donne sur le salon cathédrale m’ont servi de décor mental à Autant en emporte le vent.

Outre l’époque et le style, il y a l’évidence du lien familial. Si le protagoniste va rendre visite à sa grand-mère, pourquoi ma mémoire irait s’embêter à chercher ailleurs ? Hop, mon esprit me propose la maison de ma grand-mère maternelle… ou l’appartement de ma grand-mère paternelle… ou, ah oui, c’est vrai, l’appartement de vacances de la famille, devenu la résidence secondaire de ma grand-mère pour un tiers de l’année. Les petites boîtes vides de la grand-mer du Hêtre pourpre, dans lequel le narrateur dépose des rognures d’ongles, je les ai spontanément disposées sur la table basse et le buffet du salon de l’appartement de vacances.

Besoin d’un piano ? La leçon inaugurale de Moderato Cantabile aura lieu dans le salon de ma grand-mère maternelle. D’une maison à la campagne ? J’hélitreuille la maison provençale de mon arrière-grand-mère pour loger la grand-mère de Cécile Coulon ; En l’absence du capitaine voilà le massif du Gros Cerveau transformé en volcan auvergnat. L’absence est là, aussi. Derrière ces emprunts pratiques, un peu paresseux, s’en cachent peut-être d’autres, plus symboliques… plus inconscients… Des lieux palimpsestes à explorer comme on explore ses rêves chez le psy.

Cherchant des exemples de quels romans mon esprit avait tourné dans quelles maisons, j’ai parcouru les mosaïques des livres lus ces quatre dernières années et, quand des souvenirs ancrés resurgissaient, j’ai noté dans quelle maison les avait envoyées mon choixpeau magique. Parfois un même livre est accolé à deux maisons, soit qu’elles correspondent à deux lieux différents (comme dans Le Hêtre pourpre, où la chambre du narrateur est dans celle que nous partagions avec ma cousine chez ma grand-mère, tandis que le salon de sa grand-mère à lui est dans l’appartement de vacances), soit que mon cerveau ait au moins fait l’effort de créer une chimère (dans Profanes, on est chez mon arrière-grand-mère paternelle, mais le jardin est celui de mes grands-parents maternels, la cabane à outils transformée en cabane d’enfant).

Certains résultats ne sont guère surprenants : le studio parisien que j’ai occupé, par exemple, a été reloué à la narratrice de Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce (Lola Lafon), entre autres danseuse, et à l’anti-héroïne du Cœur synthétique (Chloé Delaume), qui cherchait une piaule après sa rupture. Il a également abrité les amours lesbiennes des Nuits bleues (Anne-Fleur Multon) en plein confinement.

D’autres résultats sont plus uniques, hasardeux : pourquoi Deux cigarettes dans le noir (Julien Dufresne-Lamy) dans l’appartement de vacances-à-la-mer ? Les Mains libres (Jeanne Benameur) dans l’appartement de Mum, où j’ai également fait mes études ? Les Variations Goldberg (Nancy Huston) dans l’appartement de ma petite enfance ? Des histoires de main et mer(e) ? Et d’autres encore dans la maison de ma grand-mère maternelle avec Prodige (Nancy Huston) et Un monde plus sale que moi (Capucine Delattre).

Puis il y a ce qui me laisse pantoise. Voir ces titres ainsi réunis sous le même toit, un rapprochement que je n’avais jamais fait jusqu’à aujourd’hui. Ça pointe du doigt/toit/toi. Dans la maison de mon père dans mon enfance, il y a :

Mais surtout, dans l’appartement de ma mère où j’ai passé le plus clair de mon enfance, il y a :

L’Avancée de la nuit, de Jakuta Alikavazovic (le salon, le couloir) / Les Jours de mon abandon, d’Elena Ferrante (le couloir, les chambres) / Les Furtifs, d’Alain Damasio (ma chambre). Un parent qui part, une mère abandonnée, une enfant disparue, hybridée. Le glyphe de Tishka, je l’ai vu nettement sur le mur au-dessus de mon lit ; je le pensais déchiffré. Fichte fifre. Rien de mieux que le plein jour pour cacher quelque chose. Ce n’est pas l’IA qui me contredira.

Image générée par IA : plan d'une maison carré contenant une seule pièce au milieu de laquelle est plantée un panneau "You're here" mal orthographié, au-dessus du texte "mystery roume"
Par curiosité, je me suis demandé ce que j’obtiendrais si je demandais le plan du Mystère de la chambre jaune, avec un panneau « Vous êtes ici » placé dans un lieu impossible, en-dehors de la carte ou sur un mur. Cette « mystery roume » n’illustre pas du tout ce que je voulais, mais la fin de ce post, très bien. Accent franchouillard en bonus.

Et vous, vous habitez où dans votre tête et vos lectures ? Votre inconscient recycle ? se manifeste ?

Octobre 2024, journal

Mardi 1er octobre

À la barre au sol, j’annonce un nouvel exercice et je ne l’ai pas encore montré que C. me coupe :
— Ohlala, ça va être horrible.
— ?
— Je reconnais ce petit sourire, maintenant, cet air réjoui, là… ça veut dire que l’exercice va être horrible.

Je réfute, votre honneur, l’exercice n’est pas horrible, il est efficace.

…

Mercredi 2 octobre

Une petite fille me demande si on pourra faire « des compositions », comme avec la prof de l’an passé : oh que oui, dix minutes de répit !

Les groupes relous ne sont pas les mêmes que la semaine passée ; il est décidément impossible de rien prédire. Après un cours sans vague, la dame de l’accueil me prévient qu’une mère a récupéré sa fille en pleurs et va appeler la directrice pour se plaindre. Interloquée, je me repasse ce dont je me souviens du cours sans trouver ce qui a déclencher l’incident : qu’ai-je pu dire de blessant ? qui puisse être mal interprété ? y a-t-il eu des méchancetés prononcées à son encontre dans le vestiaire ? Je les ai trouvées éteintes en arrivant en cours, me souviens leur avoir demandé si elles étaient fatiguées, mais rien de plus. L’idée que j’ai pu blesser une gamine me retourne le bide et le cerveau. Je suis terrorisée à l’idée qu’une indication manuelle pour corriger un placement ait pu la faire se sentir mal. Normalement, je demande toujours avant si je peux les toucher, mais il est possible qu’à la cinquième heure de la journée, après avoir récolté bon nombre de regards étonnés et de bah non, ça me dérange pas, j’ai omis le recueil de consentement explicite pour une zone qui me semblait « neutre » comme les pieds ou les bras (crêtes iliaques et cuisses me semblent trop intimes pour que je puisse oublier, et les fesses sont un no go absolu, je tripote mon propre postérieur si je veux faire comprendre un truc).

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Jeudi 3 octobre

Photo d'un rebord de fenêtre derrière laquelle a été placé un jouet tyrannosaure qui fait coucou à une dinosaure plus petit qui a passé la tête par un accroc du rideau.
Géniale mise en scène dans les rues de Croix

Carton, scotch, règle et feutres : je passe un moment à bricoler un carton pour expliquer les épaulements — au final peu utilisé. Je le range vite fait, un peu honteuse d’avoir été si enthousiaste de cette maigre trouvaille.

carré en carton avec une croix rouge et une noire, scotch, ciseaux et feutres à côté

Dès les dégagés, c’est une évidence : cette fille est une fausse débutante. Je lui demande confirmation pour la forme, elle acquiesce ; je suppose qu’elle veut reprendre doucement. Au fur et à mesure du cours pourtant, le décalage s’accentue. Elle n’est pas seulement une fausse débutante, mais une très bonne danseuse, bien meilleure que moi. Le quiproquo se lève grâce à l’horaire de fin, plus tôt qu’elle ne l’avait anticipé : elle pensait être au cours de niveau supérieur… qui avait lieu dans la salle d’à côté. Je l’encourage à aller grappiller la demi-heure restante ; après tout, notre cours tout débutant qu’il soit l’a échauffée. Elle avoue être un peu frustrée (tu m’étonnes), même si elle a la gentillesse d’ajouter que ça l’a fait travailler en profondeur (les cours débutants quand on ne l’est plus, c’est une redécouverte de tout ce qu’on escamote et ça peut être costaud, j’ai découvert ça en donnant cours au enfants). Les autres, ravies d’avoir eu un modèle de choix à copier pendant tout le cours, trouvent que c’était très bien de l’avoir avec nous : « Tu reviens quand tu veux » lui lancent-elles en passant la porte.

À ce même cours d’adultes débutants, il y a une mère et sa fille, respectivement début vingtaine et cinquantaine. J’adore qu’elles aient décidé de faire ça ensemble. La fille a proposé à la mère, qui a accepté pour être avec elle, sans trop se renseigner, sans faire attention à l’adjectif « classique » accolé à « danse ».  Quand elle s’est rendue compte dans quoi elle s’était laissée embarquée, elle a craint un truc rigide — si ce n’était pas vous, je n’aurais pas continué, elle s’en est persuadée. Quand elle me propose après le cours d’aller boire un verre avec elle et sa fille, et une collègue trentenaire qui a prévu de les rejoindre, je mets de côté mes réticences à aller boire un verre (le bar, le bruit, les prix alors qu’on pourrait manger dans un restaurant) et me joint à cette soirée entre filles.

C’est plaisant puis étrange : entre diverses anecdotes, les deux collègues débriefent de dingueries professionnelles. De l’extérieur, il est clair que leur environnement de travail est toxique et qu’elles sont déjà en burn out ; de l’intérieur, c’est moins évident, elles sont au bord de craquer mais il manque toujours un cran pour acter le craquage, une insomnie supplémentaire, un nœud plus serré au ventre ou une autre soirée gâchée à discuter de ce qui s’est passé au boulot pour s’assurer qu’on n’est pas folle. Elles s’encouragent, elles ne vont pas se laisser faire, elles ne vont pas se laisser faire cette fois. Cette fois de trop. Elles ont manifestement été identifiées comme des bonnes poires par les manipulateurs, parce que la conversation révèle d’autres red flags dans leurs relations de couple — repérés par l’une, complètement ignorés par l’autre. Tout au plus le drapeau vert pourrait-il être légèrement orangé sur les bords. Ce n’est pourtant jamais bien signe quand on s’autocensure face à un compagnon, surtout quand celui-ci met la barre haute sur l’apparence de sa moitié.

La chaleur du cours de danse m’a quittée sans que je m’en aperçoive de suite, compensée dans un premier temps par l’inhabituelle douceur de la saison. La nuit fait son œuvre et je m’éclipse la première, frigorifiée depuis un petit moment. C’était manifestement déjà trop tard : je me réveille à 5h du mat’ avec un hérisson dans la gorge.

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Vendredi 4 octobre

La dimension ultra genrée du classique est une plaie quand on a une classe de filles avec un seul garçon — lequel est affublé d’une maladie qui lui interdit de sauter pour corser un peu plus l’affaire. Je me mets en quête de variations mixtes ou masculines qui pourraient être abordables ou facilement simplifiées pour des enfants en deuxième cycle. Sur Twitter, on me suggère le début de la variation de Lenski dans Onéguine et la variation du danseur en brun dans Dances at a Gathering. J’apprends la moitié de cette dernière à partir d’une vidéo avec Hugo Marchand avant de me rendre compte que je suis incapable de la compter à coup sûr : bof bof pour l’apprendre aux élèves.

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Samedi 5 octobre

Les filles qui commencent les pointes cette année ont mille questions avant d’acheter leur première paire. Je réponds du mieux que je peux, sachant que les pointes sont un outil de travail très personnel ; ce qui convient à l’une ne conviendra pas à l’autre. On parle dureté de semelle, hauteur d’empeigne, forme du pied, embout en silicone ou en tissu, etc. Je conseille surtout d’insister auprès de la vendeuse pour essayer pleins de modèles, et de ses fier à ses conseils… s’ils ne sont pas démentis par leur ressenti. Élastique ou rubans ? Chacun sa préférence. Je suis partisane du combo élastique et rubans (en coton) pour un bon maintien du chausson et de la cheville. Ma réponse semble les perdre. Heureusement une élèves formule le problème : je dis tout le contraire de l’autre prof. Oups. L’autre prof n’a manifestement pas envie de perdre un temps infini en laçage et impose un système de double élastique dont je ne sais, aux explications embrouillées des enfants, s’il est plus complexe ou ingénieux. J’essaye de ne pas remettre en cause le choix de ma collègue sans me dédire : celles qui ont cours mercredi font comme l’a demandé la prof du mercredi ; celles qui n’ont cours que le samedi avec moi ont le choix.

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Lundi 7 octobre

Quand la prof demande si ça fait longtemps qu’on n’a pas enfilé les pointes, je réponds que ça fait des mois, months, sans préciser que ça fait des mois que, non seulement je n’ai pas enfilé mes pointes, mais que je n’ai même pas pris de cours de danse. Quatre, pour être précise. Quatre mois. Je donne des cours de danse, je prends des cours de posture, mais je n’ai pas pris de cours de danse depuis la fin de la formation. Et c’est très bien comme ça. Je suis contente d’avoir attendu que l’envie revienne pour reprendre. Je retrouve les studios gigantesques, les camarades de la promo suivante, découvre les nouveaux. Rien n’a changé et tout a changé : je ne suis plus élève, je ne suis plus évaluée en permanence et, partant, je ne me juge plus en permanence. Plus d’évaluation intériorisée et systématisée en critique anticipée, les vacances que cela me fait ! Je peux à nouveau danser, je suis là pour ça, le sourire qui éclot tout seul quand le mouvement me porte.

Je prends plaisir à prendre ce cours qui place, me remets dans mon corps et mes sensations. Une main sur le ventre, une main sous la fesse, de part et d’autre d’une hanche invisible dans sa sudette, la professeure régulièrement invitée le scande : tout est dans le centre et les ischio. Ça tombe bien, mes ischio-jambiers sont au rendez-vous, je parviens de mieux en mieux à les mobiliser. Même si je mets encore trop de force dans tout ce que je fais ; just stack the bones, rappelle la voix qui semble n’avoir que ça, des os sous la peau, un French bun folâtre sur la tête. Good, great, excellent. Son enthousiasme est aussi affable qu’artificiel — très américain, en somme. Cela m’empêche de développer pour elle de l’affection alors que je raffole de ses exercices. Je suis revenue parce que son nom était sur le planning (et j’en ai fui un autre : une professeure humainement riche et sensible, mais dont tout le cours m’est désagréable, des exercices à sa voix ; il suffit que je l’entende pour me crisper ; j’ai l’impression de me faire engueuler à chaque fois qu’elle émet un son). De retour chez moi, je m’empresse de filmer les exercices qui me restent pour m’en souvenir.

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Mardi 8 octobre

Mum au téléphone me trouve la voix assurée, plus mature, plus… femme, une vraie adulte, qui tranche avec l’image de post-ado que je renvoyais jusque-là. Et je le sens. Je me sens vieillir en bien, en poids posé, gravité qui donne de l’aplomb, voix qui guide et soutient, il faut bien. Je sens l’expérience de vie qui est là, une grosse malle aux trésors sur laquelle je prends appui, malgré mon inexpérience de professeure.

J’aperçois la directrice me désigner à son interlocutrice à travers la porte vitrée. Elle intercepte mon interrogation et ouvre : « Elle me demandait qui était la prof. » La fille avec le legging au goût douteux, il fallait répondre. C’est sûr qu’assise en simili-écart au milieu des autres à discuter étirements, je n’étais pas forcément identifiable comme prof.

…

Mercredi 9 octobre 

Les cours se passent un peu plus sereinement, surtout ceux du matin. L’après-midi me rend perplexe. Quand je demande aux pré-ado qui font toujours un peu la tronche leur ressenti sur le cours et le niveau de difficulté, elles me répondent que c’est trop facile. Je ravale mon étonnement : je n’ai pas encore réussi à obtenir ne serait-ce qu’une coordination de base correcte de bout en bout dans les pliés (je ne parle pas de la qualité du pas  — un plié moelleux, des genoux au-dessus des pieds — juste de bras qui savent à peu près où il vont et s’ils hésitent, demeurent dans une position identifiable). Je ne doute pas de leurs capacités dans l’absolu, mais elles ont une si piteuse mémoire qu’il m’est impossible de distinguer une difficulté physique d’une difficulté mnésique. Tant que je ne vois pas l’enchaînement, je ne les vois pas vraiment danser. Alors je propose ce deal : dès qu’elles ont mémorisé les exercices, on passe à plus difficile. Elles comme moi sommes un peu perplexes de la perspective de l’autre, mais au moins, maintenant, nous en connaissons la teneur.

…

Jeudi 10 octobre

Heureusement que la barre à terre est proche du sol, parce que j’ai la tête qui tourne au début ; c’est dire le niveau d’énergie initial. Arrivée down tant physiquement que moralement, je ressors pourtant de l’école de danse avec la patate : la magie des cours de danse adultes.

En plus, les adultes peuvent dire des choses réjouissantes comme : on n’a jamais assez de musiques Disney après que je me suis excusée de leur faire faire des soubresauts sous l’océan, tandis que les enfants trouveront que ce sont des musiques d’enfant donc de bébé. On déambule, on fait des bulles sous l’océan. SOUS L’OCÉAN.

À la fin du cours, L. est mi-réjouie mi-gênée : « C’est bizarre, mais plus j’ai mal après, plus j’aime. » Elle est des nôtres, elle aime ses courbatures comme nous autres.

…

Vendredi 11 octobre

[rêve — était-ce cette nuit-là ?] Échapper aux zombies dans ce rêve n’implique pas de fuir, mais de se faufiler. Ils sont partout dans la ville, les rues, les commerces. Ils ont le même aspect que les gens normaux, à ceci près qu’ils se déplacent en zig zag. C’est à cela qu’on les reconnait. Surtout, surtout, ne pas leur rentrer dedans sinon ils se mettent à vous tabasser, et alors il faut les tuer, c’est à celui qui tuera l’autre. Le danger constant, c’est épuisant, ils faut sans cesse discerner, anticiper, ne heurter personne par mégarde et dans le doute, s’échapper, monter quatre à quatre les escaliers pour revenir dans la cachette sécurisée, souffler un peu.

Second cours de danse de la semaine / du mois / de la rentrée : des équilibres sereins à la barre et un peu de narcissisme — je me trouve les jambes joliment galbées (la perception de mon corps est directement liée à mes sensations et à ce que je sais avoir ou non travaillé).

Sieste : enfin ça se dépose. C’est comme ça que j’y pense. Pas en terme de repos mais de dépôt, comme on dépose les armes, comme les flocons d’une boule à neige se déposent après l’agitation. Mon cerveau reste engourdi au réveil, je savoure la trêve de moulinage, regarde juste dehors, le biseau de lumière tour à tour flou et net comme un cutter, comme un pan de Hopper.

Au cours de stretching postural, S. me rapporte qu’I. raconte à tout le monde que la barre à terre est géniale. Merci radio ragots pour le compliment, je prends, quand bien même les grands yeux d’I. s’émerveillent d’à peu près tout tout le temps.

…

Samedi 12 octobre

À 9h30, un samedi matin, la ville s’éveille encore. Au peu de passants dans les rues, on voit davantage ceux qui y ont dormi et ne mendient pour certains pas encore. L’eau goutte de la raclette du laveur de vitre qui, enfermé dans l’Apple Store, opère la non-magie de la transparence tandis que les vendeurs assemblés en cercle pour un meeting s’appuient comme ils le peuvent sur les tables entre lesquelles ils vont passer la journée à circuler — quand on est agile, on reste debout. Les sourires, quand il y en a : sont-ce des sourires de façade, des sourires pour s’encourager soi ? ou de vrais sourires parce qu’après tout nous sommes dans le Nord, où les gens sont chaleureux ?

Il y a des jours comme ça… Je passe mon temps à lutter pour récupérer l’attention des élèves. C’est épuisant et m’énerve d’autant plus que je tends à devenir coupante. Je ne dis rien quand je vois un groupe d’élèves (toujours les mêmes) papoter alors qu’on marque tous ensemble l’exercice ; après tout, on l’a déjà fait la semaine dernière, peut-être qu’elles l’ont déjà. De fait, elles ne l’ont pas et sont les seules à ne pas l’avoir. Ça part tout seul et j’entends le ton giflant comme s’il venait de quelqu’un d’autre : ça vous aurait peut-être été utile de marquer avec nous plutôt que de discuter. Le microgramme de satisfaction que j’éprouve à cette sortie vengeresse me débecte aussitôt.

« À se regarder pousser une gueulante, ardente ou glaciale, histoire de retransformer le chaos qui vient d’entrer dans la salle en une classe à peu près d’équerre. » Cela fait un moment que je lis le blog de Monsieur Samovar, mais récemment ses billets se sont mis à produire un drôle d’écho : d’avoir des enfants en cours, même si ce sont des cours de danse qui ne dépendent en rien du cursus obligatoire de l’Éducation nationale, j’ai l’impression que… je comprends davantage ce qu’il raconte, pas qu’intellectuellement, quoi, et ça éclaire ma propre expérience en retour, allège mes embarras de prof débutante en montrant qu’on patauge tous.

Cela ne me dérange pas que les élèves parlent entre eux du moment qu’ils chuchotent et gardent un œil sur ce qui se passe. Mais sans cesse lutter pour récupérer leur attention, ça non. Devrais-je ne rien autoriser du tout, pas de chuchotis, rien ? Asseoir un fond de discipline « autoritaire » pour que ça n’en ai jamais l’air ? Mais alors, est-ce que l’absence d’éclat de voix ne s’imposerait pas au prix d’une peur latente, dont je ne veux pas ?

Heureusement, il y a de belles choses à les voir interpréter le début de la variation du danseur en brun. À la fin du cours M. note avidement la référence du ballet dans son carnet, Jerome Robbins, Dances at a Gathering, pour la retrouver chez elle. (Le samedi suivant, elle a manifestement répété et appris la suite.)

…

Lundi 14 octobre

[Rêve] Dans une maison qui n’est pas à ma grand-mère ni à ma mère ni à moi, nous passons dans la pièce d’à-côté à l’insu de la propriétaire, en plein jour, pas d’inquiétude, on se demande plutôt quelle pâtisserie manger. Il est question de toilettes [encore et toujours, l’inconscient ne parvient pas à se soulager]. Mais aussi de passer un concours pour peut-être intégrer la dernière année de l’école de danse de l’Opéra [périodiquement je me redonne en rêve une chance pour entamer une carrière professionnelle de danseuse]. En montgolfière, on s’élève au-dessus de la prairie, avec vue jusqu’à la mer.

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Pour un projet mêlant public scolaire et élèves du conservatoire, je me retrouve dans un collège de Lille. Le niveau sonore à l’entrée de l’établissement m’abasourdit ; j’avais complètement oublié cette intensité. Différente mais non moins intense est celle de la chanteuse lyrique qui baroquise à moins d’un mètre de moi durant toute la matinée. Il s’agit pour l’équipe d’expérimenter les morceaux sur lesquels vont travailler les enfants, et pour les professeurs de musique, de s’accorder sur les nuances d’interprétation à transmettre. Je me demande un peu ce que je fais là, à la fois chanceuse et piégée, essayant avec une égale volonté de rendre audible et inaudible ce qu’on nous fait chanter (essayer et participer / ne rien fausser). Sans prendre aucune note sur la partition que je remiserai sagement de retour chez moi, je découvre le monde et le vocabulaire de l’ornementation baroque, avec ses battements et tremblements qui ornent les portées de petites vagues et de + (indiquant qu’il faut aller chercher la note plus haut et descendre).

Quand on passe dans la salle de spectacle (incroyable, je n’ai jamais vu ça dans un collège) pour l’atelier de danse baroque, c’est le soulagement.  Les professeurs de musique sont moins à leur aise ; chacun son tour. Ils s’en tirent bien pourtant, alors que c’est costaud pour une initiation. Les trois segments, bras, avant-bras, main, ça paraît facile comme ça, mais le souvenir des cours de pratique à l’université est à peine suffisant pour incorporer sereinement les coordinations qui nous sont proposées par le maître à danser du jour. J’ai du mal à casser le poignet d’une seule main et à inhiber le réflexe d’harmonisation ou de symétrie qui me pousse à soulever le poignet qui devrait rester tombant.

Casse-croûte dans la salle de musique, ça m’amuse :  L. a toujours des Tupperwear ultra-cuisinés, tandis que le jambon-beurre maison de V. trahit une moindre habitude de manger à l’extérieur. Quand c’est fréquent et qu’on a la flemme, comme moi, on se fait des pâtes. La conversation embraye sur un sujet léger et amusant ; tout en mastiquant, nous dressons la liste de tous les prénoms vieillots portés par nos jeunes élèves. La perception évolue en sens inverse de l’âge : certaines vieilleries ou étrangetés pour moi ont eu le temps pour L., tout juste 20 ans, de devenir actuelles et presque banales.

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En attendant l’heure de me rendre au cours que je donne, je me pose dans l’une des rares médiathèques lilloises à être ouvertes le lundi, fourrage dans les bacs et en sors Blanc autour, que j’avais repéré dans la vitrine de la librairie BD de Montrouge. Lecture in one go. La bibliothécaire circule tout autour avec un plaid vaguement écossais sur les épaules. Sur le plus proche fauteuil, à distance respectueuse, se succèdent un lecteur d’Histoire puis de manga, T-shirt ramen assorti, qui bouge les lèvres comme les gens qui lisent leur livre de prières. Cette après-midi bibliothèque pourrait devenir un rituel si je vais aux cours de stretching postural le lundi midi. Reste que les heures captives sont longues, l’immobilité amène le froid, et la durée de la session n’est pas proportionnée à celle de la lecture. L’intérêt est né, s’est maintenu puis émoussé ; il a fait son temps, mais le temps n’est pas encore écoulé.

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Mardi 15 octobre

Rouvrant le pot de marmelade de gingembre attaqué en diagonale pour laisser intact un bout de la surface lisse, inentamée du pot neuf, je me demande si d’autres gens font pareil, s’il y a d’autres gens assez bizarres pour tenter de conserver le plus longtemps possible un vestige de perfection initiale. Est-ce que ça dit quelque chose de moi ? Peut-être que je m’accroche à une croyance, à l’idée d’un donné une fois pour toute que l’on ne peut que préserver ou abimer. Comme si ce qui comptait n’était pas ce à quoi l’on parvient, mais d’où l’on part, dont je m’éloigne toujours à contrecœur. Est-ce qu’un pot de marmelade de gingembre peut trahir ça ? Il y a un moment où il faut ruiner la perfection de la gelée inaugurale si on veut que le plaisir des tartines beurre-gingembre continue.

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La réunion n’en finit pas. Les gens ne partagent pas ce qu’ils ont réfléchi en amont, ils commencent à réfléchir en groupe. Ça me rend chèvre.

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En ce moment, je pousse des petits couinements de dinosaure satisfait en me glissant sous le plaid. Douceur, chaleur, excitation minuscule. Lecture, sieste, orgasme. Je relève la tête de mon livre et plus rien ne bouge — sauf les branches d’arbre, les insectes et les nuages — mes pensées au même rythme de fausse immobilité — passent sans qu’on s’en rende compte. La lumière du soleil (jaune) et le ciel nuageux (gris) s’annulent en une lumière blanche sans heure. L’infini de l’après-midi se savoure entre 14h et 16h, après quoi l’étale se relief. En sortant du bus, je relève la tête, admire les vergetures, la peau d’orange du ciel.

Ciel au pommelage rapproché

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Pour faire plaisir à ses anciennes élèves, la directrice (leur ancienne prof) prend la barre au sol avec elles. C’est un peu étrange pour moi, qui n’ose pas corriger sa posture de tout le cours. Ce n’est pas si dur, objecte-t-elle à la fin à ses anciennes élèves qui lui promettaient de partager leurs onomatopées. Cette remarque me laisse perplexe sachant que certains mouvements n’étaient pas justes (donc ne sollicitaient correctement pas les muscles) et que le but n’est de toutes façons pas d’en baver, mais de se gainer et s’étirer de manière efficace, pour se sentir bien dans sa vie de tous les jours et progresser en danse. Le rapport des gens à la difficulté me laisse globalement perplexe, ces derniers temps. Mais peut-être n’est-ce absolument pas la question, peut-être avait-elle seulement besoin de faire bonne figure et se rassurer — sur sa valeur de professeure non diplômée (le diplôme a été créé un an après ma naissance) comme sur l’état de son corps tout juste retraité.

De mon côté, peut-être que j’en rajoute dans les bêtises, que je dis par exemple en passant d’un exo sur le dos à un exo sur le ventre qu’on se retourne comme un poulet grillé, mais ce n’est pas de ma faute, c’est l’odeur dans le bus en venant — à quoi tiennent les métaphores servies lors d’un cours de danse… Quand, sur le dos, les jambes en table, j’explique qu’on va descendre un pied l’un après l’autre pour piquer le sol, l’évidence s’impose pour quelqu’un : c’est comme attraper un sachet de bonbon, mais avec les pieds. Je suis d’accord, mais seulement si ce sont des Michoko.

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Mercredi 16 octobre

Mes règles sont en avance (décalées avec la Lune ?) et c’est la dernière semaine avant les vacances, mais curieusement le marathon du mercredi se passe mieux qu’anticipé, les enfants ne sont pas si dissipés. Je me rends compte en rédigeant cette entrée que je note la même chose chaque semaine pour le mercredi : un peu moins fatiguée. Cela ne relève probablement pas tant de l’amélioration que du soulagement. Je devrais prendre acte de cet état de fatigue tolérable, mais l’anxiété semble avoir conservé le tout premier mercredi comme mètre étalon absolu et me le fait craindre chaque semaine.

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Madame, y’a H. qui pleure. Quand mes yeux la trouvent, H. est recroquevillée debout sur ses pleurs silencieux, tétanisée par des larmes qui tombent au sol… en flaque. En flaque ! Il y a une petite flaque d’eau par terre.  Je croyais que ça n’existait que dans les bande-dessinées. Une partie de mon cerveau s’esbaudit de cette profusion lacrymale, tandis que l’autre fait ce qu’on attend d’elle, s’enquiert de se qui passe, tente de rassurer, demande des excuses à la camarade qui s’est permis de dire à H. qu’elle était la seule à ne pas y arriver — ce qui, outre n’être pas charitable, est complètement faux, parce qu’on est en train d’apprendre un nouveau pas et, c’est normal, on tâtonne.

C’est parce que vous êtes trop nulles ! j’entends chez les 9-10 ans. Mais qu’est-ce qu’elles ont aujourd’hui ?  Je dois expliquer que, même si « c’est une blague », je ne veux pas de ça dans mon cours  — d’autant qu’on finit toujours par se demander si la blague en était vraiment une, dans ce genre de cas ; ça introduit le doute chez ceux qui en font les frais et fragilise leur confiance. Donc nope, hors de question.

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À un papa qui amène sa fille toute échevelée, je dis gentiment que ce serait bien si elle pouvait avoir un chignon la semaine suivante : « Pour le spectacle, bon d’accord, mais chaque semaine, non, non ! » Yeux qui roulent, bouche qui s’ouvre… Manifestement j’abuse grave. Un chignon pour un cours de danse classique. Et puis quoi encore, un chignon banane laqué avec une tiare ? J’en viens à douter de la légitimité de ma demande ; après tout, la convention de mon monde ne fait pas forcément sens pour tout le monde.  Est-ce que je n’abuse pas à relayer cette demande de la directrice, alors que l’essentiel est que les enfants ne soient pas gênées pour danser ? Décontenancée, j’essaye de négocier pour que la petite vienne avec des épingles, je lui ferai moi son chignon, ce n’est pas un problème, pendant que la père attrape les cheveux de sa tête blonde et lui fait une queue de cheval à l’arrache sans brosse. Le message est manifeste : ce papa dépose sa fille pour une heure de garderie bon chic bon genre, qu’elle s’amuse, hein, faudrait pas que l’activité exige un effort supplémentaire. De tout le cours, la gamine n’a pas arrêté de passer ses mains autour de son visage pour repousser les cheveux qui lui tombaient dans les yeux.

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Cette tendance que j’ai à parler au conservatoire de ce qui ne va pas à l’école et à l’école de ce qui ne va pas au conservatoire. Pourquoi je fais ça ? Le besoin de débriefer des angles morts propres à chaque structure a des relents de bitchage hypocrite. Pourtant, je pense chaque chose que je dis, en positif comme en négatif.

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Jeudi 17 octobre

Je prends plaisir à rédiger un article de blog sur le livre de Clémentine Mélois. Cela n’empêche pas l’anxiété de remonter.

Malgré ma préférence pour la VO, Tuca & Bertie passe mieux en français. J’ignore si c’est une pure question de vitesse, si l’animation empêche une inconsciente lecture sur les lèvres ou si les sous-titres se détachent moins bien sur le dessin que sur une image filmée, ralentissant la lecture, mais même avec les sous-titres, je peinais à suivre le rythme.

La dermatillomanie ou le plaisir à s’exploser des boutons selon Tuca (je plussoie) :

"Allez, avoue que t'aimes ça. C'est étrangement jouissif."

"C'est comme éclater du papier bulle"
En V.O. : It’s like bubble wrap but made out of skin.

Mes adultes débutants font des progrès, il faut les voir en retiré, ça me rend toute chose guillerette. Une dame dont je n’avais même pas retenu le prénom me tend un tote bag avec cinq élastiques du type qu’on utilise pour travailler la souplesse : c’est pour vous, je les ai récupérés au travail. C’est pour moi, pour nous, forcément j’ai de suite envie de jouer avec.

Et on tire sur la barre, fesses en arrière, dos plat… Je n’avais pas prévu la force d’une de mes jeunes adultes, qui fait de la muscu : la fixation se décroche, cheville arrachée du mur, poussière de plâtre tout autour. Oups.

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Vendredi 18 octobre

Réveillée 7h30, je me suis rendormie jusqu’à 11h ! Poisseuse de ne pas avoir pris une seconde douche la veille au soir, je me réveille crade mais régénérée.

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Samedi 19 octobre

Est arrivée en cours il y a quelques semaines une enfant ahurissante, dont je me demande à chaque fois ce qu’elle fait là. Pourquoi n’est-elle pas à l’école de danse de l’Opéra ? Musculature finement dessinée, cou-de-pied, ligne d’arabesque à se damner, placement et coordinations en place, compréhension immédiate du mouvement, musicalité, intelligence vive, curiosité, gentillesse, plaisir manifeste — tout, elle a tout. Je dois vraiment me creuser la tête pour trouver quoi lui dire et ne pas l’ignorer ni la placer dans un inconfortable rôle de chouchoute en la félicitant systématiquement.  Les pointes aident, où elle rencontre le problème inverse de tout le monde : ne pas passer par-dessus le plateau.

Il m’est difficile de ne pas conserver un ton énervé quand j’ai dû forcer ma voix pour récupérer l’attention du groupe. Je dois faire un effort conscient et moduler mon expression pour repasser dans l’appréciation des efforts engagés dans le mouvement, indépendamment du comportement qui a nécessité un rappel à l’ordre juste avant. Je sais pourtant qu’élever la voix n’est jamais bon, ni pour le groupe ni pour mes cordes vocales. Pour préserver ces dernières, je tente de mettre la musique puis de l’arrêter dès qu’elle a déclenché chez les élèves le réflexe de se mettre en position, histoire de pouvoir donner quelques indications dans le calme revenu, mais c’est presque pire tellement c’est passif agressif. C’est fou comme il est facile d’en vouloir aux élèves de ce qu’on devient à leur contact lorsqu’on est fatigué et démuni.

À côté de ça, il y a des moments de grande beauté, comme de les voir plongés dans leur interprétation tête en l’air pour l’entrée du danseur en brun.

Après le cours, je reste pour une petite session d’improvisation en solo. Je n’avais pas réalisé jusque là qu’il n’y avait personne après moi, que je pouvais profiter du studio.

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Dimanche 20 octobre

Encore un dimanche où la douche marque la césure entre deux pyjamas. Du rangement.

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Lundi 21 octobre

Nouvelle compréhension unlocked au cours de stretching postural : je dois avoir l’impression de ne pas tendre complètement mes genoux pour assurer la continuité entre plié et relevé. C’est la différence entre tendre et allonger que nous avions vue en formation (reculer le genou à l’horizontale versus laisser le genou suivre le mouvement vertical du bassin qui s’éloigne des chevilles), que j’avais intellectuellement comprise et observée sur des jambes en X, mais que je n’avais pas du tout sentie dans mon propre corps. Je ne pensais pas verrouiller les genoux, alors que si, c’est une tendance que j’ai, qui va de paire avec le réflexe de me caler à l’arrière de la jambe / cheville. Je découvre qu’on peut se caler à l’avant, que c’est même souhaitable.

Ce lundi, nous sommes seulement trois au cours, trois danseuses. On commente, on s’interroge, on cherche les sensations, on onomatopéise les difficultés et on papote aussi entre deux, j’adore. Contrairement aux cours en soirée, où l’on trouve des profils divers, avec gens qui font du tennis, d’autres sports ou qui juste s’entretiennent, on peut s’atteler à des mouvements strictement liés à la danse. Par exemple, le travail de torsion pour l’arabesque en twistant ; ça a encore du mal à venir.

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L’après-midi, je donne mon premier cours particulier chez moi, la cheminée en guise de barre. Je propose à la maman, que j’ai déjà rencontré, de rester assister au cours ; elle ne veut pas déranger, mais si ça ne dérange pas, elle veut bien, c’est vrai qu’elle a déjà passé trois heures dans sa voiture à bouquiner ce matin, en attendant que sa fille sorte de répétition. Pour l’avoir eu en stage cet été, je sais que la jeune fille est avide de comprendre et de progresser. Alors, j’y vais, je la bombarde de corrections pour tourner les cuisses en dehors, pas seulement les hanches et les chevilles, relayer l’en dehors musculairement tout le long de la jambe, appuyer dans les orteils vraiment, pas juste sous le coussinet, trouver la torsion dans l’arabesque…

Le changement est spectaculaire pour l’arabesque ; bien placée, la jeune fille  se découvre de nouvelles capacités — et surtout, elle ne ressent plus le pincement aux lombaires qui l’amène régulièrement chez l’ostéo. « Même moi qui n’y connait rien, je vois la différence » souffle la maman, dont j’ai eu l’occasion de constater qu’elle est une vraie ballet mum et s’y connait beaucoup plus qu’elle ne pense à force d’observer. Comme mon miroir n’est pas assez grand, je lui propose de prendre sa fille en photo, pour qu’elle puisse voir sa nouvelle ligne d’arabesque, lier image et sensation. À elle non plus, on n’avait jamais expliqué — même incrédulité que pour moi il y a quelques mois.

La barre n’est qu’un prétexte. Pour chaque exercice, quasiment, on se retrouve à tester d’autres mouvements ; il faut nous voir, toutes les deux, nous asseoir, nous relever, assises, allongées, chaussons retirés, remis, élastiques saisis puis écartés, yeux coincés en l’air à l’affût d’une sensation comme si c’était un mot oublié… Tout ce que j’ai compris, récemment ou moins récemment (mais surtout récemment), j’ai envie de lui transmettre. Dans l’enthousiasme, je lui ressers toutes mes découvertes… et me rends compte après coup que c’est une très mauvaise stratégie si je devais la voir toutes les semaines. Il serait beaucoup plus intelligent de choisir une ou deux corrections fondamentales et de les décliner tout au long de la barre : cela permettrait une meilleure incorporation pour l’élève, et me laisserait des cartes à jouer pour d’autres cours. Pas de regret à avoir ici, car la jeune fille a un emploi du temps tellement blindé qu’on ne pourra se voir qu’à l’occasion des vacances scolaires, mais c’est une bonne leçon pour moi, quelque chose à garder à l’esprit pour le futur. À elle, je conseille à chaque cours de choisir une, maximum deux corrections et de se concentrer dessus tout au long de la classe : un cours seulement pour la rotation des cuisses, un seulement pour le repoussé des orteils, un pour s’assurer de la symétrie des bras, etc.

Le temps passe vite, je déborde. On discute aussi, sa maman, elle et moi, et on se quitte presque deux heures plus tard pour un cours qui devait n’en durer qu’une.

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Je recopie tout Hollie McNish avant de le rendre à la médiathèque. Encore une note de blog qui va rester en brouillon (une éternité, dans le meilleur des cas).

Demain, je pars à Paris alors que l’appart enfin rangé et dégagé, avenant, que j’ai envie d’y vivre un peu là maintenant. C’est toujours comme ça.

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Mardi 22 octobre

La propriétaire va passer en mon absence pour permettre à un artisan d’établir un devis. L’impression que tout doit être nickel ajoute à la tension qui précède n’importe quel départ quand on a des TOC. Comme souvent ces derniers temps, priorités et perspectives se trouvent écrasées, tout mis sur le même plan, tout doit être fait, poubelles sorties, miettes ramassées, chauffe-eau arrêté, linge rangé, valise terminée, vaisselle rangée, rebord de l’évier essuyé, hôte dépoussiérée, aspirateur passé, livres rendus à la médiathèque. Sur le trajet, je remarque qu’il fait beau, comme si l’information ne m’était pas parvenue par la porte-fenêtre. C’est un temps à se balader au parc Barbieux, mais je n’aurai pas le temps d’y aller, pas le temps d’en profiter en tous cas, si j’y mets les pieds, ce sera chronométrée par ma to-do list mentale. C’est toujours quand l’appart est quasi nickel, espacé, aérée, lumineux que je dois le laisser et n’en pas profiter, pour retrouver celui cluttered du boyfriend.

Dans le métro lillois, une femme enceinte reste debout à côté de moi — il y a du monde et pour deux stations élude-t-elle quand son amie insiste… Son compagnon, drôle d’oiseau dont les rides répercutent le sourire en infinies fossettes et douceur, se tient plus loin près de la porte et essaie de faire deviner ce qu’il a acheté, composé en partie de chocolat. L’amie, entre eux deux, tente une suggestion, mais non, ce n’est pas un gâteau au chocolat, il le répète à cause du bruit, ce n’est pas un gâteau, mais oui, il y a du chocolat, l’énigme ricoche jusqu’à moi. La femme enceinte est perplexe : des Michokos ? je lui suggère. Et m’excuse, le chocolat m’a trigger. Elle répercute ma réponse, mais non, ce ne sont pas non plus des Michokos. Ils descendent là, moi aussi, bonne journée, au revoir. Sur le quai, l’homme en aparté me donne la réponse : de la mousse au chocolat, comme ça vous savez. Comme ça je sais — combien ces gens sont adorables.

Dans train, les bruits m’assaillent : conversations (ça parle à côté en termes mêlant travail et vie privée), tchik tchik tchik de qui pianote déjà vigoureusement, sacs et manteaux qui se zippent dézipent, les haut-parleurs déversant une annonce par-dessus. Quand je raconte ça au boyfriend, il me suggère de prendre un casque, mais si je ne m’expose pas un minimum, je ne vais plus rien supporter. Alors je prête attention, écoute pour spatialiser chaque son et le remettre à sa place, à distance. Je crois que ça fonctionne, je m’endors.

Dans le métro parisien, les gens sont bien habillés (mieux habillés) mais aussi arrogants. Pas là qu’aurait lieu ma petite interaction lilloise. À Lille souvent, quand on croise un regard dans le métro, quand on se surprend hagard, fatigué ou ennuyé, on s’adoucit d’un sourire échangé ; à Paris, ce serait de la provocation, qu’est-ce qu’elle me veut, back off, le code veut qu’on s’évite et se dédaigne. Je ne vaux pas mieux que les autres, muette à l’arrivée de la culpabilité, répondant dans une barbe que je n’ai pas au bonjour du vagabond qui insiste, il est un humain qu’il sache, nous pourrions répondre, chercher de la monnaie, pendant que s’installent malaise et puanteur.

Retrouvailles tranquilles avec le boyfriend. Les peaux se reconnaissent, s’échauffent, se ramollissent, durcissent et se ramollissent encore, bonnes pâtes à pain à pétrir et caresser. Sa bouche rattrape la mienne pour la mettre en sourdine quand. Les draps déjà bons à changer.

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Mercredi 23 octobre

Il fait incroyablement doux pour la saison. Je lis dehors, par terre dans la cour, en suivant le trajet du soleil. Adossée au muret, aux mauvaises herbes, en tailleur un peu plus loin. L’ombre de l’immeuble d’à côté grimpe doucement le flan de la maison (divisée en appartements, mais elle a un toit de maison, elle, quand l’immeuble d’à côté est partout à angles droit) et fait paraître lumineuse et claire la façade qui pourrait pourtant bénéficier d’un ravalement. La maison est radieuse sous le ciel intense, je lis par terre sur le bitume. Ça a un goût d’enfance. À quatre heures, je vais chercher un goûter au coin de la rue : un petit pain avec des pépites de chocolat qui, le pain au chocolat étant déjà pris, a été baptisé douceur au chocolat et c’est vraiment ça, une douceur chocolatée qui se grignote à même le papier d’emballage. La ville elle aussi a grignoté, le soleil ; je profite de son dernier pan collée au portail de la résidence d’à côté. Ça amuse les gens devant qui je m’efface pour les laisser passer. Il y a du jeu dans leurs mots : amusez-vous bien, me dit-on comme à une enfant. Une bonne lecture, c’est quelque chose que l’on souhaite à quelqu’un d’assis sur un banc.

(Le lendemain, je m’y prends un peu mieux, un peu plus tôt et je peux sortir lire sur le perron.)

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Jeudi 24 octobre

J’ai du mal avec les podcasts, mais grâce à l’épluchage des légumes pour le curry japonais et à la panne de courant, j’ai enfin écouté l’épisode de Tous danseurs avec Laura Cappelle. Cela me confirme ce qu’augurait la lecture de l’introduction de son essai sur la création en danse classique : que du bon.

Petit pan de mur éclairé par la flamme d'un chauffe-plat dans l'obscurité

Heureusement l’épicerie du coin est encore ouverte quand survient la coupure de courant. Nous pouvons ainsi éteindre les lampes de poche et entamer un dîner romantique aux chauffe-plats après avoir transféré le contenu du congélateur chez le voisin et sorti sur le rebord de la fenêtre le morceau de sopalin qui a pris feu. Le boyfriend est agacé d’être privé de riz pour accompagner le curry (lequel arrivait heureusement en fin de cuisson) et surtout soucieux des travaux que la panne implique à très court terme. Cette soirée épique me rappelle les coupures de courant de mon enfance  (plus fréquentes que de nos jours, quand j’y repense) et l’aspect ludique prend le relai de la contrariété. Le chat quant à lui regarde sa fontaine à eau arrêtée et refuse de boire l’eau déjà croupie c’est certain.

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Vendredi 25 octobre

Un ami du boyfriend passe nous prendre en voiture pour un week-end d’anniversaire surprise à Nantes. Sur la route, il évoque sa relation d’emprise avec une perverse narcissique, et le long apprentissage pour s’en défaire sachant qu’il lui reste en partie lié puisque c’est la mère de ses enfants (eh, vivement la majorité). En quatre heures de trajet, on cause de beaucoup d’autres choses, notamment de travail et de reconversion : la passagère à l’avant est en plein dans le flou. Notre conducteur partage une approche qui a complètement changé sa manière d’aborder la chose. Plutôt que de choisir un métier en s’orientant vers un domaine (le social, l’agri- ou culture tout court, le sport, l’informatique…), on peut se demander ce qu’on aimerait qui le constitue au jour le jour, au niveau du corps : préfère-t-on être debout ou assis ? dehors ou à l’intérieur ? interagir avec beaucoup ou peu de personnes ? qu’on revoit ensuite ou pas ? pour un accompagnement dans la durée ou ponctuel ? Il faut aussi penser à la périodicité — et ce dernier point me semble crucial — à quel rythme souhaite-t-on ou tolère-t-on que le boulot se répète : au bout d’une heure, d’une journée, d’un trimestre, d’une année ? Sachant qu’il y a évidemment plusieurs niveaux de périodicités : par exemple, mes cours de danse se répètent d’une heure sur l’autre (au sens où on reprend l’échauffement à chaque fois), mon planning de semaine en semaine (du lundi au samedi, j’ai vu tous mes élèves) et la courbe de progression sur l’année (avec ce suspens : jusqu’où vais-je mener mes adultes débutants ?).

À 22h30, le sécurité du camping passe pour nous prévenir gentiment qu’il nous faudra la mettre en sourdine à 23h max. Sans être particulièrement bruyants, nous sommes nombreux, tous rassemblés sur la terrasse d’un des bungalows. De toute la soirée, je n’ai pas arrêté de manger toutes les quiches vegétariennes et végétaliennes et les cookies avec ou sans gluten qui débordent de partout devant nous — pour tromper le froid, on va dire.

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Samedi 26 octobre

La nuit a été hachée, mais je le savais, que je dormirais mal, j’en avais pris mon parti. Je suis presque agréablement surprise : résignée, les ronflements ne m’irritent pas, et les réveils ne s’éternisent pas en insomnie comme je l’avais redouté.

Ce que je n’avais pas prévu, en revanche, c’est le froid qui, sans être mordant, s’accumule tout au long de la journée. La partie de mini-golf à laquelle j’assiste les mains dans les poches est supportable grâce aux machines de sport de plein air juste à côté ; un peu d’elliptique aide à se réchauffer. La visite de la ville en revanche est difficile : je pensais que marcher suffirait à me réchauffer, mais le groupe s’est calé sur la vitesse de marche de la petiote, même quand elle est en poussette. Ma mini-doudoune aurait été parfaite sous ma veste en polaire ; elle est malheureusement restée à Roubaix. Au bord de la Loire, je lui dédie de tendres regrets. Au point où j’en suis, je ne vais pas me priver de la bonne glace qu’on me fait miroiter, et je poire-cacaote-grelotte à la Fraiseraie après un safari en slow motion pour admirer la machine éléphant qui se promène dans la ville. Elle est immense et avance au rythme d’un camion de nettoyage en faisant à peu près le même bruit — je n’avais jamais remarqué ça sur les vidéos de l’île des machines aperçues ici ou là. Il y a quelque chose de magique à regarder se mouvoir cette créature qui ne l’est pas du tout, toute de métal, bras mécanisés, tuyaux, rouages et moteurs et lourdeur quand on l’imaginerait si facilement légère, lisse et numérique. Comme si le monde de James Thierrée s’était échappé du théâtre.

Glace devant le ciel nantais

Notre groupe avance toujours à vitesse pachydermique. C’est un paquebot qui vire lentement, sur le pont duquel je piétine et ronge mon froid. Quand on s’échoue dans un bar en attendant l’heure de la réservation à la crêperie, c’est trop pour moi, le bruit, les conversations croisées, la musique, la grande tablée, je shutdown et me réfugie dans la somnolence pour limiter les stimuli agressifs. Souris en mode économie d’énergie.

Les grandes tablées sont frustrantes et épuisantes. On est toujours en train de démêler les écheveaux sonores pour distinguer une conversation, parfois deux, et c’est généralement celle que l’on veut vraiment suivre qui se perd derrière celle, plus proche, qui nous inclut davantage ; une réponse est attendue de nous, et ça y est, on a perdu le fil de l’autre discussion, on ne saura pas ce à quoi on prêtait l’oreille. À la crêperie, le problème de perdre une discussion en répondant à l’autre ne se pose plus, je suis focus sur la carte puis mon assiette. Suite à un quiproquo (je pensais l’avoir crue en salade), je découvre la salicorne cuite, qui se marie très bien avec le bleu et les noix de ma galette. Je me régale et me réjouis : ce n’est pas tous les jours que l’on découvre de nouvelles saveurs.

La serveuse un peu autoritaire au début du service se détend à la fin du repas, rassurée par le groupe qui n’a pas posé de lapin, n’est pas trop bruyant, n’a pas monopolisé les tables pour rien en se partageant trois galettes et se révèle même composé de gros mangeurs qui enchaînent deux galettes avant de passer au far breton. Elle nous raconte qu’elle n’est plus serveuse pour bien longtemps : elle se reconvertit dans le soin animalier. Deux parents essayent déjà de lui refourguer leur progéniture en stagiaire quand-il-sera-plus-grand et, ces liens affermis par le chouchen, elle nous parle de sa femme, qui porte le même prénom qu’elle mais aussi le même nom, deux femmes de même prénom et de même nom, quelles étaient les probabilités, ça rend fou le facteur.

(Comme une lettre à la poste : laisser croire que nous nous sommes endormis durant le temps calme de début d’après-midi, chacun dans son bungalow, alors que nous rigolons comme des ados d’avoir été arrêtés en plein élan par un ami venu toquer à la porte après avoir laissé filer l’heure de rendez-vous.)

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Dimanche 27 octobre

Le chouchen et le bleu font fort. À quatre heures de matin, je fuis la chambre à gaz et passe le reste de la nuit sur le canapé en skaï un peu petit, recroquevillée pour tenir sous la veste en polaire. La journée est de trop. Je rentre en moi pour rester le plus passive possible et moins subir le rythme du groupe, trop lent dans sa marche, trop rapide au café où je commençais tout juste à me réchauffer malgré la porte grande ouverte. À peine s’est-on fait offrir la tournée de chocolats chauds que l’on repart, se promener dans le jardin japonais de l’île de Versailles (ça ne s’invente pas). Le lieu est joli, si ce n’était pas sous un parapluie, j’apprécierais beaucoup d’y flâner. En l’état (de fatigue), j’ai juste envie de revenir au chaud. On poireaute un gros quart d’heure à l’arrêt de tram après qu’il nous a filé sous le nez, et rebolote à la terrasse du restaurant qui n’est pas prêt à nous recevoir, quinze, vingt, trente minutes, le timing devient trop juste, je ne commande rien, les autres avalent leurs frites froides et on file. Notre conducteur a un train à attraper à Paris en début de soirée.

Je me détends quand on se retrouve au chaud et en nombre réduit dans la voiture. C’est un peu bizarre, mais ces trajets sont presque ce que j’ai préféré du week-end, quand le temps contraint dans un petit espace amène la conversation à se nouer autour d’expériences plus personnelles, légères et graves, sincères ou amusées. Il est entre autres question des choix de parentalité quand on a divorcé d’une perverse narcissique (comment accueillir la parole des enfants sans dénigrer l’autre, ni dans son rôle de parent ni d’amoureuse passée), de l’attention impliquée par un look négligé (faussement négligé s’il devient systématique d’avoir des chaussettes dépareillées, un lacet défait ou, chez les danseurs contemporains, une unique jambe de pantalon relevée) et de se défaire du passé ou de sa garde-robe. J’adore que K. expédie ses colis Vinted avec mot pour dire tous les concerts à laquelle cette minijupe ou ce bracelet clouté a assisté. Quelque part sur l’autoroute, il y a aussi cette phrase qui me cueille, qu’il faut tout une vie pour passer du contrôle à la maîtrise. Le conducteur a passé du temps chez le psy, ça se sent, ça le rend encore plus humain et passionnant.

La fatigue tombe quand on est enfin chez soi. Elle tombe, à la fois moindre et plus intense.

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Jeudi 31 octobre

Plein de seaux citrouille identiques se baladent dans Montrouge. Mum m’en offre une au chocolat. C’est le jour de ma conversation annuelle avec mon demi-frère. Joyeux anniversaire. Merci. On n’enchaîne pas ; cela n’empêche pas d’être sincère.

Bientôt à la retraite, Mum a vidé son enveloppe du C.E. pour nous offrir deux places à l’Opéra : nous allons voir le programme Forsythe-Ingermann à Garnier. J’ai sorti les chaussures vernies qui ne voient plus le pavé à Lille et un petit pull vaguement dos nu pailleté pour ne pas me sentir trop pouilleuse. La minijupe grise et noire qui était plus ou moins ma tenue de base parisienne me donne aujourd’hui l’impression d’être habillée ; ce n’est pas un pantalon de danse, rendez-vous compte ! Je ne comprends pas trop la DA, me confie le boyfriend en me voyant enfiler par-dessus le seul gilet que j’ai sous la main, orange presque fluo. La direction artistique n’aime pas avoir froid.

Nous profitons de la proximité de la rue Sainte-Anne pour manger un bol de ramens avant le spectacle. Les soba d’Aki sont encore meilleures et plus copieuses que dans mon souvenir, l’œuf cru remplacé par du tofu frit. Je me délecte du bouillon bien chaud et des petits morceaux de friture qui baignent dedans, avec profusion d’algues savoureuses.

Et c’est l’heure, nous y sommes. La sonnerie ne sonne pas, remplacée par des cloches, moins stressantes, mais un peu austères. C’est mon ancienne vie qu’elles enterrent — ou ressuscitent, je ne sais pas bien. L’impression est persistante d’être de retour dans ma vie d’avant. Les contrôles à l’entrée, la boutique, le grand escalier, l’extrême entre-soi social, le velours des tentures et des fauteuils… tout est familier et pourtant je ne me sens plus appartenir à ce monde. Cela me semble même un peu fou qu’il ait pu être le mien à une époque. Je suis très contente d’être là, mais j’y suis comme on se retrouve dans une maison d’enfance, en visite. Sans même en éprouver grande nostalgie. Le passé a bien vécu.

Le plafond de Garnier, faiblement illuminé dans le noir

Ce qui n’y appartient pas, au passé, c’est ce qui se déroule sur scène : ça, peut-être, ça m’avait manqué ? Pas vraiment non plus pourtant, pour être honnête. Sans rien enlever au plaisir réel que j’ai à être de retour, me revient confusément le souvenir d’une lassitude qui poignait, la vie par procuration, les doses de scène à augmenter pour que le shoot fonctionne. Il me fallait bien quelques années de sevrage pour retrouver l’intensité de l’exceptionnel. Pas de manque, mais du plaisir, c’est au final une relation beaucoup plus saine. Exit le chocolat liégeois que j’entrevoyais après le spectacle à l’Entracte (la brasserie est blindé) ; le désir d’un bon Coca bien frais bien sucré monte dans le bus du retour (direct, ce luxe !) et c’est exactement ce qu’il nous fallait, ce débrief Coca-canapé.