Les femmes qui me détestent

J’ai lu ce recueil de Dorothy Allison sans rien savoir d’elle ni des Feminist Sex Wars, de la misogynie si bien intériorisée qu’elle s’est manifestée entre femmes, entre féministes même. All women are equal but some women are more equal than others, en quelque sorte. Manifestement t’étais moins égale quand tu venais d’un milieu ouvrier, que t’étais pas la fille du mec de ta mère, que tu écrivais sur les abus dudit mec et d’autres, et que t’avais de surcroît l’idée saugrenue d’être lesbienne et de ne pas t’en cacher (la discrimination avait l’air telle que je me suis demandée si elle n’était pas Noire, mais apparemment pas).

Plutôt que de mal résumer l’essai de Lucile Dumont qui occupe la moitié de l’ouvrage à le remettre en contexte, comme d’hab des extraits (j’aurais aimé une édition bilingue) :

Petite sœur toute rose aux yeux bleus,
petite sotte, petit animal de compagnie
avec tes yeux de verre vide
Comment je
te détestais, t’aimais, te voulais
fondue dans mes os
crevais d’envie que tu me passes le miel
avec lequel tout le monde te regardait.

…

Les femmes qui me détestent
détestent
l’insistance de leurs désirs, le débordement de leurs envies
ravalées et enfouies, disciplinées jusqu’au néant
[…]

Les femmes qui la détestent d’aimer les femmes.

…

Comment je peux parler d’elle, de nous deux ensemble ?
De quand elle me touche et que ça me réchauffe
d’entre mes jambes à mon visage
de son visage, terrifiant, merveilleux.
De quand je lui dis, « Ouais, nom de Dieu, ouais,
enfonce moi, apaise moi, baise moi, tout ce que tu veux… »
jusqu’à ce que je refuse une seule chose
[…] son poing s’agite dans un courant d’air
un courant d’air qui revient sur la joue de ma maman
en passant par le bras de mon beau-père.

Ces deux derniers vers sont incroyables — de violence et d’adresse narrative, à court-circuiter le récit pour dire ce qui du trauma est hérité, se reproduit depuis et hors de l’hétérosexualité.

…

Je dis que la source de la peur
c’est le choix.
La source de tout désir :
le choix.

…

Dans la campagne terreuse où je suis née
les mots pour me nommer étaient si terribles
que personne ne les disait
[…] J’ai compris que la chose que personne ne disait
était celle contre laquelle on ne pouvait rien.
Si personne ne disait   Lesbienne
je ne pouvais pas dire fierté.
[…] Si personne ne m’appelait
Bâtarde, bonne à rien, idiote, putain
je ne pouvais pas me saisir de ma propre parole,
de mon amour pour celles de mon espèce,
pour moi-même.

…

Je n’ai jamais été capable de lui résister
les muscles d’une femme solide qui rit
ses mains râpeuses quand elle me retourne
me parle mal, me traîne d’avant en arrière,
quand elle baise comme un océan, comme une brute
laisse des marques de suçons
de morsures en forme de coquillages, […]

…

Ce n’est sûrement pas aussi bien que ça en a l’air
les femmes qui vont passer l’été en France
un croissant tartiné de beurre jaune
de la crème dans le café. Moi, je grossis
à Brooklyn.

…

« Les filles », elle a dit,
et alors j’ai su pourquoi elle nous avait interpellées,
ce qu’elle avait vu
dans la façon qu’avait mon amante
de me toucher la nuque, j’ai su
qu’aucune d’entre nous ne prononcerait le mot,
ne dirait lesbienne ni même amoureuses.
À la place, on a parlé de maisons, de cuisines
[…] « Mais vous pouvez y arriver. Trouvez-vous un petit
truc important pour vous et travaillez-y
en y mettant du temps, des efforts, et prenez-en soin. »

…

Tu ne m’as pas demandé d’expliquer,
tu m’as juste prise dans tes bras
et tu m’as déchargée d’un peu de ma peur de mourir.
[…] tu t’es glissée sur moi et tu as posé
tout ton corps contre le mien
avec douceur, ta main dans mes cheveux,
ta bouche sur mon oreille,
tu m’as enveloppée de silence et d’amour
et des muscles de tes cuisses
et tu m’as laissée pleurer.   tu m’as laissé pleurer
comme personne ne m’avait encore jamais laissé pleurer.

Emoji larme à l’œil, emoji <3

La Végétarienne

[TW : viol, violence, anorexie]

L’enthousiasme de Karl semblait pour le moins mitigé à la lecture de La Végétarienne, mais les extraits qu’il a publiés sur les Carnets Web de La Grange m’ont donné envie de découvrir cet étrange roman de Han Kang.

Une nuit, Yŏnghye devient végétarienne. Et tout part en vrille, dans un onirisme que je pensais propre aux auteurs japonais — et qui le demeure dans la mesure où une cruauté latente prend le pas sur la délicatesse (la fadeur ?) que j’y associais. Kimchi 1, fleur de cerisier 0. Est-ce une saveur typiquement Sud-Coréenne ? Il y a dans le roman de Han Kang quelque chose de Parasite, quelque chose de malsain (mais fascinant) dans la relation aux autres.


La Végétarienne (sous-partie éponyme)

L’entourage de Yŏnghye ne comprend pas son revirement soudain, le comprend d’autant moins que la jeune femme ne donne aucune explication rationnelle à son refus carné : un régime pour raison de santé ou un soutien à la cause animale, pas sûr qu’on approuverait, mais on comprendrait. Mais cesser de manger de la viande parce qu’on a fait un rêve ? Le lecteur à qui l’on fait entrevoir la gueule du rêve, fragmentaire, sanguinolent, violent, comprend le dégoût — à défaut de comprendre l’origine du rêve ou le mutisme dans lequel s’enferre Yŏnghye.

La violence du rêve et les pulsions destructrices de celle qui n’en dort plus font ressortir la violence tue d’une société policée à l’extrême, jusqu’à la négation de l’individu — surtout si l’individu est une femme, dont on attend qu’elle se comporte en fille puis en épouse respectable, qui fait à manger pour son homme, ne porte pas de vêtements sans soutien-gorge, endosse le rôle de potiche aimable lors des dîners d’affaire… (La société sud-coréenne ainsi dépeinte en filigrane ne fait pas envie, mention spéciale pour la note en bas de page expliquant qu’à l’époque de la parution du roman — 2007 — une infidélité dénoncée par le conjoint trompé était passible de prison).

Vue successivement à travers le regard de son mari (misogyne), de son beau-frère et de sa sœur, Yŏnghye échappe à la focalisation interne. Son mutisme fait d’elle une véritable Bartelby végétarienne. I would prefer not to (eat meat). Et c’est tout. Et ça rend chèvre. Ne pas savoir, ne pas comprendre, ne pas avoir le contrôle sur l’autre.

[à partir de là, on peut considérer que ça spoile]

Lors d’une réunion de famille, son père pète un câble et tente d’introduire par la force un morceau de viande entre ses lèvres. Devant ce père (mal)traitant sa fille adulte comme une enfant, tout le monde frémit comme si, encore plus que des limites, un tabou avait été franchi (ne craint-on pas de voir l’inverse, un père qui traiterait sa fille enfant comme une adulte ?). La scène m’a fait repenser à Dès que sa bouche fut pleine, roman de Juliette Oury où les valeurs sociales attachées au sexe et à la nourriture sont permutées ; l’ingérence non consentie d’un piment prend valeur de fellation forcée pour l’héroïne. Est-ce ce souvenir qui confère quelque chose d’incestueux à la scène subie par Yŏnghye ? Le parallèle entre chair animale et plaisir de la chair est déjà établi à ce moment du récit. À partir du moment où Yŏnghye refuse de manger de la viande, elle se refuse à son mari… Il sent la viande, lui aussi, la dégoûte (avant même les viols conjugaux, qui ne sont évidemment pas présentés ainsi puisque du point de vue du mari).


La Tache mongolique

La seule interaction sexuelle encore possible se fera au terme d’une métamorphose des corps, ornés de grandes fleurs peintes. La vision prend forme dans l’esprit du beau-frère de Yŏnghye, artiste vidéaste qui devient obnubilé par cette vision, sous son emprise presque, comme Yŏnghye peut-être le devient sous la sienne (mais on ne sait pas, on n’y pense même pas tant que la sœur bafouée n’a pas posé les termes dessus).

J’ai lu cette partie d’un trait, comme moi aussi prise par la fièvre de son narrateur, par la beauté vénéneuse du récit, l’étrangeté de ce désir qui déborde le désir sexuel sans parvenir à l’écarter, y reconduit, autrement.

Qu’un des partenaires soit interné et l’autre jugé sain d’esprit au terme de cet accouplement végétal ne fait que prolonger la suspension de l’incrédulité. Même mécanisme que dans les récits fantastiques : une explication rationnelle est toujours possible, quoiqu’infiniment moins satisfaisante que l’interprétation symbolique ou onirique dont on a éprouvé la richesse à la lecture.


Les Flammes de arbres

Dans cette dernière partie, la sœur de Yŏnghye lui rend visite à l’hôpital psychiatrique. L’accès à l’intériorité de l’héroïne est définitivement perdu, et j’entends presque la voix de mon prof de philo de khâgne jouant l’argument d’autorité écarté par Descartes dans ses Méditations métaphysiques : « Mais quoi ? ce sont des fous. »

Pas de focalisation interne, pas de parole articulée : nous n’aurons pas d’explications, seulement des pistes convoquées par la sœur qui se remémore leur enfance, et tiens, comme c’est bizarre, la violence du père envers Yŏnghye (laquelle se prenait presque tous les coups, sa sœur ayant réussi à se rendre indispensable par sa docilité domestique — qu’elle interprète a posteriori comme une forme de lâcheté après l’avoir considérée comme un sens aigu des responsabilités toute sa vie).

De l’extérieur, Yŏnghye semble s’être enfoncée dans une forme de folie, qui n’est pourtant que la poursuite cohérente d’un même but impossible : éradiquer l’animal en soi jusqu’à devenir végétal. Ne plus ingérer de chair animale ne suffit plus, elle ne veut plus rien ingérer du tout, vivre de photosynthèse seulement et, si ce n’est pas possible, mourir, c’est tout un. La métamorphose impossible mène à la disparition de soi. Après une longue phase d’orthorexie, ce végétarianisme existentiel arrive au cœur de l’anorexie et au bout de sa logique, à la négation de soi. Ne plus rien ingérer jusqu’à s’effacer, se désincarner. Les flammes des arbres : le cercueil qui brûle, le feu qui purifie, la malade qui se rêve phénix.

Le temps ne s’immobilise jamais.

…

Plein de choses échappent dans ce roman, et pourtant j’ai eu l’impression de comprendre, vaguement, intimement, comme j’ai depuis longtemps l’impression de comprendre l’anorexie mentale même si je n’ai jamais eu à la souffrir — quelque chose comme une affinité secrète, morbide. Chanceuse, bien entourée, je reste en amont, dans une orthorexie très superficielle, cantonnée à la viande, dont je ne me suis pas détournée par conviction mais pas dégoût insidieux, comme s’il fallait que certaines choses n’entrent pas dans le corps, en sortent plutôt. Contrôler, expulser, travailler à et contre soi.


En extrapolant la situation jusqu’à l’absurde et la folie, le roman souligne cette réaction épidermique qui existe dans nos sociétés face au refus de manger de la viande. Un refus du refus, comme si une femme voulant contrôler ce qui entre dans son corps était socialement intolérable, une mutinerie du corps. Un scandale, dit-on dans le roman. Plus de chair animale et ensuite quoi, plus de chair humaine, plus d’enfant (le désir de rester nullipare comme désir de n’exister que pour et par soi), le consentement brandi à chaque rapport, la contraception, l’IVG ? C’est comme si ces avancées avaient été concédées plus qu’admises et que le refus de la chair réactivait la peur de ne plus dominer…


Pensée pour Klari et sa croisade pour que soient correctement orthographiés Bartók et autres compositeurs hongrois : j’ai lutté pour trouver et rendre son accent à Yŏnghye.…

…

Après La Végétarienne, j’ai entamé la lecture d’un recueil de Margaret Atwood. Surprise devant le poème « More and more« , le végétal carnassier fait étrangement écho :

More and more frequently the edges
of me dissolve and I become
a wish to assimilate the world, including
you, if possible through the skin
like a cool plant’s tricks with oxygen
and live by a harmless green burning.
[…]
Unfortunately I don’t have leaves.
Instead I have eyes
and teeth and other non-green
things which rule out osmosis.
So be careful, I mean it,
I give you fair warning:
[…]
There is no reason for this, only
a starved dog’s logic about bones.

This Is a Photograph of Margaret Atwood

Laisse-moi te dire… Emporter ou non avec moi ce recueil bilingue de Margaret Atwood ? Debout devant le rayon poésie de la médiathèque, je lis le premier poème, bute sur un arbre (balsam or spruce) que je ne connais pas davantage en français dans le texte (baume ou épinette), j’avance dans les eaux troubles du poème et soudain, me prends un coup que je n’avais pas vu venir :

This Is a Photograph of Me

It was taken some time ago.
At first it seems to be
a smeared
print : blurred lines and grey flecks
blended with the paper;

[…]

In the background there is a lake,
and beyond that, some low hills.

(The photograph was taken
the day after I drowned.

I am in the lake, in the center
of the picture, just under the surface.

[…]

Traduit par Christine Évain :

C’est moi sur la photographie

Elle a été prise il y a quelques temps.
À première vue on dirait
une photo
ratée : des lignes floues et des points gris
qui se confondent avec la trame du papier ;

[…]

À l’arrière-plan, il y a un lac,
et, au-delà, quelques petites collines.

(La photographie a été prise
la jour après que je me suis noyée.

Je suis dans le lac, au centre
de la photo, juste sous la surface.

[…]

Ce n’est pas du poème tout mignon. J’aime que ça envoie du lourd, la force destructrice. J’embarque le recueil. Seulement voilà, il s’avère à la lecture que ce premier poème non seulement oblitère les autres de sa force, mais qu’il est l’un des seuls à vraiment me plaire de tout le recueil (avec « The Explorers » et « You Have Made Your Escape… » qui fonctionnent un peu sur le même principe de chute dans ta face, l’un sur des rescapés de naufrage, l’autre sur les violences conjugales). Pour le reste, je pioche un vers ici ou là (sunlight knitting the leaves before our eyes), m’interroge sur les choix de traduction (pourquoi tisser plutôt que tricoter ?) et désamorce le désintérêt grandissant en m’entraînant à lire à voix haute — jouer sur le plaisir de la langue anglaise à défaut de toujours saisir celle de l’autrice.


released
from the lucidities of the day


Earlier than I could learn
the maps had been coloured in.


your hand floats belly up


but You must die
later or sooner alas
you were born weren’t you
the minutes thunder like guns
coupling won’t help you

La traduction dit :

mais Tu vas mourir
tôt ou tard hélas
de toutes façon tu es née
les minutes grondent comme des canons
l’accouplement ne te sera d’aucune aide

Je me fais la mienne :

mais Tu dois mourir
tard ou tôt hélas
n’es-tu pas née ?
les minutes se tirent comme des armes (explosent ?)
le coït ne te sera d’aucune aide

Ce sera tout pour la joie de vivre.

L’univers dans le calice d’une fleur

La métaphore qui donne son titre à La Muraille de Chine s’est évanouie sitôt lue. Ce qui me reste en souvenir et avale à lui le reste du recueil de Christian Bobin, c’est cette ouverture formidable :

Tu n’es jamais venue ici. Tu n’y viendras jamais. Alors, que je te dise : c’est une maison dans la forêt. C’est une forêt dans l’univers. C’est l’univers dans le calice d’une fleur.

On dirait une ouverture cinématographique. Zoom out de la maison à la forêt, sans à-coup de la forêt à l’univers et là, zoom in out out of order l’immense était dans le petit, dissimulé, révélé dans une fleur qui ne peut être géante et monstrueuse, qui reste à sa taille, rétrécissant tout le reste pour le contenir en son sein. On dirait une gravure d’Escher. Tout est là et ne peut y être, s’y tient pourtant.

…

Petite moisson dans le reste du recueil :

Nous sommes de notre vivant un obstacle au meilleur de nous-mêmes.

Ne cherche rien, pas même à vivre.


Allongé au soleil, ne plus penser : les oiseaux prennent le relai de l’intelligence.

Presque est le nom du paradis.


Personne sur le chemin dallé par les chants d’oiseaux. Le clignotant jaune du coucou.

J’ai spontanément tapé le chant des oiseaux en recopiant. C’est fou comme il suffit de déplacer un pluriel pour lisser-ignorer une réalité diverse. Ça alarme-de-bagnole dans le jardin cependant.


La forêt est prise sous les reproches d’un orage.


Ne dites plus que vous avez la flemme, dites :

J’aurais pu devenir une légende chez les chats.


Un maître c’est quelqu’un qui fait beaucoup d’erreurs et qui, lorsqu’il s’en aperçoit, sourit.

Padawan pleure.


Écrire est déblayer, entrevoir une somme de joie sous la somme de douleur.


Il y a deux instants très purs dans notre vie, celui où l’on s’apprête à tomber amoureux […] — et celui où on vient d’apprendre la mort d’un être cher : une main invisible écarte le monde et nous dévoile l’indifférente lumière qui en fait le fond. Nous voilà séparés de nous-mêmes et reliés à tout par le don de cette mort. Le sautillement d’un moineau suffit pour nous briser.


L’émerveillement c’est Dieu qui vient nous tuer pour nous faire vivre.


Le plus beau d’un livre est cet instant où, sous le choc d’une phrase imprévue, il éclate comme du verre.


L’Hôtel-Dieu en versant ma vie dans une chambre qui n’était pas vraiment une chambre […] me donna ce bain de réel qui d’abord comprime la vie, puis l’élargit infiniment. En face de mon lit, au-delà de la fenêtre, un mur de béton incurvé à son sommet. Le vieux lion du soleil le léchait. J’ai aimé ce mur infranchissable, cet implacable défenseur du vide. Vraiment je l’ai aimé. Te voilà, me suis-je dit. Te revoilà, vieux fronton de pelote basque, silence massif du dieu. […]


La jeunesse ne se connaît que longtemps après. La conscience de la faveur prodiguée à nos vingt ans […] n’advient que tard […].


Les herbes folles des cimetières de campagne ruinent la mort.


Une montagne au loin comme le soulèvement d’une poitrine heureuse.

…

Qui se penche sur une fleur n’aura pas vécu en vain.

Christian Bobin qui se penche sur une fleur ne me fait pas le même effet que les poètes-qui-louent-les-fleurs. Ce n’est pas un prétexte à s’écouter écrire ; à la limite, ce serait une incitation à gommer — ou brûler : « Je brûle sur la terrasse, dans un brasero, les pages d’un manuscrit. Elles se changent en fumée, montent au ciel avec la légèreté qui leur manquait ».  On sent une cohérence de vie et d’émerveillement, une certaine forme de pureté face à la beauté qui fracasse le chagrin (elle ne cache rien de son intensité lors même qu’il se dissout en elle). Une tentative de rendre l’ego dérisoire en s’absorbant-dissolvant dans l’observation du monde, sur un ton plus ludique qu’élégiaque. Des mots espiègles et sincères comme un sourire de vieil enfant.

Strega

Strega était un roman de Johanne Lykke Holm. Étrange, très étrange. D’abord cela m’attirât quand je lus la première page :

Je me contemplai dans le miroir. j’y reconnus une femme jeune, mais déchue. Je me penchai pour presser ma bouche contre le miroir. La buée se diffusa sur le verre comme de la vapeur dans une pièce où quelqu’un avait dormi aussi profondément qu’un mort.

La buée me rappela l’incipit de Chaos sur la toile. Je me fiai à l’édition, pensai : la même que Les Falaises. Je lus l’hôtel rouge perdu dans les montagnes, les présages maléfiques et muets, les neuf filles qui rentrèrent sous les ordres de trois gouvernantes sadiques comme dix petits nègres aux rangs déjà clairsemés. Cela sentait le suranné, le fantastique, les gothic novels, mais aussi les cigarettes et l’alcool.

Rapidement, je ne compris plus. Les filles venaient là gagner leur vie en travaillant comme employées. Leurs parents avaient dû vendre quelque chose pour les envoyer dans les montagnes, apprendre tout ce qu’une femme au foyer devrait savoir, éduquer leurs mains. Les jours passaient, aucun client ne venait. Rien ne collait. Je ne comprenais pas. Je comprenais chaque phrase en elle-même, brève comme un éclat de réalité, dure, incontestable. Mais rien ne collait. Je pensai : tout est juxtaposé. L’irréel, le fantastique s’immisça là, entre les phrases simples comme le jardin d’herbes. L’odeur eut bon dos : tout ce qui ne pouvait se dire se mit à sentir, l’encens, la moisissure, la naphtaline, la peur.

Je refermai le livre, failli ne plus le rouvrir. Je le rouvris. Ceci arriva plusieurs fois. Les chapitres étaient courts, je continuai, lus de plus en plus vite pour m’étourdir. Tout suintait l’étrangeté, la normalité. Dans le pressentiment permanent, il ne se passait rien. Puis il se passa quelque chose, un meurtre : une disparition pour qu’encore rien ne se passe. Une substitution acta un crime qui avait toujours déjà eu lieu : le cadavre d’une poupée devenue femme, une femme devenue poupée, devenue chiffon.

Les mains continuèrent leur travail, les visages s’abîmèrent encore, le traumatisme s’incorporât à la docilité. Il y eut encore les montagnes, la lune chaque nuit, les cheveux d’encre sur les oreillers, des cigarettes, des nonnes pas loin, des rêves étranges, des choses tangibles qui se mangent, du pain, du lait, des objets qui brillent, des odeurs vénéneuses, la couleur rouge partout, plus tenace que le sang. Il y eut encore huit filles sur les neuf. Elles s’appuyèrent les unes sur les autres. Des lèvres, des doigts, des cheveux se touchèrent. Elles attendirent leur meurtrier dans l’enceinte néfaste de l’hôtel. Aucun client ne venait. Aucun meurtrier. Elles arpentèrent la forêt, passèrent des nuits à ne pas dormir, virent des souvenirs qui ne leur appartenaient pas derrière et devant leurs paupières, tinrent des cérémonies funèbres.

Il n’y eut plus de sens, les symboles sursaturèrent l’atmosphère, se démagnétisèrent en quincaillerie brillante égarée sur les lits, dans la fontaine, les phrases. Un jour, le sortilège du huis clos prit fin. Il n’y eut pas de corps. Il n’y eut pas de sens. Plus tard, la bibliothécaire mettrait en terre sur l’étagère un cercueil vide avec, à la place du corps, quelques pâtisseries en forme de croissant de lune et une bouteille d’une liqueur jaune.

J’interrogeai le titre, appris un nouveau mot d’italien : sorcière. Des images de liqueur jaune apparurent dans la mosaïque d’images du navigateur. La couverture du roman les remplaça lorsque je tapai : Strega roman. Mes mains feuilletèrent le livre, renoncèrent, recopièrent docilement.

…

Le dimanche, jour de repos, nous lisions pour contrôler le temps qui s’étirait comme un vaste champ.


Le principe de non-contradiction ne s’étendait plus au texte ; il avait été restreint à la seule phrase. Aucun lecteur ne venait enjamber l’ambivalence.

Elles nous voulaient du mal et elles nous voulaient du bien. Personne n’est jamais qu’une seule chose.

C’était une belle aube, mais autour de nous tout devenait laid. Le ciel laid et sa lumière laide.

J’ai entendu dire qu’un homme est venu à l’hôtel. Il apportait des articles de nettoyage qu’il voulait vendre. Il était beau ou laid. Personne n’avait vu un homme depuis longtemps, alors personne ne pouvait savoir.


La litanie des prénoms, qui avait parcouru les visages en début d’ouvrage, revint en son milieu, juste avant la disparition :

Je vis Bambi reculer quand un jeune soldat lui attrape le bras. Je vis Lorca montrer les dents quand un homme de l’âge de nos pères lui demande de s’asseoir sur ses genoux. Je vis Paula se pencher et chuchoter quelque chose à un homme en uniforme. Je vis Gaia renverser de l’eau bouillante sur un groupe d’étudiants en médecine. Je vis Alexa cracher sur un homme qui lui caressait la cuisse. J’entendius Cassie siffler quelque chose de grossier lorsqu’un jeune homme lui demandé de se pencher en avant. Je vis Barbara sortir sa croix dorée de son col lorsqu’un prêtre voulut lui embrasser sa main. Je vis Alba marcher durement sur le pied d’un homme et prétendre que c’était un accident.


Nous arpentâmes les couloirs dans nos robes noires. Nous ressemblions à un cortège funèbre. Nous ressemblions à une cellule politique en route vers le peloton d’exécution. Des demoiselles d’honneur en route vers l’autel.


Le meurtrier surgit tout au long de la vie sous différents visages. Durant mon enfance, il vivait, comme un menace, dans le visage du buraliste. […] Lorsque j’ai eu treize ans, le meurtrier a emménagé dans un nouveau visage. […] Je fermais les yeux et le meurtrier apparaissait devant moi. Il s’avérait que son visage était celui de tous les hommes. Dans ses traits, chacun d’eau existait.


C’est une discipline qui pénètre dans le chair et qui y reste jusqu’à ce que tout soit discipline. On est une poupée que quelqu’un démonte et répare. […]
Il est important que vous compreniez une chose. Les cérémonies sont cela. Les cérémonies consistent à démonter quelque chose et à le réparer. 

Je n’aurai su dire ce que le roman, avec ses formules rituelles, avait bien pu réparer. Aucune narratrice ne venait prononcer des mots comme féminisme, sororité.

Cela faisait mal, mais je ne criais pas. J’avais toujours voulu être une femme de bonne tenue. Être vêtue, nourrie, battue.

…

Je me rendis compte avoir tout oublié de la concordance des temps. Le passé simple était devenu compliqué. Pas fastoche le pastiche. Je massai mes yeux et mes mains préparèrent le dîner.