Florence des Mots de la mouette parlait dans sa dernière newsletter de « ces lectures vers lesquelles [elle] adore aller [lorsqu’elle n’a] pas l’énergie de [se] lancer dans autre chose : de la fiction qui se déroule à notre époque, dans la vie réelle avec des personnages plutôt normaux entre la vingtaine et la trentaine ». Camille va aux anniversaires pourrait rentrer dans cette catégorie. Certes, Camille a la cinquantaine, mais le décentrement est minimal quand on évolue dans le même milieu socio-culturel (son « normal » à soi).
Sous couvert d’un anniversaire-surprise que la protagoniste doit organiser pour la fiancée de son meilleur ami, Isabelle Boissard se promène en sociologue dans la sphère bobo parisienne, in situ et sur Instagram. J’avais déjà observé ce phénomène dans Les Nuits bleues : le simple fait de décrire verbalement des éléments visuels (émoticones, interfaces…) crée une mise à distance (critique ?). L’autrice-narratrice épingle, mais se pique aussi, si bien que l’ironie ne vire pas à la satire systématique, se teinte au contraire d’une vague tristesse car ceux qu’on épingle, on voudrait leur ressembler :
C’est frustrant d’être confrontée à ceux à qui on aimerait ressembler, sans y arriver.
L’autrice distille quelques indices sur l’enfance de Camille pour dire qu’elle n’appartient pas tout à fait à ce milieu-là et lui donner la légitimité critique d’une transfuge de classe.
Pour ma part, j’ai exercé l’observation des autres très tôt. Ce que je ne faisais pas, ce que je n’avais pas, ce que je n’étais pas.
En réalité, sans que ce soit au même degré, elle en fait partie, elle en connait et en pratique tous les codes. J’en fais partie, aussi. Les prénoms (le mien, celui du fils d’une amie…). Les pâtisseries. Les reconversions de cadre sup à artisane… J’en fais partie même si mon écart par rapport à la norme de la famille mononuéclaire (et un chouilla de neuroatypie ? mais cette parenthèse ne serait-elle pas en elle-même indicative de ma boboïtude ?) me préserve de la comédie des dîners-entre-amis qui ne le sont peut-être plus tant que ça avec le temps.
Émaillé de remarques très fines et de saillies ironiques qui le sont moins par leur caractère systématique, le roman est plaisant à lire, mais est-ce qu’à écailler le vernis d’une certaine société il ne reste pas un peu en surface ? Ou est-ce que cette superficialité est une manière pudique d’évoquer la rupture et le vieillissement, tout comme l’organisation de l’anniversaire est une mission-prétexte confiée à Camille pour la sortir de l’abattement ? Je ne saurais dire. Nicorette, conclurais-je si, comme cette Bridget Jones bobo, je calmais mes angoisses par un substitut de cigarette.
Je suis rentrée dans la rame de métro bondée en mode main character, comme dit ma fille. […] Si j’ai bien compris, cela veut dire que tu vis une situation précise en te prenant pour une queen.
J’ai joué au main character dans le métro toute ma vingtaine, dès que j’avais des talons.
Cette scène de dîner est vraiment bien croquée :
Je regarde la bouche d’Oriane, toute petite, toute fine, pincée, comme un anus peint en rouge orangé.
L’ordre des prénoms dans les couples m’a toujours amusée. On ne dit pas Nicolas et Delphine, mais Delphine et Nicolas, de même, on dit Oriane et Matthieu. Une histoire de voyelle, de hiatus, d’équilibre.
Oriane s’est empressée de nous inviter. Elle a été déçue par mon « je » qui cassait la parité de son dîner.
Me proposer, c’est signifier que je comprends qu’elle supplée aux tâches de son mari. Me proposer, c’était voir que Matthieu n’est pas le mari parfait aux yeux de tous.
L’analyse des tics de langage est un des aspects que j’ai préféré.
Elle adore « nous partager », elle ne partage pas avec nous quelque chose, sa syntaxe à elle, c’est « je vous partager quelque chose » […].
On dit d’elle qu’elle assume son goût pour la liberté. Je ne comprends pas cette phrase. J’essaie de la mettre à la négative. Comment serait une personne qui n’assumerait pas son goût pour la liberté ?
Passion explication de texte de magazine féminin.
Elle est de gauche, évidemment. Elle fait partie de ces gens de gauche qui me donnent envie d’être de droite. […] Elle dit « du coup » tout le temps. Elle me parle de sa maison, qu’elle a rénovée. Elle dit « réno », « déco ». […] Elle dit « canon » aussi. « Cool », beaucoup. En tous cas, c’est très cool, même si c’est énormément de taf.
Oups. Prise en flag’. Du coup, je remplace cool par chouette ?
Elle a dû faire latin en option la Nouffe parce qu’elle enfonce le clou à coups de locution latine : aujourd’hui, on voudrait tout hic et nunc — qui ne sont pas des noms de cochons d’Inde d’un quelconque Disney, non, hic et nunc, ça veut dire « tout et tout de suite ».
Pwd bis. Hic et nunc, les Tic et Tac bobo, je meurs.
Es-tu actrice de ta vie ? Bah nan, je suis figurante ou background character.
Insta. Insta. Insta.
Le publicité et Instagram sont basés sur le désir mimétique. Si je désire avoir ou être George Clooney, je désire le café que boit George Clooney. […] Est-ce que la jalousie, c’est pareil que le désir mimétique ?
Instagram est une grande liste de courses, de spots et de scoops. Entre le Sopalin bioresponsable et la mozzarella écoéthique, se trouvent les vies merveilleuses des autres.
Instagram, c’est un putain de Jokari. Je suis une balle en caoutchouc attachée à un socle par un élastique qui, après avoir été frappée, revient. Instarissable.
On trouve aussi en filigrane quelques réflexions sur le désir en vieillissant, sur l’amitié, sur les relations qui n’ont pas de nom.
Quand je dis séduisant, je veux dire désirable en amitié.
André, cet homme merveilleux qui n’est ni mon père ni mon amant.
En vrac, pour le plaisir :
En sortant, je croise un couple enlacé sur une trottinette, elle devant, entre ses bras à lui. La trottinette, le Titanic des jeunes.
L’image risque de me poursuivre.
Parfois, entre deux séquences séparées par une astérisque : une citation. Toute seule, comme ça, sans faire semblant de la rattacher à une pensée ou un souvenir de la narratrice. C’est mieux.
Celle-ci m’a tellement fait penser à Ör, d’Auður Ava Ólafsdóttir :
« Quand quelqu’un se rend compte que sa vie ne vaut rien, soit il se suicide, soit il voyage. » Edward Dahlberg
L’expression de leur visage est de celle des Playmobil ou de la Joconde : apaisante.
L’extrait suivant est beaucoup plus long, j’ai fait des coupes pour ne garder que quelques exemples :
À quel âge devient-on vieux ?
— selon les mutuelles de santé, 60 ans.
— pour les cabinets de recrutement, 45 ans.
— pour ma mère, 70 ans.
— en athlétisme, 46 ans.
— en cyclisme, 30 ans.
— pour mes filles, 40 ans.
— pour l’OMS, une grossesse gériatrique commence à 35 ans.
J’expliquerais qu’il faut acheter éthique et responsable. […] J’ignorerais que la frustration cause des envies de compensation.
La mobilité douce, la vapeur douce, les médecines douces, la sodomie douce.
Celle-là frappe fort. Frappe fort doucement.
Tout y est blanc. Ou pire, nacré ou beige irisé. Très peu de marchandise. On travaille la rareté. […] Encore une meuf qui a réussi à remettre du sens dans son travail. Un retour aux sources. […] C’est très malin la niche du monoproduit. […] Le produit insolite permet de se démarquer et, par transitivité, le client va l’acheter POUR se démarquer !
Certaines pâtisseries portent des noms de célébrités. […] Ont suivi la « tarte Jeannette », celle de Jeanne Bardot et « ma bûche » de Pierre Durand, un autre people de Saint-Astre. « Ma bûche » a disparu après que le chanteur a fait la une des journaux pour agression sexuelle.
[…] ces enfants-là [Achille et Colette] ont écouté Pierre et le loup et savent reconnaître Pierre-quatuor à cordes […] ils ne se sont pas roulés par terre pour obtenir des Chocapic parce qu’ils ont mangé des porridges festifs au petit déjeuner, ont eu leur espace dans le potager, n’ont pas porté de pyjama Superman parce que chez Bobo-les-belles-choses, on ne vend que des vêtements en coton bio avec des animaux mignons et inoffensifs dessinés dessus, tout, tout, tout est de bon goût. Je me demande comment se passent les choses derrière la vitrine. […] C’est frustrant d’être confrontée à ceux à qui on aimerait ressembler, sans y arriver.
J’ai décédé au porridge festif. J’ai revu les animaux mignons sur le pyjama Monoprix que j’ai offert au fils de JoPrincesse.
Normalement, je déteste ces battements pourtant discrets qui me rappellent la petite horloge dans la cuisine de ma mère et la grosse dans la pièce de vie chez mes grands-parents paternels. Je déteste la scansion du temps qui passe.
Elle porte un prénom de fruit. Elle a une voix de petite fille qui s’étonne en continu. Pour elle, tout est normal. Ce qu’elle fait, sa vie d’artiste et d’écrivaine, c’est normal ; son père était artiste peintre, sa mère normalienne, donc c’est normal. Elle parle de son amour pour Roald Dahl, qu’elle prononce « Rold Dooooôl ». […] chaque lecture est associée à un souvenir, à une odeur, même ses livres de poche. Elle parle comme Angélique marquise des anges qui aurait bouffé le Petit Prince.
On est d’accord que Clémentine Mélois a inspiré ce personnage ?