B puissance quatre

Billy Budd, de Benjamin Britten

Une version d’anglais sur un extrait du roman de Melville faisait que le premier rang a bell.

Le second demeurait l’inconnu du Cantus in Memory of Benjamin Britten, morceau d’Arvo Pärt angoissant de beauté.

Je fais tout à l’envers, selon Palpatine, à commencer par le compositeur inconnu (sauf pour Mimi j’imagine, parce que bon, vive l’Estonie). C’est pourtant assez cohérent avec mon obsession actuelle du début qui prend sens par rapport à la fin.

 

Pas d’allemand, mais de l’anglais : j’imaginais naïvement que je n’aurais pas le cou bousillé par la lecture des sur-titres. C’était sans compter sur l’étirement des mots, encore plus terrible en anglais où voyelles brèves et longues sont d’une importance capitale (mais à l’opéra, le prompteur n’est pas inutile jusque dans notre propre langue maternelle), et sur les termes techniques qui ne m’évoquent rien de plus uns fois traduits : vous faites souvent la conversion à un gabier de misaine, vous ?

C’est le poste qu’occupe Billy Budd lorsqu’il s’engage à bord du navire de guerre L’indomptable, sous la direction bienveillante du capitaine Edward Fairfax « Starry » Vere. On ne peut pas en dire autant des échelons intermédiaires qui réduisent les matelots en esclavage, fouet à la main. On leur pardonnerait presque, cependant, grâce aux magnifiques ensembles auxquels cela donne lieu, à commencer par celui de tous les matelots en train de briquer le pont, les heave ho (ho hisse) aussi houleux que les flots.

 

 

Autant m’extasier tout de suite une bonne fois pour toutes sur le jeu scénique des musiciens – et des comédiens, j’aurais tendance à dire, s’il est vrai que certains hommes dont la musculature faisait bien dans le décor n’ouvraient pas beaucoup la bouche et semblaient surtout là pour le gros œuvre, réquisitionnés dès qu’il faut porter Billy Budd (qui porte aussi les marins, mais de façon plus littorale que littérale). Chapeau bas à Francesca Zambello pour la mise en scène et à Alison Chitty pour les décors. La préparation de l’attaque d’un navire français au second acte est magnifiquement composée, avec ses hommes dans les cales, autour de ce qu’on imagine être des canons, sur le pont, dans les cordages, sur le mât, et ses officiers à la proue, l’avant-scène ayant été relevée pour l’occasion, histoire de prendre de la hauteur. Le reste du temps, la foule des marins est toujours en mouvement, à se donner des coups dans le dos, jouer des coudes pour ensuite le lever, rigoler goguenard avec le voisin, voire danser, lorsqu’ils sont en compagnie des rats dans la cale et que le chat est parti. Pour ce passage, la scène a été rétrécie par un panneau d’où pendaient des arcs de cercle en tissu. Ce n’est qu’une fois descendu à hauteur des hommes que j’ai compris que ces vaguelettes de tissu étaient des hamacs. Habile aménagement, qui permet de ne rien changer au plateau dont la pente ne fait que renforcer le caractère imposant du mât auquel grimpe notre héros. Lors des scènes de nuit, un néon bleu vient définir le contour de cette masse fantomatique, et la présence d’un homme se devine alors par l’interruption de la lumière.

Un homme, des matelots, quelques officiers : l’opéra alterne les tableaux de groupes impressionnants avec des parties plus intimistes – mais pas nécessairement plus calmes. Au deuxième acte, une fois que tous les éléments de l’intrigue ont été mis en place (vie à bord du navire, arrivée de Billy Budd bientôt aimé de tous les matelots, mais pas du maître d’arme John Claggart, dont l’attirance admirative pour le « bébé » du groupe se convertit bientôt en pulsion destructive ; il contraint certaines de ses ouailles à tenter de corrompre l’incarnation même de la droiture), on parvient à un climax avec le trio formé par Billy, convoqué par le capitaine dans sa cabine pour répondre à Claggart qui l’accuse d’exciter l’équipage à la rébellion – pure diffamation, que le capitaine soupçonne mais qu’il ne peut pas rejeter à cause du grade de l’accusateur. Sommé de se défendre, Billy Budd est repris par son bégaiement et le coup de poing qui part tout seul parle à sa place – et tue le maître d’arme. Pour le coup, le physique de Lucas Meachem, une tête de plus que tout le monde, véritable armoire à glace, rend l’affaire tout à fait plausible. Davantage, à mon humble avis que la beauté constamment louée (avec la bonté – on est platonicien ou on ne l’est pas) de son personnage ; mais c’est totalement subjectif, la petite vieille devant moi n’avait pas l’air du même avis, qui au neuvième rang braquait ses jumelles sur le torse nu du chanteur. Mamie émoustillée à bâbord ! Une petite pensée émue pour le mort, aussi, qui a dû goûter à l’éternité à rester ainsi immobile, recouvert d’un drap, jusqu’à ce que l’avant-scène s’abaisse jusqu’à l’enterrer définitivement.

Conseil de guerre, Billy Budd, malgré son air jovial, ne peut échapper au châtiment. On a donc le droit à la dernière nuit du condamné et je me dis un instant que cela constitue un motif littéraire. Comme c’est horrible, pendu, dernier verre d’eau, dernier biscuit, tout ça… j’aurais plutôt envie qu’on en finisse. Jusqu’à ce qu’il regarde sa main, ses doigts se plier puis ses articulations se déplier. A partir de là, il recouvre peu à peu la force d’affronter ce qui va arriver, ou plutôt, le moment présent, puisqu’il s’est déjà représenté la pendaison. Inversement, l’angoisse m’atteint peu à peu, à mesure que la masse de muscle cesse de gémir et qu’elle redevient un corps pleinement animé, dont il est incompréhensible qu’il cesse d’exister. Pas tant parce que la justice humaine est injuste par rapport à la divine (elle a bon dos, celle-là, ça permet de faire ce qui chante pendant ce temps-là, Dieu, serviable larbin, remettra de l’ordre après – cela n’a jamais traversé l’esprit à personne que si l’on peut imaginer ce que serait une décision divine, celle-ci a de fortes chances de s’approcher d’une équité toute humaine, pensée par l’homme au-delà de l’application disciplinée de la lettre de la loi ?) – cela s’ajoute au fait que la mort n’est rien de défini, elle n’est pas un squelette avec une faucheuse, elle est ce qui met fin, elle n’est rien – ou plutôt, pour éviter d’entendre la phrase dans un sens stoïcien (la mort s’inscrit dans le cycle de l’univers) ou chrétien (vie après la mort) : elle est rien, un rien absolu, inimaginable. On peut imaginer l’absence d’une chose, pas la négation de toute chose. Brusque cessation de tout.

 

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Paradoxalement la scène de la pendaison ne m’a pas fait grand-chose : puisque le condamné se l’est déjà représenté, on assiste vraiment à une re-présentation, on sait ce qui va se passer, l’ignorance du néant est occultée par le cér
émonial. Les matelots défilent le long du navire, marchent en une file comme des prisonniers dans leur pénible récréation. L’exécution est bien entendue publique, pour l’exemple. A ceci près qu’elle invite davantage les marins à se révolter qu’à filer droit. Pour un peu, Billy Bud, hissé sur une plaque de la même façon qu’il l’avait été pour haranguer l’équipage au premier acte, deviendrait le chef d’une mutinerie qu’il n’a jamais envisagée.

L’histoire sombre dans l’abyme d’une mémoire qui l’avait introduite, celle du capitaine, hanté par le remords de n’avoir pas sauvé Billy Budd, persuadé que c’est son procès plus que celui du condamné qui s’est joué. Le marin, à qui a bien plu l’histoire du confesseur avec un bon gars qui, par son châtiment, essuie les fautes des autres, a pourtant demandé la bénédiction du capitaine juste avant d’être pendu devant le mât-croix, mais les doutes du vieil homme sont l’indice d’une conscience plus haute, qui ne s’en remet pas aveuglement à la justice divine. Et l’opéra se clôt, terrible.

Terrifiant aussi, le salut du chef d’orchestre, Jeffrey Tate, homme dont le corps complètement tordu évoque immédiatement la souffrance. Ou la douleur, faudrait-il plutôt dire, s’il est vrai qu’on l’admire sans penser à le plaindre. J’ai pensé à Béjart, venu saluer avec difficulté à la fin de l’Amour la danse, et que j’applaudissais pour la première, mais surtout pour la dernière fois.

 

J’étais bien contente, lorsque les lumières se sont rallumées, de retrouver les nez excessivement assortis d’un couple deux rangs devant, le chapeau de Palpatine, mon écharpe au fond du sac, la vie dans la foule (de menus détails). Je me suis rappelée ensuite que cet opéra avait fait pleurer une amie de Palpatine, m’a raconté celui-ci, qu’elle découvrait en tant qu’ouvreuse. Je me suis dit, oui, peut-être, je comprends. Et c’est justement pour cela, je crois, que je ne pleure quasiment jamais lors d’un spectacle. Je ne peux pas pleurer quand je comprends, puisque je me transpose sur un plan rationnel, moi et tout ce que la pièce m’a donné à sentir (des sens jusqu’au sens, en somme). Quand je pleure, c’est la plupart du temps sans raison. Bon, il y a une cause, en général, je ne suis pas maniaco-dépressive, hein, mais cette cause n’est pas une raison. Une raison, il peut y en avoir une, mais elle ne s’impose pas alors d’emblée. Le jour des résultats du concours, j’ai implosé en larmes, et par la suite, à chaque récit de ces aventures catastrophiques, je n’ai jamais omis cet épisode pourtant lamentable. Je savais que le concours était une loterie, que cela ne voulait rien dire sur mon niveau, que je pouvais très bien faire un bon cursus en université etc. : ma crise de nerfs lacrymale n’était pas absurde, mais elle n’avait pas de raison. Le rappel de cette épisode n’était pas de la complaisance ; je suis restée fascinée par cette formidable échappée hors de moi-même qui avais perdu le contrôle de mes nerfs. Et là, j’ai comme qui dirait perdu le fil de ce billet. Le remettre dans le chat de l’aiguille est fastidieux, j’espère que l’ensemble ne se découdra pas. Je mets les voiles. Voilà.

 

Tout plein de photos ici – on ne peut pas les agrandir sans qu’elles soient barrées de leur site d’origine, donc autant rediriger tout de suite vers celui-ci.

 

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