Quand je retourne les livres à la médiathèque, je regarde toujours ce qui vient d’être déposé sur les chariots. Un volume aux rayures caractéristiques des éditions Bruno Doucey a attiré mon regard : L’exil n’a pas d’ombre. J’avais bien identifié l’étagère occupée par Jeanne Benameur au rayon roman, mais je n’avais pas songé à aller la chercher au rayon poésie, alors que c’est d’une telle évidence lorsqu’on l’a lue !
Des mains qui caressent pour ne pas saisir, une femme qui lit en lien avec un homme analphabète… certains éléments font écho aux Mains libres ; j’ai aimé les retrouver. Ils prennent ici une autre ampleur, dans le désert, dans la marche d’une femme seule, suivie, sans être poursuivie, par un homme.
Les vers libres de Jeanne Benameur ont ouvert un espace lorsque je les ai lus dans le métro ; ils ont agrandi ma chambre lorsque je les ai lus au lit, avant de troquer la lampe de chevet contre la lumière plus faible de la mappemonde, transition vers les ombres. J’aurais du mal à en dire plus, alors je vais me contenter de recopier des extraits :
Je voudrais approcher.
Tout est loin.
J’essaye d’appeler des visages devant mon visage.
Je les dessine derrière mes yeux.
Il faut que quelqu’un vous regarde pour avoir un visage.
Il avance en posant son pied largement sur l’empreinte de son pied à elle. […]
Il entre dans sa façon d’arpenter la terre. Il la connaît par le pied.
La voix ne fait qu’amener au dehors le silence du dedans. Le mot n’a plus d’importance.
De son pied nu, il couve la trace de la fille comme l’oiseau couve l’œuf. Depuis qu’elle a quitté le village, il marche derrière elle.
Il caressait sa propre ombre. Pour qu’elle ne le quitte pas.
L’ombre d’un homme, c’est précieux. Ça dit à l’homme qu’il existe sur la terre.
[…] Ceux du village riaient.
Pas elle.
Pas la fille au livre.
Elle lui donnait un regard au passage et ses yeux lui disaient aussi qu’il existait.
C’est quand elle dort qu’il l’apprend.
S’il savait voler, il serait là, au-dessus d’elle, très haut. […] Si haut que pour l’apercevoir, elle devrait pencher la tête en arrière, à l’équerre du cou.
Alors elle ne serait plus qu’un visage au-dessus du sable, qui scrute.
Et il pourrait la contempler.
(L’image est folle — la puissance d’un masque.)
À laisser le souffler aller et venir comme dans sa poitrine à elle, il est plus proche.
C’est ma joie qu’ils ne supportaient pas ?
Sans eux
ma joie.
Sans eux.
Une joie pour une fille toute seule.
Ils ont déchiré mon livre.
Moi je ne veux pas que le jour soit plein
avant même que d’être
Je veux que chaque jour soit neuf.
[…]
Je nourris ma journée de rêves
et j’espère
en le sommeil.
J’ai abandonné les tâches de chaque jour
J’ai trahi mon corps de femme ?
J’ai regardé sans envie
le ventre rond
des jeunes villageoises.
Et neuf mon regard sur chaque chose
quand je revenais
de mes rêves.
C’est cela vivre.
Je peux dire que j’ai aimé
les gens à ma façon
Une voix parfois pouvait me garder
longtemps
dans ses parages
Je marchais dans le cercle de la voix
Ils ont déchiré son livre. Pourquoi ?
Elle voulait juste entendre les paroles sans les voix.
Mon cœur a connu l’allégresse.
J’ai marché légère.
J’ai traversé des lieux.
Je voyais chaque chose comme jamais je n’avais vu.
J’ai vu le sable
dans le sable
chaque grain distinctement.
J’ai vu le ciel
dans le ciel.
Le bleu
dans le bleu.
La lumière.
[…]
Chaque chose est entièrement
une autre chose
et le monde n’en finit pas.
C’est ma joie d’aujourd’hui.
Je veux que ton corps ouvre mes mains.
Que veut celui qui appose ses mains tout autour du corps
d’une femme endormie sans la toucher ?
Viens, homme de la nuit.
Toi qui m’a approchée sans me réveiller
toi qui as respecté la limite de mes rêves
la limite de mon corps endormi
Viens.
Il faut que chacun de mes doigts apprenne la musique de
chacun de tes doigts inscrits.
J’écrirai les mondes et les mondes
dans le sable
et sur l’eau.
J’écrirai
ce qui ne se voit pas
ce qui ne se touche pas
Et tes mains borderont mon corps
pour que je ne me perde pas
dans l’immensité.
Dehors, la tempête : le joyeux petit livre d’une lectrice adressé à des lecteurs aimant lire. Cela pourrait se regarder le nombril, mais Clémentine Mélois a de l’humour et un regard qui n’a pas été formaté par un passage en khâgne ou assimilé — pas de théorie littéraire pour cette ancienne étudiante des Beaux-Arts, rien que du kiff. Son livre est plein d’anecdotes, souvenirs de lecture, digressions et pastiches (je connais mal Jules Verne et Tolkien, mais j’ai pleinement goûté l’annonce SNCF qui enchaîne sur la description Wikipédia du sanglier heurté par le TGV).
« C’est la question qui tue : QU’EST-CE QUE L’ART ? À cela, on répond en général par une pirouette en forme de citation. Les citations sont là pour ça, pour se tirer habilement et sans trop se mouiller, d’une situation embarrassante, quand on ne sait pas quoi dire d’autre. »
S’ensuit un discours ni vu ni connu je t’embrouille à mi-chemin entre la justification habile d’une soutenance aux Beaux-Arts (je n’ai rien contre les Beaux-Arts, je fais juste le rapprochement avec ce que m’en a raconté le boyfriend) et le monologue improvisé d’Otis dans Astérix et Obélix mission Cléopâtre.
Ce rapport enjoué à la lecture est d’autant plus chouette à découvrir que je n’aime pas du tout les mêmes choses : les grandes aventures souvent me rebutent ; de Moby Dick, un de ses livres fétiches, je n’ai lu que l’extrait étudié en version (ou était-ce en commentaire de texte ?), avec la ferme intention d’en rester là. Ne parlons pas de Jules Verne que j’ai toujours évité comme la peste. J’ai lu avec autant d’effarement que d’admiration la phase fusionnelle de l’autrice avec Tolkien, au point d’obscurcir la fenêtre de sa chambre d’adolescente, de la décorer avec une reproduction de l’épée d’Aragorn (pour laquelle elle a confectionné un fourreau en cuir) et de calligraphier à la plume des poèmes en écriture elfique (j’aurais pu me faire embarquer par ce dernier point, même si à douze ans j’étais plutôt plume métallique à bout carré, onciale et gothique). Au-delà de la ferveur adolescente, c’est un tout autre rapport à la lecture que le mien qui se dessine là et se poursuit dans l’essai de la lectrice adulte, avec de fréquentes suspensions de la suspension d’incrédulité.
Je suis du genre à me laisser embarquer par un texte littéraire ; même si je l’analyse, je le fais en le considérant comme un système quasi-clos, en rapprochant certains passages ou parti-pris stylistiques entre eux (probablement un héritage de mes études en prépa littéraire, où l’on est par défaut contre Sainte-Beuve, même en n’ayant lu ni Proust ni Sainte-Beuve). Le roman est un monde à part ; la seule chose que j’en rapporte, ce sont des manières intimes de penser et ressentir les choses, comme des sphères translucides et précieuses que je disposerais sur une étagère et soulèverais parfois devant mes yeux pour voir à travers elles. Clémentine Mélois, elle, ne cesse de rapprocher le monde qu’elle lit de celui dans lequel elle vit, passant de l’un à l’autre comme dans un rapprochement bancaire qui réserverait des surprises croustillantes à son esprit comptable : elle est du genre à se demander (et la question l’interrompt dans sa lecture) quel type de sandwich pouvait bien manger l’inspecteur Maigret (baguette ? pain de mie ? campagne ?), à faire le total des verres ingérés au cours d’une journée d’enquête, calculer son taux d’alcoolémie et se demander qui de lui ou de Pérec avait la plus grande consommation. Le texte doit se traduire en réalité, comme on traduit en justice.
Cela m’a rappelé la manière dont Mum avait repéré la même suspension luminaire que chez ma grand-mère dans le couloir des chambres de bonnes de Downton Abbey. Elle est capable de musarder dans les lieux de l’intrigue tout en la vivant pleinement, alors que ce genre de regard dédoublé m’autorise à suivre l’histoire, mais pas à m’y laisser prendre. Clémentine Mélois se balade manifestement dans les textes de fiction comme Mum dans l’image— une approche qui ne me vient spontanément que pour les textes de non fiction.
Et cela tombe bien, Dehors, la tempête est de la non fiction. Les nombreuses références à des ouvrages que je ne connaissais pas ou mal ont encouragé ma cervelle à faire des liens avec tout un tas d’autres livres que ceux dont il est question. Comme ces réseaux d’échos s’activent souvent et que j’en fantasme depuis longtemps une cartographie, je me suis attelée cette fois-ci à mettre en forme cette parcelle.
J’ai dû fouiller pour trouver un outil pratique (et gratuit) qui propose autre chose que la réalisation de mind map, où seul l’élément central peut être relié à une multitude d’éléments sans obéir à une ramification unidirectionnelle. Je suis tombée sur beaucoup de schémas de neurobiologie sans trouver comment créer un diagramme dynamique à leur image, puis en scrollant des dizaines de modèles sur Lucidchart (oh, un mignon diagramme pieuvre, berk le souvenir des schémas UML…), j’ai enfin trouvé quelque chose qui pourrait convenir pour couvrir toutes les lectures de cette année. [Pourquoi ai-je soudain l’impression d’être dans un article de blog d’Eli ?]
L’utilisation est relativement facile, plutôt ludique : je crois que je n’avais pas joué à bouger des éléments à l’écran comme ça depuis mes derniers essais de code (il faut avoir lutté à faire fonctionner un bout de code pour comprendre l’extase qu’il peut y avoir à cliquer inlassablement sur un bouton virtuel dont on sait pourtant exactement l’effet basique qu’il va produire). En attendant de mapper toutes mes lectures de l’année, je me suis fait la main sur les relations intertexuelles personnelles et hasardeuses suscitées par la lecture de Clémentine Mélois — l’ironie étant qu’avec un unique livre central, on retombe sur une mind map tout ce qu’il y a de plus classique, I know.
Probablement que ça n’a pas grand intérêt quand on y est extérieur, mais il faut imaginer la surprise : j’ignore pendant 36 ans que l’on peut appâter les limaces et les faire se noyer dans de la bière, et en un mois, j’en lis deux occurrences coup sur coup ? — dans une nouvelle d’Hollie McNish, avec une ode à leur étreinte, et dans une énumération de Clémentine Mélois, comme si c’était un souvenir qui allait de soi, que l’on pouvait caler entre un dégoût maternel pour la peau du lait et le débouchage d’une « pierre de lithographie au doigt et à la gomme arabique » ?
Pour ce qui est des listes, avant de penser au Sel de la vie, j’avoue avoir d’abord pensé au Vertige de la liste d’Umberto Eco, que j’avais feuilleté sans le lire in extenso (j’ai failli me demander qui lit ce genre de livre in extenso pour me rappeler immédiatement que Clémentine Mélois probablement le lirait in extenso, vu que lire les notes de ses Pléiades avec une loupe l’amuse beaucoup). Et surtout, aux listes à la fin des livres Castor Poche : les éditeurs connaissaient manifestement le pouvoir évocateur de ces rayonnages imaginaires, puisqu’ils avaient ajouté quelques lignes de résumé à chaque titre de la même collection ou à paraître prochainement.
J’aime les listes, les inventaires, les énumérations, Hulul, Georges Perec et Sei Shônagon. Sans doute grâce à eux, ai-je le sentiment illusoire que le monde est mieux rangé.
Je crois qu’au contraire ça conforte mon bordélisme, excusé si des connexions peuvent surgir de toutes ces juxtapositions involontaires.
Quand Clémentine Mélois décrit le bureau d’où elle écrit, casé dans sa chambre au sol recouvert d’une moquette premier prix, et l’oppose au bureau d’écrivain qu’elle fantasme, sans ordinateur et avec un sous-main en galuchat, j’ai pensé à Palpatine (qui connait le galuchat, sérieusement ?) et surtout aux descriptions des lieux de travail dans Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? Sans doute Martin Page trouverait-il qu’elle a des fantasmes d’écrivain de droite. Cela se sent aussi dans ses goûts de vocabulaire un brin surannés (comment ça, « un brin » est aussi suranné ? et suranné lui-même ?). D’ailleurs, si ces essais m’ont plu, je craindrais de lire un roman d’elle ; j’aurais peur que ce soit par trop une synthèse romanesque du roman XIXe, pleine de passés simples et d’adjectifs ronflants anachroniques. Mais elle le sait sûrement elle-même, et en joue dans ses pastiches — car du cliché, elle s’éloigne moins par la poésie que par l’humour.
Au final, cette lecture que j’anticipais plaisante mais anecdotique a peut-être été davantage que ça ; je n’avais pas prévu l’enthousiasme quasi enfantin qu’elle réveillerait chez moi. Ça me redonne envie de lire et d’écrire comme on bricole et bidouille. J’en profite pour vous laisser sur une dernière remarque il me semble très juste de Clémentine Mélois : notre capacité d’émerveillement s’est déplacée ; aujourd’hui, dans notre monde globalisé, on ne s’étonne plus tant de ce qui est lointain, exotique, que de ce que l’on réapprend à trouver « authentique ». Traduction bobo post-confinement :
Ne suis-je pas émerveillée par ce pull que j’ai tricoté moi-même ? […] Et ce pain ? Il durcit vite et il manque un peu de sel, mais c’est du FAIT-MAISON, j’ai pétri la pâte À LA MAIN dans ce gros saladier qui ne va même pas au lave-vaisselle.
Mais voyez plutôt, CE FICUS EST EN VIE ! D’habitude je fais crever toutes les plantes. […] On dirait des bébés feuilles, elles sont toutes brillantes, attends je vais les prendre en photo.
Ma succulente n’est plus en vie : j’ai bien ri. Rime pauvre de vous.
Il paraît que notre ascendant prend le pas sur notre signe astrologique en vieillissant. C’est parfois la même chose avec les essais : le sous-titre prend le pas sur le titre. Réjouie par la thématique de Nos puissantes amitiés, j’ai entamé la lecture de l’essai d’Alice Raybaud et me suis trouvée déçue par la prééminence ce qui était pourtant annoncé en sous-titre : des liens politiques, des lieux de résistance. Je comprends que ce prisme permette de revaloriser et repenser des liens minorés dans nos sociétés, mais je n’y ai pas retrouvé l’expérience intime de l’amitié, celle banale et précieuse qui nourrit sans nécessairement prendre une forme socialement disruptive. À explorer les formes « extrêmes » d’amitié (vivre ensemble au-délà des années étudiantes, trouver une famille de substitution quand la vôtre n’a pas supporté votre identité LGBT, élever un enfant en co-parentalité…), on (re)découvrait ses marges sans jamais s’attarder en son centre.
À l’inverse, j’ai repoussé de plusieurs excursions à la médiathèque la lecture d’Utopies féministes sur nos écrans pour sa dimension engagée explicitement annoncée, qui me semblait nécessiter une énergie combattive (aussi parce que je n’ai pas vu Thelma et Louise et craignais que toutes les références me soient inconnues, ce qui minore le plaisir qu’on peut prendre à ce genre d’ouvrage, où il est bon d’avoir un équilibre entre références communes et découvertes suggérées). Mais dans cet essai-ci aussi, le sous-titre prend l’ascendant sur le titre : Les amitiés féminines en action. Sans jamais se départir d’aucune dimension de sa personne, en restant amie, spectatrice et essayiste, Pauline Le Gall décortique les mécanismes de représentations de l’amitié dans les films et séries, et nous remontrant ce que l’on a déjà vu, ce que l’on connaît peut-être par cœur, elle l’oriente de telle sorte que nous nous mettions à voir nos angles morts. J’adore ça, quand je découvre du nouveau dans le familier, bien davantage que lorsque la nouveauté me semble in fine familière.
Je n’avais jamais vraiment conscientisé que, bizarrement, les histoires d’amitiés fusionnelles féminines finissent souvent mal — ben oui, il ne faudrait pas qu’on puisse oklm dériver de l’amitié au lesbianisme. Ni que l’amitié de Carry, Miranda, Charlotte et Samantha était très consumériste. J’avoue ne jamais m’être non plus appesantie sur qui écrit ou produit telle ou telle série — c’est le même flou immature que dans mon enfance, quand j’avalais les bouquins sans prêter attention au concept d’auteur (les livres n’étaient pas du même auteur, ils étaient de la même série : Fantômette, Alice, Le Club des cinq ou des sept, Danse !…). Comme dans pas mal de milieux, ce sont essentiellement des hommes qui sont aux postes clés, producteurs comme scénaristes ; les femmes ont dû faire le forcing pour donner à voir leurs productions, leurs points de vue. De même pour les minorités, sous-représentées dans les writing rooms.
Pauline Le Gall soulève un point intéressant sur la représentation des minorités. Quand ces personnes ne sont pas reléguées au rang de faire-valoir (en gros la copine grosse / queer / racisée qui n’a pas d’autre arc narratif que d’être la copine grosse / queer / racisée), le manque de représentations conduit à un dilemme : soit on distribue les rôles en mode color-blind comme si le monde était une pub Benetton, au risque de passer à côté des expériences spécifiques à ces minorités (ex. Grey’s Anatomy) ; soit on traite de ces expériences, au risque d’y enfermer les protagonistes, comme si une actrice noire devait forcément se faire le parangon de la lutte antiraciste ou incarner un personnage témoignant de la vie dans les cités (ex. Bande de filles).
J’étais souvent perplexe quand j’entendais une critique de l’une ou l’autre option, toujours renvoyée à sa part manquante : qu’aurait été une bonne représentation alors ? Pauline Le Gall m’apporte la réponse : la bonne représentation, c’est celle qui existe parmi une myriade d’autres représentations, tellement nombreuses qu’on ne peut plus penser qu’un personnage ou un film représente l’expérience de tout une communauté forcément diverse. On a besoin de parler et des difficultés spécifiques et des vies singulières qui s’inventent au-delà ; d’évoquer ce qu’on ne voit pas en étant blanc/mince/hétéro et de normaliser tout ce qui devrait être normal et ne l’est pas toujours encore quand on est racisé/gros/queer (triade elle-même schématique). Typiquement, souligne Pauline Le Gall, Grey’s Anatomy a normalisé de voir des chirurgiens, personnes hautement compétentes s’il en est, de toutes origines ethniques. On a aussi besoin de ça, de voir le monde tel qu’il n’est pas mais pourrait être — sans plafond de verre dû à des préjugés (de mémoire, sur les nombreuses saisons que j’ai vues avant de lâcher l’affaire, il n’y a presque aucun épisode de racisme, hormis le cas extrême d’un patient néo-nazi qui ne veut pas être examiné par Cristina ou Miranda, je ne sais plus).
Ce dont on ne devrait pas avoir besoin, en revanche, c’est l’ajout d’un bon allié masculin blanc censé rassurer le public blanc et/ou masculin que not all men, not all white people. Pauline Le Gall m’a ainsi appris que, dans Hidden Figures, les scénaristes avaient ajouté au livre un épisode où le patron blanc démonte le panneau indiquant que les toilettes sont réservées au personnel blanc de manière à ce que ses mathématiciennes de génie noires qui font des calculs démentiels pour la Nasa n’aient pas à traverser toute la base pour aller aux toilettes hyper éloignées réservées aux « personnes de couleur » (apparemment, les vraies calculatrices dont parlent le biopic allaient aux toilettes les plus proches sans se soucier de la ségrégation installée). Que la destruction d’un symbole d’oppression doive se faire par l’oppresseur suggère une certaine réticence à laisser ses anciennes victimes reprendre la narration de l’histoire (écrite comme chacun sait par les vainqueurs).
La saison 3 de Heartstopper, outre me faire sourire niaisement devant les visages enamourés de ses acteurs-actrices, m’a fait repenser au dilemme de représentation des minorités. La saison 3 est totalement hors sol : tout le monde y est beau, y est bi, gay, lesbienne, asexuel, trans, non-binaire sans quasiment essuyer de backlash de la société normée — à l’exception d’une interview censée être centrée sur la peinture d’Elle, qui dérive en débat sur la question trans. À l’exception de : tout est là. La série choisit ses combats, les distille un à un, puis : bon débarras. C’est parce que la saison 1 s’est attelée aux préjugés homophobes en épousant les craintes de coming out de Charlie (et la saison 2 à celui de Nick, son amoureux bi) qu’elle peut passer à autre chose, comme par exemple la question de son anorexie. Et là, encore, c’est plutôt malin et bien fait pour une série grand public : la maladie n’est pas vue comme une obsession du corps, incarnée par une jeune fille qui se rêverait plus mince, mais comme une des manifestations de l’anxiété du héros, aux côtés de pensées intrusives qui montrent l’anorexie pour ce qu’elle est : une saleté de maladie mentale. Les petits cœurs, fleurs et feuilles qui voltigeaient autour des personnages lors de leurs amours naissantes sont remplacés par des aplats de crayon noir qui se mettent à bourdonner autour du héros quand les pensées intrusives l’isolent de son entourage (qu’on se rassure, une nouvelle graphie-grammaire prend le relai quand la santé est redevenue meilleure : des éclairs de désir affleurent à la surface de la peau).
Si j’ai pensé à l’essai de Pauline Le Gall en visionnant la dernière saison d’Heartstopper, c’est aussi parce que la saison aborde une thématique amicale que je n’ai pas le souvenir d’avoir vue traitée en tant que telle alors que c’est un schéma récurrent : délaisser ses amis quand on se met en couple. Évidemment, c’est Isaac le pote aromantique de la bande qui s’y colle en prenant des nouvelles de Charlie, lequel ne se confie plus qu’à Nick, et en formulant des reproches à l’encontre de Tao, qui est lui en état de les entendre.
Il y aurait tout un truc à faire sur la place du lit dans Heartstopper, comme espace d’intimité qui n’est pas réservé qu’à la personne désirée. (Question bonus : à quelle fréquence Charlie change-t-il ses draps ?)
Tout en ayant conscience de ma propre tendance à me replier sur mon partenaire et à diriger l’essentiel de ma conversation vers lui, c’est quelque chose que je déplore et aimerais rééquilibrer. Traîner en bande avec potes et boyfriend n’est pas une solution qui me conviendrait, mais cela m’a touchée de voir la chose abordée. Pauline Le Gall a raison, avec son enthousiasme communicatif : parlons de ces films et ces séries moins anodines qu’elles en ont l’air, écrivons à leur propos, parlons-en avec nos amis, de ça et d’autres, avec nos amis qui sont bien plus que des soutiens dans des luttes imposées, présences chéries qui nous nourrissent même en leur absence.
Avant de rendre Utopies féministes sur nos écrans à la médiathèque, j’ai recopié dans la liste de la filmographie tout ce qui faisait écho ou envie. Écho : Derry Girls 💚, Grey’s Anatomy 🤍, Sex Education 💛, Sex and the City, Grace and Frankie, Ladybird ♥️, Papicha, Portrait d’une jeune fille en feu. Et envie (plus ou moins selon les cas, à checker au moins) : Broad City, Girlfriends, Insecure, Shrill, The Bold Type, The L Word, Tuca and Bertie pour les séries ; Booksmart, Frances Ha, Fried green tomatoes (apparemment le livre plus que le film), Girlfriends, Go fish, Mignonnes et Thelma et Louise pour les films. Des recommandations croisées à me faire ?
Une bande-dessinée sur les sœurs Brontë avec de telles couleurs, je ne pouvais pas ne pas l’emprunter ! Pauline Spucches retrace dans une lande fauve le destin jalonné par la mort des trois romancières, et notamment d’Anne, souvent moins valorisée que ses sœurs.
De fait, j’ai lu Emily (Wuthering Heights) et Charlotte (Jane Eyre), mais d’Anne, rien. Il faudra que je tente la lecture de The Tenant of Wildfell Hall pour voir si ce roman est moins marquant ou s’il a été éclipsé en raison d’une histoire un peu trop féministe pour son époque.
Alors que Charlotte et Emily décrivaient ces hommes destructeurs pour qui on finit par se sacrifier par amour, Anne, elle, racontait l’histoire d’une femme fuyant un mari violent. Et cela alors que la dissolution du mariage était illégale et faisait grand débat dans l’Angleterre victorienne.
Dans la postface, l’autrice écrit aussi :
Je m’attendais à trouver un paysage froid, brumeux et menaçant. […] Mais ma rencontre avec la lande et le presbytère d’Haworth, aujourd’hui devenu musée, me fit prendre conscience à quel point je méconnaissais leur histoire.
La lande est teintée de rouge, mauve et vert, et les soeurs n’étaient pas ces êtres mélancoliques et furieux que je me représentais.
De fait, dans cette bande-dessinée (en réalité plus peinte que dessinée), la lande est un personnage à part entière. Les plus belles pages sont celles où le mouvement qui agite les hautes herbes se propage aux héroïnes, âme et chevelure. Ces tableaux métaphoriques sont d’une grande beauté et contrebalancent l’aspect pâteux, parfois maladroit, que prennent les personnages dans des plans plus serrés — la métaphore (peinte) sied mieux à l’autrice que la narration (dessinée).
Bizarrement (ou en raison des rides ?), le père a un visage moins pâteux, plus détaillé :
Rien à voir, mais ce portrait d’Anne Brontë par Charlotte Brontë reproduit à la fin de l’ouvrage m’a fait penser à la danseuse Bleuenn Battistoni…
Après un mois à le redouter, c’est la première journée du stage de rentrée, à donner de la tête de tous côtés. Le cours que j’ai prévu est trop complexe : trop alambiqué peut-être, trop rapide pour sûr. Il correspondait au groupe que je pensais avoir, mais le stage je ne savais pas est ouvert à tous et tous n’ont pas la vivacité signature de cette école.
Pour les grands, les ados, j’ai prévu de travailler la Mistake Waltz du Concert de Robbins. Je guette leurs réactions en leur montrant la vidéo : vont-ils être amusés ? trouver ça ridicule et craindre de l’être ? Ils sont assez poker face. Un vague sourire de-ci de-là… de politesse ? L’une laisse échapper un éclat de rire, qu’elle couvre de sa main, et à partir de là, c’est bon, c’est gagné, je sais qu’on va s’amuser.
Pour les petits, c’est Le Train bleu. Ils sont plus enthousiasmés par l’idée d’ateliers chorégraphiques que par la variation du golfeur.
Comme ils me demandent ce qu’on fait avec les grands, je leur montre la vidéo : ils sont émerveillés à l’idée qu’on puisse faire des erreurs volontairement (ils disent : des fautes), qu’elles fassent partie intégrante de la chorégraphie. Et perturbés : mais si les danseuses se trompent vraiment ?
De retour chez moi, je tâtonne sur mon ordi pour ralentir les musiques : c’est trop rapide pour les élèves, grands comme petits. 95, 90, 87% de la vitesse initiale ? Jusqu’où cela reste audible avant de se déliter ? Il manquait un module « bidouiller ses musiques sur Audacity » dans la formation au DE.
Mercredi 28 août
C’est étrange d’être professeur là où l’on était quelques mois plus tôt étudiant. Je ne peux plus me changer dans le vestiaire des élèves, mais j’écourte au maximum mon passage par celui des professeurs ; j’ai l’impression d’épier les coulisses d’un monde qui n’est pas le mien.
Aux grands, je propose des exercices plus traditionnels, plus simples, cela fonctionne mieux. On s’amuse dans la mise en place de la chorégraphie, je glousse parfois. J’essaye de distinguer les jumelles, me raccroche aux boucles d’oreille portées par l’une et pas l’autre. C’est amusant, elles ont a priori la même base génétique, mais leur organisation corporelle est différente (si je me souviens bien, l’une tend vers la rétroversion et l’autre vers l’antéversion du bassin).
Rien à faire, je me sens plus de connivence avec les élèves qui ont l’air et l’œil vif, pour qui ça carbure, et j’ai davantage de mal avec ceux dont je n’arrive pas à décrypter les expressions faciales. Ce n’est pas une question de timidité : certains sont timides, mais on sent une vie intérieure qui remue derrière la discrétion. Ce sont les indéchiffrables qui me mettent mal à l’aise, les élèves à l’expression minérale. Ennui ? Indifférence ? Déconnexion corps-esprit ?
Avec les petits, c’est globalement l’anarchie : 1h30 avec 9 gamins de 10 ans sur une chorégraphie comique dans un studio à 27,5°, what did I expect? Une élève dont les marques de lunettes révèlent l’intensité du bronzage me dit qu’ils jouent au golf dans sa famille, qu’elle peut ramener ses anciens clubs de golf de quand elle était plus petite si je veux. Je veux bien — si ça ne dérange pas sa famille, parce que c’est lourd à porter quand même. « Oh non, s’exclame [prénom composé impliquant la Vierge et un symbole royal], on habite [commune chic de l’agglomération lilloise], on vient en voiture ! »
— Sociologie de la danse classique, 101.
Jeudi 29 août
Aujourd’hui, inversion de la tendance : c’est plus terne avec les grands, plus fluide avec les petits. La fatigue n’y est probablement pas étrangère. Nous sommes à J+3 de la reprise, soit au pic des courbatures, et les grandes ont contemporain en plus des presque trois heures que nous passons ensemble. J’arrive en même temps que les grandes et les suis — pour certaines les dépasse ! — dans l’interminable escalier qui mène aux studios. Les râles mi-surjoués mi-essouflés fusent. L’une, aux muscles particulièrement endoloris, monte marche par marche, ramenant ses deux jambes au même niveau avant d’attaquer le suivant, et marque une pause aux plateformes entre les étages, encouragée par ses camarades. Si les 15 ans réagissent ainsi à la reprise, je ne suis pas en si mauvaise forme physique…
Avec les grands, on affine les erreurs de la Mistake Waltz en se livrant à un travail précis de nettoyage (quelle main au-dessus de l’autre à ce moment ? tête public ou trois quarts ? bras seconde à trois et pas à quatre…). Miss Spaghetti, en plus d’avoir des bras et des jambes qui partent dans tous les sens, est arrivée le deuxième jour du stage. Même si elle a appris la structure vue le premier jour (cœur sur elle et la copine qui lui a envoyé la vidéo), elle n’a pas tous les détails, c’est normal. Je la reprends sur moult passages et l’embête beaucoup, mais ça n’a pas l’air de l’embêter le moins du monde. Elle ajuste, s’amuse. Son aplomb et son plaisir me sidèrent ; c’est rare, surtout à l’adolescence, une absence de gêne qui n’est pas pour autant sans-gêne. Limite je l’envierais un peu, de si peu se laisser atteindre par l’à peu près. Cette séance me confirme que ce n’est pas tant le niveau des élèves qui m’importe (même si un certain niveau exerce forcément un attrait en démultipliant le champ des possibles) que leur implication et leur caractère.
Régler une courte chorégraphie mêlant danse et sport, comme dans la variation du golfeur : la consigne fonctionne à merveille avec les petits, qui réfléchissent déjà ballons, raquettes et jupes de tennis. Je regrette de ne pas leur avoir donné plus de temps pour leurs créations. Les deux enfants les moins à l’aise dans la variation sont les premières à terminer quelque chose de structuré. Elles ont un peu moins d’habileté mais aussi moins d’ego que la plupart de leurs camarades, et discrètes, enjouées, se mettent rapidement d’accord sur leur séquence créative ; c’est un plaisir de les voir en prendre.
Le dernier jour sera portes ouvertes, et j’ai un peu cette peur (irrationnelle ?) qu’un parent trouve l’enseignement très insuffisant et se dise : j’ai payé un stage pour ÇA ? D’un autre côté, je suis déjà heureuse qu’aucun enfant n’en ait tué un autre à coup de club de golf. Encore un grand pas en avant, s’il-te-plaît.
À Mum au téléphone, je raconte tout ça. Tant de choses en si peu d’heures !
Vendredi 30 août
L’adage des grands fonctionne mieux en plaçant une métaphore désirable au bout de chaque diagonale : s’éloigner à regret (des vacances), aller vers (le week-end) engendre de suite davantage de présence. Cela amuse en prime les quelques parents qui profitent de la journée portes ouvertes pour assister au cours.
À peu près tout le monde passe l’exercice de petite batterie alors que pas du tout quatre jours avant. Aux jumelles, il manque à chacune une partie différente du balloté (l’enveloppé pour l’une, le développé pour l’autre) ; mon amie balletomane mère de jumeaux se demande s’il ne s’agirait pas de jumelles miroirs.
Au quatrième jour, les exercices ne me posent plus de problèmes majeurs de comptes, l’adage est séquencé, j’anticipe le plié sur le 8 et dans les changements de pied rapides, le scande de la voix et des mains comme un chef d’orchestre. Je me sens davantage d’aisance maintenant que je commence à connaître les prénoms et l’organisation corporelle de chacune. Je n’ai plus besoin d’attendre la fin de l’exercice pour lancer les corrections et encouragements ; je peux lancer à R. à la volée d’allonger ses bras dans les changements de pieds sachant qu’elle va rabougrir sa première — héritage d’un réflexe archaïque ? Elle éloigne ses les bras du sol en même temps que ses pieds en décollent. Je prends de l’assurance, les élèves du plaisir, me semble-t-il. L’ambiance devient franchement bonne dans les tours, sauts et piqués. Au cours d’une diagonale, je réalise que L. doit faire du jazz ; elle me confirme que oui et bon sang mais c’est bien sûr, comment ne l’ai-je pas vu plus tôt avec ces préparations de tours jambes pliés et les bras hypertendus des grands jetés ? Cela explique et la technique et la maladresse : le classique n’est juste pas son style premier d’entraînement.
L’unique garçon du groupe est absent, j’en ressens un soulagement un peu honteux — parce que je n’arrive pas à déchiffrer ses expressions et parce que la suite de la chorégraphie parodie des ports de bras franchement féminins. On reprend notre Mistake Waltz et on avance jusqu’à la séquence des ports de bras désynchronisés. Chacune tente de retenir la suite cryptique de bras en haut et en bas que je leur attribue, mais au bout de quelques tentatives HH BB HBHBH qui se soldent par de la confusion et des rires, on décide de jeter l’éponge et de se lancer au hasard, en haut ou en bas. Chacune invente sa partition et, la mémoire libérée, les mimiques arrivent, les parents rient. Pour le dernier jour, on se lâche. À force de parler, de plaisanter, les digues sautent — cela me rappelle les cours d’art plastique quand j’étais au collège : élève sage, on me mettait à côté des bavards et, toute ma concentration entre mes mains, je me mettais à parler sans réelle conscience de ce que je disais, entrainée par mes voisins de table et ma vigilance relâchée.
Curieusement ou pas, ce sont les parents des élèves les moins à l’aise qui sont présents (est-ce que les autres font si souvent ce genre de stage qu’on ne se donne plus la peine de venir les voir à chaque occasion ?). Aussi je me réjouis de ce que je me reprochais encore la veille, d’avoir par inadvertance mis les bons éléments derrière et les plus fragiles devant. Ceux-ci se sont trouvés mis en valeur et en confiance, sans rien retirer à ceux-là dont le niveau est évident : il faudra que je pense à reproduire sciemment ce que j’avais interprété comme une erreur. Erreur parce qu’il est moins facile de copier dans le miroir qu’avec une personne de visu devant soi… mais surtout, pour être honnête, parce que je craignais le jugement d’une ancienne prof turned collègue. J’ai touché du doigt (et failli le mettre dans l’engrenage) ce que j’ai détesté en tant qu’élève : sentir qu’un prof avait honte de mon niveau parce qu’il craignait qu’on lui en tienne rigueur, qu’on dise de lui qu’il est mauvais prof, comme si un bon enseignement se jugeait sur un résultat à un instant T et non sur un processus au long cours.
Après le cours, je tends à M. le rouleau de massage dont je lui avais parlé, que j’ai apporté pour qu’elle l’essaye. Il passe de main en main, de dos en dos, mollets, cuisses et les gémissements de douleur-détente fusent. La bande-son sans image ferait lever des sourcils.
Les retours, des élèves ou de leurs parents, font plaisir : I. a appris des choses ; la maman de C., très discrète en cours, me dit qu’elle en sortait avec un sourire jusque là ; et le plus fou, la maman de M., hyper enthousiaste, qui me dit quelque chose comme (je me le suis tellement répété d’incrédulité que les mots en ont probablement été tout déformés) : des professeurs super, on en a vu, hein, mais alors là, ce que vous faites… Elle est épatée que j’aille des uns aux autres, les replace, donne des indications tout au long du cours sans l’interrompre, et toujours avec bienveillance en plus. — Incroyable, elle répète. Ce que je trouve incroyable, c’est d’avoir donné cette impression d’aisance que me donnait toujours N. Et peut-être plus encore, de l’avoir ressentie, le temps d’un cours, tout le monde réactif, de bonne humeur, chacun gaiement apostrophé sans que je lutte pour chercher leur prénom.
Je pique-nique dehors avec cette maman et sa fille, en mal de conseils d’école et de carrière. Entre deux bouchées de taboulé au gaspacho, j’essaye d’informer sans influer, de prévenir sans décourager. Aimer le classique mais pas les pointes ni le contemporain ne laisse pas un grand éventail de possibles. Elle me questionne compagnies, je lui réponds freelance, elle rétorque précaire, je déplore oui, encore que l’intermittence.
L’après-midi, ce sont les petits et le cours roule quand les parents sont là. On fait une barre vite fait et la variation est expédiée au profit des ateliers en groupe. Je regrette de ne pas avoir laissé davantage de temps aux enfants en amont pour leur composition ; je me serais sentie plus légitime de travailler la variation devant les parents, au lieu d’exposer un chaos que je contiens difficilement et auquel je n’ai pas grand-chose à apporter. Je tempère les velléités acrobatiques : une pyramide humaine, vraiment ? d’accord, votre camarade est léger, oui mais qu’il ne monte pas sur vos genoux, par pitié — sur les cuisses à la rigueur, si vous le tenez, mais pas pile sur l’articulation. Je fais DJ aussi, propose des musiques aux enfants qui n’ont pas d’idée particulière pour leur composition (merci René Aubry) et cherche dans Spotify les requêtes d’autres groupes plus affirmés. abcdef u m’épelle un trio : quand les paroles parviennent à mon cerveau et que je me rends compte que le studio résonne de fuck you devant tous les parents, je me tourne vers les élèves pour leur demander si c’est vraiment la musique à laquelle ils pensaient. Tout à leur tâche, ils ne m’entendent pas ; une des mères croise mon regard et m’adresse une moue d’approbation : c’est ça, c’est bon, ça ira. Je me suis donc sagement appliquée à réduire le diamètre de mes yeux écarquillés et ai vécu pleinement ce moment légèrement surréaliste, de voir des enfants de 7 ans danser une gentille choré sur des insultes réitérées sans qu’aucun adulte ne réagisse. Pourquoi pas.
La panique m’effleure quand je vois le temps qui ne passe pas, l’heure à remplir et le spectacle forcément répétitifs des enfants qui répètent un spectacle qui n’aura pas et a déjà lieu. Ils demandent s’ils peuvent refaire, pour ajuster tel ou tel passage. Bien sûr : plus on refait, plus on a de chance que ce soit comme on a envie de que soit (éviter de dire bien et d’impliquer mal dans un exercice de créativité). S’il y a bien quelque chose qu’on ne peut pas leur retirer, c’est leur enthousiasme à inventer ; il faut voir la rapidité avec laquelle ils mettent ça en place. Quatre enfants disputent un match de tennis humoristique, trois ont jeté leur dévolu sur la gym pour ajouter des roues à leur choré, tandis que deux choupettes dribblent et se passent un ballon de basket en mousse en sissonne. Ils ont répété, re-répété, dansé pour de vrai, gratté une date supplémentaire de représentation et pourraient continuer encore. Si je demande à revoir la variation du golfeur une dernière fois, ça casse l’ambiance ? J’aimerais bien la revoir avec la même énergie que vous mettez dans vos compositions Les parents qui n’en peuvent plus de les voir danser la même chose et ont déjà filmé cinq fois, plussoient : et si nous on a envie de voir ? Merci à ce papa.
(À la suite, j’ai noté « Bon retour pour Z. » et ne sais déjà plus qui est Z.)
Après mon dernier cours, j’assiste au cours de danse contemporaine où je retrouve les grands et quelques élèves de troisième cycle de l’an passé. Pour certaines, wow, je les découvre. Les jumelles n’ont plus rien à voir maintenant, l’une plus classique, l’autre résolument contemporaine ; je me demande comment j’ai pu les confondre et même si ce sont vraiment de vraies jumelles. L’évolution de perception en seulement quatre jours est sidérante. @Alinago27 a déjà vécu ça avec ses élèves : « Si on applique cette idée aux arts, on peut imaginer combien leur instruction est fondamentale. »
Le workshop est inspiré d’Inanna ; la professeure a dansé avec Carolyn Carlson. Le titre m’interpelle et après un coup d’œil à mon téléphone, une rapide recherche sur mon blog, j’ai confirmation : j’ai bien vu ce spectacle, j’ai dû la voir danser, elle qui avait l’air adorable dans les vestiaires des professeurs, à chercher à engager la conversation. Cela me semble fou.
En ressortant de ce dernier cours, les couloirs ont des airs de fin d’année. C’est le même flottement, sans plus personne avec qui rien partager, après tant d’intensité. Petit pincement. Mais aussi grande joie, soulagement, légitimité et assurance naissante. Je devine que ce nouveau métier va m’épuiser, mais aussi me nourrir. L’un à la mesure de l’autre. Ça promet une vie intense.