Budapest, approche cartographique

 

Les visites guidées vous retirent la découverte de ce qu’elles vous donnent à savoir. On voit, mais on ne voit pas : on a compris. Pour prendre le pouls d’une ville, rien ne remplace la déambulation pédestre le nez en l’air*. Se fixer un objectif-prétexte, une vague direction, et s’en remettre au hasard des rues, des enseignes, ça a l’air sympa à droite, c’est quoi ce bout de bâtiment qui dépasse, allons voir, explorons, flânons, lentement sur les trottoirs au soleil, plus vite quand le coin n’a rien à offrir ; s’arrêter pour regarder à travers une vitrine, pointer un détail architectural, prendre une photo, un bain de soleil, boire un coup, comprendre à peu près où on a atterri sur une carte, se rendre compte que l’on s’est rapproché, éloigné, que l’on a tourné en rond, bouclé, quadrillé, zigzagé, coupé à travers champ de briques, de pierre, de béton, de ferronnerie, balcons arts nouveau plutôt art déco, bourrelets de pierre taillée, boulevards, rues, ruelles, impasses, oh une place.

 

 Premier jour, in the mood for details

Peu à peu, les jambes se fatiguent et la ville se lève. On commence à relier les points ; les quartiers se forment, s’entrechoquent et se fondent les uns dans les autres ; on se repère, à un monument, un nom, une bouche de métro, une vitrine de robes de mariée pour Mum, pour moi une gigantesque publicité sur un toit pour une montre Rolex, qui ne devrait pas être là, mais que l’on devrait voir, oui comme ça, à moitié cachée par l’immeuble, traversons, dans ce sens-là, l’hôtel est par là. À force de passer et de repasser, de prendre des embranchements nouveaux qui débouchent, surprise, sur une rue que l’on a déjà arpentée, la ville se structure, la ville se cartographie dans nos esprits et dans notre corps qui dirait, sans trop savoir pourquoi, que c’est par là ; parfois on se trompe, parfois on a raison, qu’importe : de son gros œil de big brother mouchard, l’ange Google street map veille sur nous.

Comme la voiture bardée de caméra, nous n’entrons pas : pas d’intérieur de mosquée, d’églises, de Parlement, que de toutes manières nous finiront par confondre, qui se mettront à flotter dans nos mémoires sans plus d’attache géographique, tout au plus bonnes à former une idée d’église baroque ou gothique ; de toutes manières, il fait trop beau pour ça. L’éclipse de soleil pour passer par une rue à l’ombre est déjà un déchirement en soi. On ne visite rien, la ville, seulement ; on reste à l’extérieur, dans ses boyaux à ciel ouvert, où il y a déjà tellement à absorber et digérer.

 

 

Budapest n’est pas une ville évidente : ses artères sont larges et imposantes comme les boulevards parisiens, mais il n’y a pas dans l’architecture cette homogénéité hausmannienne ; c’est plus vivant, plus varié, sans non plus atteindre au bariolé ou au contraste permanent, qui peut à lui seul constituer une identité. C’est plus subtil et massif que ça – des immeubles imposants, une ornementation proliférante. Assez difficile à rendre : vous pouvez accumuler les photographies de détails architecturaux ; d’ordinaire, c’est ce que j’aurais fait (j’adore le détail qui fait ressurgir l’ensemble dans ma mémoire). Mais Budapest a de quoi saturer votre disque dur, et cela ne rend pas les bâtiments imposants mais jamais pesants comme ils peuvent l’être à Vienne (le Ring n’a pas la même fantaisie qu’ici ; l’esprit slave, plus exubérant ?), ni les larges espaces de la ville, dans laquelle on respire. Mum me fait d’ailleurs remarquer que l’air est froid et dur comme à la montagne – en pleine ville, un air pur. Vivifiant à tout le moins. 

 

 Sur le pont des chaînes
Mon niveau à bulle interne est un peu déréglé (spéciale dédicace à JoPrincesse).

Alors quoi ?  Les photographies d’immeubles entiers, déformés, ne rendent rien non plus ; pas plus que les rues en plans larges, où l’ornementation est négligée, pixelisée. J’en prends pourtant pour montrer à Palpatine, comme lui me rapporte de voyage des photos de reflets aux détails magnifiés – échange accompli ; en 7 ans, nous nous sommes phagocytés. En n’étant pas là, il me transmet son obsession de mapper la ville (j’aime parcourir les cartes, pas spécialement constituer). Budapest s’y prête : je vois bien que la ville réclame à la fois du zoom in, zoom out, avec son fleuve immense, ses deux rives (Buda et Pest) et son relief (côté Buda, mais attention à ne pas confondre le centre historique de Buda, très en hauteur, avec Óbuda, au nord de Buda, troisième ville unifiée par Buda-pest).

 

Buda se prononce Bouddha et Pest à mi-chemin entre pêche et peste
(la pêche était plus facile à représenter, vous voudrez bien m’excuser).

Aspiration à prendre de la hauteur. Frénésie d’angle de vue. But mice will be mice. Je fonctionne à la subjectivité. Je veux dévorer la ville par blocs entiers et tout recracher en un Google street map cubiste où domineraient mes points de vue préférés, inassimilables, incompatibles avec les points de vue complémentaires, qui seraient représentés tout petit, dans une carte passionnante et distordue qui donnerait à sentir l’appétit d’un point de vue fortifié, le vent dans la jupe en fonte de la statue de la libération sur son promontoire au bout au sommet de la ville, la force du temps au-dessus d’un fleuve au débit pourtant lent, le rugissement des lions de pierre, la tranquillité du cerisier en fleurs qui vole la vedette au panorama sur le mont Gellért, la protubérance de la grande roue de Pest qui paraît bien petite vue de Buda, l’étagement paisible et majestueux du vieux Buda et de ses rives, vignes de la culture et du temps qui maturent comme un bon vin, et les clochers de Sainte-Anne de Felsővíziváros, les clochers de Sainte-Anne de Felsővíziváros qui vont par deux.

 
Statues équestres devant le parlement et étagements de Buda au-delà du fleuve invisible

 

Ce serait une carte à la fois précise et floue, comme les rives illuminées lors de notre dîner sur péniche. Les monuments se sont ordonnés sur notre passage, celui-ci au nord de celui-là ; puis nous avons fait demi-tour et nous avons récapitulé le Parlement, les clochers, les ponts dans l’ordre, comme autant de pièces dans un palais de mémoire**, jusqu’à dépasser la zone que nous avions découverte à pied : ce sont de nouveaux bâtiments qui sont apparus, l’immense hôtel Gellért que nous avons snobé, une salle de spectacle qui a fait du neuf avec du vieux ou peut-être bien plutôt le vieux avec le neuf, héritage assimilé jusqu’à la modernité et pas loin, un gros bloc de béton à la façade aveugle, éclairée de lumières criardes changeantes et saupoudrée de vermicelles-néons épileptiques, seule concession technicolor à des rives qui ont le bon goût nocturne d’une décoration de Noël uniquement dans les ors. Puis nous avons fait demi-tour et rebelote et demi-tour et rebelote et je n’ai pas réalisé que nous avions fait demi-tour pendant que j’essayais de distinguer les arrêtes de poisson dans la pénombre, quoi, ce monument-là à cet endroit-là ? Toute la géographie apprise s’est brouillée comme une veille de concours à vouloir trop tout retenir ; j’ai laissé-allé et dérivé-rêvé dans les constellations terrestres aux lumières dorées.

 

Les clochers de Sainte-Anne de Felsővíziváros,
qui me font un effet, un effet…

Le parlement de nuit depuis le fleuve

 

Le parlement de jour depuis le pont Élisabeth…
… et la statue de la libération, tout là-haut, à droite :

 

* Quand la ville s’est structurée, on peut passer à la vitesse supérieure, prendre le tram et le bus pour élargir le territoire à explorer. Le métro, c’est encore autre chose. Il se visite (gigantisme de béton dans une station ; carreaux décorés et portes de bois pittoresques dans une autre, sur une ligne plus ancienne encore que le métro parisien) mais court-circuite la ville par quartiers entiers. 
** L’image vient sûrement de ma conversation récente avec @ethyliste, qui m’a donné envie d’en savoir plus (quand Cicéron me donnait envie de fuir).

4 réflexions sur « Budapest, approche cartographique »

  1. Je n’ai fait qu’appuyer sur le déclencheur, derrière la vitre de la péniche. C’était bien plus beau en vrai…

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