Les piles horizontales #4

Pile de 5 livres : L'Empire des signes, de Roland Barthes ; Un sage est sans idée, de François Jullien ; Entretiens de Confucius ; Le Petit Livre des couleurs de Pastoureau et Simonnet ; Les couleurs de nos souvenirs, de Pastoureau
Point vert pour les lettres, violet pour la philo, orange pour la sagesse…

Les piles horizontales, ce sont les livres lus ces derniers mois ou dernières années, qui s’entassent chez moi au-dessus des bibliothèques en attendant d’être chroniquettés et d’acquérir ainsi leur droit à l’oubli. Aujourd’hui, une pile spéciale Points Seuil.

L'Empire des signes, de Roland Barthes, en Points Seuil

Le carnet de voyage version critique littéraire, ça mérite. Le décorticage de Barthes fait merveille lorsqu’il s’agit de dépiauter les us et coutumes d’une société fondamentalement différente de la nôtre, et dans le genre non-occidental, on fait difficilement plus étonnant que le Japon (faussement accessible de part sa très superficielle américanisation). Pachinko, baguettes, courbettes, paquets, papeterie… Roland Barthes s’arrête à tout ce qui étonne le voyageur, et décrit-déploie minutieusement ce qui fonctionne comme signe vers l’ailleurs. En même temps qu’une analyse intelligente et savoureuse, ces fragments portent la trace du temps : sur place, j’ai pu constater ce qui était demeuré et ce qui avait disparu depuis son passage à lui – cela rend encore plus émouvants ces fragments de regard curieux, amusé ou émerveillé.

Entretiens de Confucius, en Points Seuil

On ne va pas se mentir, les Entretiens avec Confucius sont relativement chiants à lire. Non seulement la forme du fragment oblige à raffermir son attention, que le texte ne soutient pas de lui-même, mais on se trouve sans cesse obligé de naviguer entre ce que le Maître dit et ce que la traductrice précise dans les notes en bas de page, sans savoir si on y trouvera un détail historique superflu pour qui ne vise pas l’érudition, ou bien le contexte qui manquait pour faire surgir le sens. Celui-ci paraît parfois masqué parce qu’il relève d’une forme de politesse ; aux contemporains, l’allusion est évidente. Si les paroles du Maître déroutent parfois, c’est par leur caractère hétérodoxal, jamais énigmatique.

Et c’est là que la lecture de François Jullien aide à entrer dans le texte : les entretiens de Confucius ne constituent pas un texte à creuser, sur lequel gloser. Sauf contexte qui nous échappe, il n’y a jamais rien de plus, le sens s’énonce plein et entier – d’où la nécessité de répéter en faisant varier le propos, pour s’en pénétrer.

Cela m’a rappelé la découverte et l’étude d’Épictète, avec ses innombrables exemples de ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Ce qui dépend de nous, ce qui ne dépend pas de nous, encore et encore. Mon premier réflexe devant ces répétitions ad nauseam a été de penser : c’est bon, on a compris, on n’est pas stupide. Mais comprendre intellectuellement n’est pas tout à fait la même chose que de com-prendre, de prendre avec soi et de l’incorporer à sa vie. Cette philosophie ne pose pas une énigme qu’on cherche à pénétrer à la recherche de la vérité ; c’est une philosophie par imprégnation, une vision de la vie dont on cherche à se pénétrer. C’est la philosophie avant qu’elle ne se détache de la sagesse pour devenir une branche de savoir, à laquelle on revient maladroitement aujourd’hui par le développement personnel. Avec toujours cette même question en toile de fond : conduire conduire sa vie, comment se conduire dans la vie ?

Les entretiens avec Confucius seront probablement plus à relire qu’à lire.

Un sage est sans idée, de François Jullien

Ce livre pourrait à lui seul occuper une chroniquette entière, du coup, je l’ai accordéonisé pour que le scroll ne soit pas indéfini. Mais s’il y a un truc à lire, c’est bien celui-ci !

Une girouette est sans idée
Les idées ont beau s’articuler dans des raisonnements rationnels, il y a toujours quelque chose d’irrationnel, de l’ordre de l’impensé, qui nous y fait ou non adhérer. Cela vaut pour le champ politique comme philosophique ; il y a toujours des sensibilités, des auteurs, qui nous parlent (à nous) plus que d’autres.

Un sage est sans idée : le titre m’a probablement attirée parce que je me perçois globalement comme ayant peu d’opinions stables, et que loin d’y voir une qualité, encore moins une sagesse, j’ai toujours perçu cela comme un manque de conviction. Je suis la girouette toujours plus ou moins d’accord avec la dernière personne qui a parlé, même si elle contredit l’avant-dernière avec laquelle j’étais également plus ou moins d’accord. J’absorbe généralement un point de vue en essayant de comprendre d’où il part ; parfois je ne le comprends pas, et c’est alors une vue que je repousse. Mais si je le comprends, je l’absorbe, et j’absorbe ainsi un tas d’opinions et de pensées qui se superposent et s’enchevêtrent, jusqu’à ne plus savoir trop quoi en penser. La contradiction est souvent fertile, mais elle rend difficile l’identification à un groupe, à une cause : même lorsque je m’y reconnais enfin (car tout de même, à 30 ans, des évidences se sont dessinées), j’éprouve toujours une réticence viscérale face aux discours militants – dont je reconnais pourtant intellectuellement l’importance. J’essaye de surmonter cette réticence depuis quelques années, et la meilleure aide que j’ai trouvée, ce ne sont pas les discours et les essais… mais les bande-dessinées, qui me font entrer dans une histoire incarnée, et freinent ma tendance à penser (et me laisser paralyser par) la contrepartie de la contrepartie.

Une idée sur l'absence d'idée du sage
Alors quoi, l’absence d’idées, une qualité ? La sagesse, carrément ? Passer de girouette à sage, c’était tentant, forcément. François Jullien expose la conception chinoise (antique) du sage comme un homme qui fait fi des idées pour penser la situation comme elle se présente. Et c’est ce qui rend parfois les réponses de Confucius étonnantes, si l’on ne comprend pas sa manière globale de fonctionner : on ne sait jamais ce qu’il va énoncer. Ses paroles, ses décisions sont toujours circonstanciées, adaptées à la situation comme à ses interlocuteurs. Les idées dont le sage est dépourvu ne sont pas seulement des idées toutes faites (des préjugés) ; ce sont aussi les idées qu’il aurait pu adopter à force de les emprunter, des idées qui auraient en quelque sorte coagulées en vision du monde (des postjugés, si on se permet le néologisme). Un sage est sans idée parce qu’il n’en adopte aucune ; il ne fait que les emprunter, momentanément, selon le besoin. Plus qu’une position neutre, qui relève essentiellement du fantasme, c’est une extrême versatilité qu’il faudrait réussir à embrasser. Ne pas essayer de se débarrasser des grilles de lecture, mais les multiplier, pour qu’elles se contredisent, se complètent et nous aident à comprendre, vraiment.
Révision anthropologique de la philosophie occidentale
Un sage est sans idées va bien au-delà de ce portrait du sage : François Jullien nous tend ce portrait comme un miroir, et utilise le détour par la sagesse chinoise pour penser l’angle mort de la philosophie occidentale. Renversant les perspectives, il montre que non seulement la sagesse n’est pas une sous-philosophie, qui serait restée à un stade peu développé, mais ce serait même plutôt la philosophie qui s’en serait écartée en se laissant obnubiler par la vérité. La Grèce en effet a connu une philosophie-sagesse ; et la Chine, la possibilité d’une philosophie focalisée sur le logos – voie sur laquelle elle ne s’est pas engagée, jugeant qu’on s’écartait ainsi de l’essentiel. Suivant François Jullien, on revisite l’histoire de la philosophie occidentale vue de l’extérieur : on voit comment le vrai s’est opposé en faux en utilisant le logos pour se dégager du mythos (la Chine n’a pas d’épopées et de mythes fondateurs) ; comment la vérité s’est articulée autour d’une essence éternelle (il n’y a pas de verbe être en chinois, ni donc de pensée de la substance), l’ontologie s’opposant-s’adossant à la religion (chez les Chinois, le Ciel n’est ni Dieu ni une abstraction abritant les idées, c’est juste ce qui est – l’ordre des choses, de la nature, mais avec la profondeur d’une perspective globale). On prend conscience que, de la focalisation sur la vérité, découle tout un tas de dichotomies : vrai/faux, évidemment, mais aussi substance/apparence, sujet/objet, concret/abstrait, théorie/pratique, esprit/corps… Tout un tas d’oppositions que la philosophie n’a plus alors d’autre choix que de dialectiser, condamnée alors à avancer en une histoire des idées – par opposition à la sagesse, qui se présente comme un fond atemporel où puiser.
Cours de philo, histoire de la philo
Je comprends mieux, du coup, pourquoi les cours de philosophie au lycée sont par défaut des cours sur l’histoire (thématisée, certes) de la philosophie, et entraînent parfois une déception. On s’attend à des révélations et non, rien, sinon le plaisir peut-être d’argumenter tout et son contraire. Le professeur que j’ai eu en hypokhâgne reconnaissait qu’à la limite, il n’y avait de philosophie qu’en dehors du cours de philosophie. Je relis aussi avec plus de recul une remarque du jury de l’ENS dans un rapport de concours : ils trouvaient que les candidats recouraient un peu trop souvent aux philosophes antiques comme à des thèses bien gentilles qu’on exposait en première partie de dissertation pour ensuite les dépasser… mais quelque part, c’était aussi un peu naïf de leur part de ne pas voir que la discipline et son enseignement tendaient naturellement vers ça. (Je me souviens de l’effet de bizarrerie d’avoir bâti une troisième et dernière partie sur Aristote, une fois – j’avais vite rajouté une citation de Nietzsche en conclusion pour conjurer cette entorse chronologique.)
Sage comme une image

Après la première moitié de l’ouvrage, où le détour par la sagesse chinoise a permis d’éclairer les angles morts de la philosophie occidentale en l’opposant à ce que n’est pas la sagesse chinoise, la seconde moitié tente d’expliquer ce qu’elle est, en quoi elle consiste (la philosophie occidentale devenant à son tour outil stratégique repoussoir). Le sage ne s’attache à aucune idée (partisane), mais prends parti lorsque les circonstances l’exigent – ni relativiste ni sceptique. Hormis la réfutation de ces deux positions de pensée occidentales, l’auteur est peu à peu forcé de quitter la démonstration pour la variation : la sagesse, c’est qu’il n’y a rien à en dire ; on ne peut plus que le faire remarquer. Il n’y a plus de sujet ni d’objet, seulement un processus, dont on a à prendre conscience, qui fait que les choses se font (et se défont). Alors que la philosophie occidentale est en quête d’un sens caché à débusquer (à révéler, pour la religion), la sagesse a pour seul but de faire réaliser ce qui est caché parce qu’évident, trop gros tout le temps sous notre nez : la vie, qui passe. Et forcément, face à ça, le discours tend au déictique, puis à l’aporie. C’est ça [silence].

Il n’y a rien à en dire ; on ne peut qu’en souligner l’immanence. Je comprends mieux rétrospectivement la difficulté que nous avions eu, en cours d’anglais en prépa, à faire une explication de texte sur un poème lapidaire, genre haïku… et le choix du professeur de nous le proposer en commentaire comparé, à côté d’un autre de poème de l’auteur, qui lui réagissait bien à nos réflexes de glose littéraire. La seule chose à en dire, c’est qu’il n’y avait rien à en dire, et tout seul, il n’aurait pas occupé un copie double.

Balle de match
Un sage est sans idée a été une lecture incroyablement stimulante, mais je suis bien fille de la culture occidentale : j’ai apprécié un livre de philosophie sur la sagesse, où l’absence de sens à rechercher (de la sagesse chinoise) se dévoile comme sens caché (de l’ouvrage) – et j’ai dû me forcer ensuite pour finir les Entretiens de Confucius. Autrement dit, l’enquête intellectuelle m’excite davantage que son objet, quand bien même son objet est de faire accéder à la compréhension d’une manière d’être, en-deça au-delà de l’exercice intellectuelle. Toute guillerette de me découvrir une porte d’entrée vers une culture qui m’échappait, je n’en finis pas d’ausculter le cadre, les gonds, la décoration, et d’admirer le paysage qu’elle encadre derrière elle, mais où je ne m’aventure pas – ou si peu, à petits pas.

Tandis que la voie philosophique ou religieuse, grecque ou biblique, et si différente qu’elle soit dans les deux cas, conduit à (à Dieu, à la vérité), la voie que prône la sagesse ne conduit à rien, il n’y a pas de vérité – de révélation ou de dévoilement – qui soit son aboutissement. Ce qui fait la « voie », aux yeux de la sagesse, est son caractère viable ; elle ne conduit pas vers un but, mais c’est par elle qu’on peut passer […].

Un sage est sans idée, chapitre « Fallait-il faire une fixation sur la vérité ? », p. 117 de l’édition Points Seuil

Est sage […] qui ne se pose plus la question du Sens […]. Est sage celui pour qui, enfin, le monde et la vie vont de soi.

Idem, p. 121
[…] si la sagesse « ne parle pas » à la jeunesse, c’est que celle-ci peut bien comprendre – intellectuellement parlant, à titre d’idée – mais qu’elle ne peut « réaliser ». Il y faut du temps, ou, plus exactement, du déroulement […] de sorte que, commençant à se détendre et se relâcher, la vitalité se met à laisser passer ; et que, le corps ayant commencé à mourir […], on devient progressivement sensible, à travers ce retrait, au cours des choses qui nous fait disparaître, on commence à s’en imprégner.

[…]

Car si la sagesse est un effet du temps qui passe, et de la vieillesse qui vient, ce n’est pas qu’on se résigne, ni même qu’on « accepte » les choses comme elles sont, ou même qu’on n’éprouve pas le désir qu’elles soient autrement, mais qu’on les prend simplement comme elles viennent, sans plus les juger, dans leur passage – en passant : en « réalisant » que tout ne fait que passer.

Idem, p. 201
Le Petit livre des couleurs, de M. Pastoureau interviewé par D. Simonnet

C’est un tout petit livre bien fait, qui fourmille de découvertes sur des symboliques que l’on pensait toutes bêtes. Dans l’enthousiasme, j’avais commencé une série de notes dessinées (qui prennent chacune autant de temps que la lecture du livre) : sur le rouge, le bleu… Faites-moi signe si le jaune, le blanc, le vert et le noir vous intéressent.

un poème lapidaire, genre haïku

Les Couleurs de nos souvenirs, de Michel Pastoureau

C’est typiquement le genre d’essai qui m’attire : à l’anglo-saxonne, mêlant connaissances et anecdotes personnelles. Contrairement au Petit Livre des couleurs, ce ne sont plus les couleurs qui dictent leur ordre ; elles apparaissent au gré des souvenirs et des anecdotes rassemblées par grandes thématiques ( le vêtement, les arts, le sport, les symboles…). Pas de raisonnement ou d’histoire à dérouler, seulement des prétextes à amuser, instruire, partager. Le saviez-vous ? L’histoire s’incarne et l’historien se dévoile, non sans auto-dérision. Il y a d’ailleurs une certaine drôlerie à recevoir ces confidences à la TedX de la part d’un universitaire français – un côté grand-père érudit en goguette. C’est plaisant. Un temps.

La forme de l’essai-recueil présente l’avantage de ne pas exiger une grande concentration ; la lecture s’interrompt facilement. L’inconvénient, comme pour des nouvelles par rapport à un roman, c’est qu’il faut à chaque chapitre faire l’effort de s’y replonger. Ma lecture s’est éternisée. Comment peut-on élire le vert comme couleur préféré ? Et dénier à l’orange le statut de couleur, ravalé à la nuance, l’orangé ? Heureusement que le métro était là pour m’aider à avancer, à coups de stations chapitres homéopathiques : la couleurs de nos souvenirs sera finalement rose, ligne 7.

(Pendant ma lecture, je me suis mise à rêver d’un paragraphe sur le débat bleu et vert des justaucorps d’In the Middle. Voire d’un livre entier sur la couleur dans le ballet. Les couleurs de nos souvenirs fait partie de ces livres qui donnent envie de les réécrire sitôt lus – pas pour les corriger, juste les décliner.)

The girl on the couch

L’héroïne qui boit son café dès les premières pages, ça m’insupporte, mais à la fin du premier chapitre, j’étais happée.

C’est par un pitch du genre que Pink Lady m’a vendu The Girl on the Train – enfin me l’a donné : je suis pour ainsi dire incapable de résister à des livres sur le point d’être abandonnés et mes étagères prennent des allures de brocante à mesure qu’elle Marie-Kondoïse son studio.

Buveuse de thé, je n’avais jamais prêté attention à la hype de l’héroïne-qui-boit-son-café. J’ai souri lorsqu’elle en a pris une gorgée et, à la fin du premier chapitre, j’étais happée. Aucun suspens ou mystère haletant, pourtant ; Paula Hawkins a l’art et la manière de vous mettre le neurone (sur)interprétatif en branle sur un simple trajet de train quotidien. Plongés in media res dans la routine observatrice de la narratrice, on élabore sans s’en rendre compte une foultitude d’hypothèses pour combler les lacunes minuscules savamment laissées par le récit : ces personnes qu’elle observe sur son trajet se nomment-elles réellement Jess et Jason ? A-t-elle habité le quartier pour sembler si bien le connaître ? Si, oui, pourquoi l’avoir quitté ? Ou n’est-ce que fantaisie ? Délire de qui a un peu trop bu ? Certaines de ces questions reçoivent des réponses quelques pages plus loin, complètes ou partielles ; le lecteur s’en empare comme d’une friandise pour le chien qui a bien flairé ce qu’on lui indiquait. C’est trop peu pour rassasier notre curiosité naissante, mais suffisant pour savoir qu’on ne sera pas laissé en plan par l’auteur, qui sollicite notre implication sans exiger d’effort.

Pendant une large partie du récit, le mystère, c’est qu’il n’y en a aucun : tous les codes du thriller sont là, et quoi ? La narration indique que quelque chose se trame dans l’entrecroisement des points de vue, mais on peine à discerner un motif. Et quand, enfin, on l’aperçoit, il n’y a pas de sang, de cadavre : juste un trou dans la trame, une disparition. Je me suis mise à prier pour qu’on ne découvre pas de cadavre : non pour épargner un personnage auquel je me serais attachée par le biais des narrations croisées subtilement désynchronisées, mais pour empêcher le suspens psychologique de se résorber dans une classique enquête policière, oubliée sitôt le coupable désigné. J’étais moins curieuse de découvrir si un corps serait retrouvé que de savoir si la première narratrice allait réussir à sortir de son addiction, et la vérité de ses affabulations.

Je me suis retrouvée assise sur mon canapé, à lire bien au-delà des demies-heures à combler, prise comme je ne l’avais pas été depuis longtemps. Ma lecture terminée, j’ai été prise d’un vague dégoût pour les heures dilapidées, comme après avoir binge-watché plusieurs épisodes d’une série : pourquoi ce temps gâché ? Et pourquoi l’impression de ce temps gâché alors que c’ont été des heures de plaisir – et que la lecture d’un roman classique, tout aussi chronophage, ne me laisse pas cette même impression ? L’aspect compulsif de la chose, j’imagine. En me focalisant sur l’aspect psychologique de l’intrigue, le dégoût s’est estompé ; j’ai pu savourer le fait d’avoir côtoyé un personnage que j’aurais spontanément méprisé si je n’en avais pas épousé les pensées, et percevoir la charge sociale sous-jacente (si les narratrices ne sont pas reluisantes, que dire des personnages masculins ?).

Il s’agissait bien d’un roman sous le déguisement d’un thriller. Peut-être le café serait-il ma tasse de thé, après tout.

La courageuse Irmina

À propos ou à l’occasion d’Irmina, roman graphique de Barbara Yelin

Généralement, lorsqu’il est question du nazisme, c’est au bruit des bottes que l’on fait référence. Dans Irmina, c’est le bruit de la machine à écrire qui domine : la jeune femme éponyme, indépendante de caractère, a décidé de l’être dans sa vie et prend des cours de dactylo pour avoir un métier autre que femme au foyer.

Durant toute la première partie du roman graphique (presque la moitié), on suit la jeune Allemande en échange en Angleterre, et l’on est complètement pris par son histoire naissante avec Howard, brillant étudiant d’Oxford noir et boursier, lorsqu’Irmina est soudain rapatriée en Allemagne : l’histoire se perd dans l’Histoire. La jeune femme perd la trace de l’homme qu’elle aime, et nous de celle qu’on pensait qu’elle était : la jeune femme intellectuellement curieuse et courageuse, qui n’avait pas hésité à prendre la défense d’Howard face à des attitudes racistes, finit par se marier avec un SS convaincu. L’onomatopée qui flottait au-dessus de la machine à écrire de la jeune dactylo se retrouve au-dessus des carottes émincées : elle a démissionné du ministère de la Guerre pour mieux retomber dans l’idéologie du régime, favorisant le retour des mères au foyer. (Sa machine ne lui sert plus désormais qu’à écrire son journal.)

À la déception de l’histoire d’amour avortée succède la fascination pour un phénomène abstrait que Barbara Yelin nous donne à sentir de manière très concrète : autant j’avais compris le rôle de la bureaucratie dans la banalisation du mal, escamotant la responsabilité derrière l’obéissance, autant je n’y avais jamais associé le phénomène de dissonance cognitive, que l’on prend ici de plein fouet (étant donné que voir quelqu’un ne pas voir est le meilleur moyen de voir intensément ce qu’il ne voit pas). La stupéfaction demeure tandis que les éléments de compréhension s’articulent ; on commence à entrevoir comment Irmina, résolument moderne dans son attitude (au sens progressiste : contre les préjugés raciaux, pour l’indépendance féminine…), se met à embrasser la modernité de son époque dans ce qu’elle a de plus nauséabond – sans gaité de coeur certes, mais sans états d’âme non plus.

Son désintérêt marqué pour la chose politique la prémunit de l’élan totalitaire : lorsque son mari loue ce que le régime a fait pour le peuple, elle demande ce qu’il a fait pour eux, pour elle, qui n’a guère envie de se sacrifier au nom d’un bien collectif abstrait. Mais cet individualisme qui résiste à l’élan totalitaire est aussi ce qui la rend aveugle aux drames qui se passent, et ne coagulent pas en un récit cohérent, alarmant : l’incendie du Reichstag ou les vitrines des magasins juifs cassées ne sont pour elle qu’une toile de fond ; ils la dérangent dans son quotidien, sur le chemin des courses (qu’elle comptait faire dans un grand magasin juif). La montée en violence n’éveille pas de doute, au contraire : si culpabilité il y a, elle est immédiatement, inconsciemment changée en ressentiment. C’est, il me semble, le sens de cette phrase terrible que l’auteur met dans la bouche d’Irmina lorsque son fils lui demande qui sont ces Juifs dont il entend parler à tout bout de champ : « Les Juifs sont notre malheur. » La formulation est ambivalente : tout en coïncidant avec la propagande nazie, elle laisse transparaître la rancoeur du bourreau qui en veut à sa victime de faire de lui un bourreau – un paradoxe qui cesse d’en être un si l’on considère le glissement permanent entre identité individuelle et collective (Irmina n’a rien fait en tant qu’individu et c’est ce que, collectivement, on pourra lui reprocher).

La dernière partie du roman boucle sur le début et, dans l’ellipse narrative qu’elle opère, permet de prendre du recul sur les événements – de l’Histoire, d’une vie. Celle que tous appellent la « courageuse Irmina » a conscience de ne plus mériter son épithète homérique depuis longtemps. La mention récurrente a pourtant le mérite de rappelle le tempérament bien trempé de l’héroïne, aux antipodes de la passivité et de la lâcheté qu’on associerait à l’attentisme. La jeune femme en voulait ; elle voulait plus. C’est d’ailleurs en partie parce qu’Howard, accaparé par ses études et ses nobles desseins, a du mal à trouver du temps pour la voir souvent qu’elle rentre en Allemagne – pour se faire une vie, une situation, sans attendre personne – elle le retrouverait ensuite, voilà tout, voilà l’erreur. De décision hâtive en mauvaise décision, on la voit s’éloigner un peu plus d’un chemin qui, pas forcément plus droit, aurait été plus heureux (de bonheur mais aussi de justesse).

J’étais encore imbibée de l’histoire manquée (histoire d’amour, histoire d’une vie) lorsque j’ai lu la postface, tout entière concentrée sur le traitement de l’épisode historique. Je l’ai lue rapidement : elle ne m’apprenait rien, j’avais déjà vu et revu ça en cours d’histoire, plus précisément même. Puis je me suis rendue compte que ce n’était absolument pas ce sur quoi je m’étais focalisée, que je m’étais accrochée à une histoire individuelle au détriment de l’histoire collective en arrière-plan, contretemps à l’assouvissement de mon désir de lectrice comme aux plans de l’héroïne. Cela revenait à prendre conscience de deux choses : la première, que ce roman graphique est extrêmement bien construit, dans son déséquilibre même : la frustration d’un récit d’abord perçu comme bancal en fait une expérience immersive ingénieuse. La seconde prise de conscience est moins agréable : je suis fondamentalement comme Irmina – en tant que lectrice qui s’identifie mais au-delà, en tant que personne. Cela questionne pas mal mon désintérêt total pour la chose politique. J’ai essayé de m’y intéresser, mais mon intérêt n’a jamais survécu à l’événement sidérant qui l’avait relancé (les attentats au Bataclan, celui des tours jumelles, les troubles ayant suivi l’ouragan Katrina… ils tiennent sur les doigts d’une main). Dès que l’analyse m’a permis de mettre à distance la peur et de sortir de la sidération, disparaît l’intérêt que je croyais avoir développé mais qui n’était que temporaire et thérapeutique.

Dans la foulée, j’ai attrapé un essai que ma grand-mère m’avait offert pour Noël il y a deux ans pour accompagner d’une surprise un livre dont je lui avais donné les références, et que je ne m’étais jamais résolue à lire : Identité, la bombe à retardement (de Jean-Claude Kaufmann), c’était tout de suite moins sexy que The Art of Grace (best feel-good essay ever). J’ai repris et dépassé enfin la préface qui m’avait découragée : pour l’auteur, « Je suis Charlie » était une évidence ; je pensais et pense toujours qu’on peut compatir sans s’identifier, et même qu’il est dangereux de devoir gommer tout désaccord pour condamner un acte de violence et offrir sa compassion aux victimes. À la lecture de ce livre, j’ai pris conscience de ma résistance viscérale à l’égard de presque toute identification collective : je ne suis pas Charlie, je n’ai jamais gagné aucune coupe du Monde – c’est tout juste si je suis une #BalletomaneAnonyme, admirative et enthousiaste pour le travail de l’association, mais paradoxalement réticente à participer aux activités en groupe. Réfléchissant ainsi, je me suis aperçue que ce livre, attrapé comme antidote à ma mauvaise conscience non-engagée… j’en faisais une lecture personnelle, individualiste, coupant le raisonnement de sa dimension collective pour l’essayer à mon petit monde. Suis-je irrécupérable ?

"Je suis moi. Ça devrait suffire."

(Merci au traducteur Paul Derouet pour ses bigre, délicieuse manière j’imagine de traduire les Ach…)

Bulles de BD, 2019 #2

Mon fiancé chinois, de Laure Garancher

Les rizières en couvertures faisaient écho à mon voyage au Vietnam ; le personnage hmong, aux Brumes de Sapa : j’adore quand un livre est pris dans un réseau de références et souvenirs proches, consolidant la connaissance d’un univers jusque là ignoré. Mieux encore : quand il le dépasse pour ouvrir à son tour à un peu d’inconnu. En effet, le récit ne se borne pas à l’héroïne du titre ; la narration croise son histoire avec celle de sa belle-mère chinoise, sa mère hmong et son futur mari chinois, chacun élevé dans une culture et une époque différente. En tant qu’Occidentale d’aujourd’hui, j’ai néanmoins été frappée par un trait commun que je n’ai d’abord pas su nommer. Tous les personnages se plient à un ordre social fort, dans une sorte de résignation qui ne suit ni ne remplace aucune rébellion. Quand bien même ils ne comprennent pas les règles sociales qui leur pèsent, ils ne les remettent pas en question, et s’en arrangent comme ils le peuvent, en les contournant ou les embrassant. Les vies suivent leur cours, infléchies au niveau de l’individu, immuables au sein de la communauté, peu importe presque la génération et l’époque où l’on se situe.

Mère : Au début j'étais terrifiée, je voulais rester libre… Mais grâce à cela, tu es là ! Et puis ce qui compte ce n'est pas le mari mais la belle-mère !
Promets-moi de le rencontrer au moins.
Sa fille, en pensée : Ai-je le choix ? Peut-on échapper aux traditions ?

Il a fallu que je tombe par hasard sur la distinction entre société individualiste et société holiste dans un ouvrage de sociologie pour mettre les mots sur ce que je savais confusément, et concevoir comme concomitantes deux formes de société que j’avais jusque là pensé (ou plutôt non pensé) successives, parce qu’elles l’ont été dans l’histoire du pays et du continent dont je suis.

« […] l’opposition holisme/individualisme ne renvoie nullement à l’individu concret, mais au modèle de représentation dictant les règles de fonctionnement d’une société. Pour simplifier, disons que le clivage tourne autour de la question suivante : où se définit le sens du bien et du mal, du vrai et du faux ? Dans la société holiste, les individus sont pris dans des cadres collectifs, le plus souvent religieux, qui leur donnent des réponses communes. […] Aujourd’hui, au contraire, c’est à l’individu lui-même de choisir et de choisir encore, dans tous les domaines, entre mille produits, mille idées, mille manières de faire, mille principes moraux ou mille personnes. »

Jean-Claude Kaufmann, Identités, la bombe à retardement, éd. Textuel, p. 25

Le biais occidental reste fort : dans ce paragraphe, les deux modes de sociétés sont envisagées dans leur succession (« aujourd’hui »). La précision que je trouve intéressante, c’est qu’il ne s’agit pas de l’individu concret – l’angle que l’on adopte naturellement lorsqu’on appartient à une société individualiste et qui nous conduit peut-être à penser l’individu d’une société holiste comme moins libre qu’il ne pouvait l’être.

Cela me rappelle la légère surprise d’une autre bande-dessinée, Love story à l’iranienne (je crois) ; au milieu des histoires de contrainte et d’émancipation qu’on imagine dans ce genre de recueil de témoignages, une jeune femme renvoyait la journaliste-narratrice à son biais perceptif : qui d’elles deux est plus ou moins asservie, de l’Iranienne mariée à qui certes incombent les tâches domestiques mais n’a pas à se charger d’un boulot alimentaire, ou de la Française qui doit assumer à la fois travail et tâches domestiques (et ne voit pas, montée sur ses grands chevaux de liberté, qu’elle envisage le travail comme émancipation parce qu’elle a eu les moyens intellectuels et probablement financiers de choisir un métier qu’elle aime) ? Le réflexe immédiat est de penser ce paradoxe comme domination intériorisée – et son énoncé comme provocation. Mais comment savoir si ce réflexe n’est pas justement le signe de ce que l’on impose nos schémas de pensée à ceux qui ne pensent pas ainsi ? – les lacunes dans les droits des femmes n’étant ressenties comme telles qu’à mesure que la société, traditionnellement holiste, devient individualiste.

Mon réflexe de lectrice occidentale ne connaissant que la société individualiste serait de m’indigner et de me révolter pour des personnages que la société empêche de choisir – un mari, un métier, une vie. Mais la vie elle-même laisse-t-elle toujours un choix si large que ça ? Ce qui m’a fascinée, dans Mon fiancé chinois, c’est que les personnages entravés dans leur choix n’en paraissent pas plus heureux ou malheureux pour autant. Plus curieux encore : la question du bonheur et de l’épanouissement personnel ne semble même pas se poser. Angle aveugle*. Dans le vide laissé par les déceptions et frustrations qui ne se formulent pas, ne s’anticipent et ne se pensent pas – qui existent tout juste, à vrai dire, sur un mode minimal – se déploie une certaine beauté, noblesse ou fierté, je ne sais comment l’appeler ; fierté d’un destin qui en est à peine un, d’une vie alors, soutenue et bien menée, devant laquelle on ne s’est pas défilé.

*J’ai souvenir d’un angle aveugle similaire dans un tout autre registre : la difficulté de Jean-Jacques Pauvert dans ses mémoires à faire retour sur sa vie – comme une paille qui ne se plie pas. L’éditeur au cours de sa vie a fait des choix, beaucoup de choix, mais qui se ressentent à la lecture comme des hasards et des évidences où s’estompe la notion même de choix : la vie devait être vécue, il l’a vécue pleinement et se retrouve au bout de course à la penser soudain, seulement là, lui qui a pourtant passé sa vie dans des écrits intellectuels (l’angle mort ne s’en ressent que davantage).


"Elle rêve de travailler au ministère de la Justice, où elle serait sûre d'être 'du bon côté'." Image de chevalier médiévale avec un bouclier orné du drapeau des USA, face à une tête de dragon mauvais.

Culottées, tome 2, de Pénélope Bagieu

C’est un plaisir que de retrouver ces portraits de femmes fortes croqués avec humour et inventivité narrative par Pénélope Bagieu. Dans cette défense et illustration du mérite féminin pourtant, c’est moins l’exemplarité et la découverte qui m’ont entraînée, que le mouvement de clôture de vie en destin. Évidemment, la boucle est d’autant plus magistralement bouclée que le parcours est hors norme, et ces héroïnes du monde réel ont pour la plupart une volonté hors du commun, mais le jeu entre cette volonté et les aléas de la vie, le chemin qui se dessine entre les deux est quelque chose de commun à tous. Quelque chose qui, récapitulé de la sorte, m’apaise pas mal ces derniers temps – que je suis heureuse en tous cas de trouver dans mes lectures (apaisement tempéré par l’horreur de certains parcours : même avec tout l’art de l’évocation et du désamorçage de l’auteur, l’histoire d’une gamine violée à répétition est violente à suivre).

(En sourdine aussi, se pose la question du regard historiquement et sociologiquement ancré posé comme filtre unique sur des personnes d’origine et d’époque très diverses – filtre qu’on oublie peut-être d’autant plus facilement qu’il est largement exposé à la vue de tous par la figure de style récurrente de l’anachronisme… et que, globalement, il fait bon être féministe à la Pénélope Bagieu, ici et maintenant, avec force et humour.)


Petite fille à l'arrière de la voiture conduite par son père dans les rues décorées pour Noël. "Je me demandais s'il voyait les mêmes lumières que moi."

Mon père était boxeur, de Barbara Pellerin (scénario) et Vincent Bailly et Kris (dessin)

Je ne sais pas pourquoi, j’imagine toujours la violence allant de paire avec une misère noire, façon Zola. Alors que non évidemment, la violence domestique peut advenir dans n’importe quel milieu, être quotidienne ou non, de degrés variés, viser indistinctement tous les membres d’un foyer ou en épargner certains… physiquement du moins. C’est ce qui se passe pour Barbara : son père s’en prend à sa mère, dont l’enfant devient la protectrice, le père n’osant pas lever la main sur sa fille (il n’en est en tous cas pas fait mention dans le récit). La violence n’en est pas moins là pour l’enfant, latente. Une certaine forme d’amour aussi, insuffisant, prompt à oublier, difficile à réconcilier avec l’ensemble de l’histoire familiale, tout comme l’image de ce père instable est difficile à articuler avec l’image publique de l’ancien boxeur largement apprécié – une profession qui continue de le définir des années après qu’il est descendu du ring.

En essayant d’articuler l’inarticulable, Barbara Pellerin dresse un beau portrait d’une relation père-fille et s’attaque à l’image d’un père que, sans excuser, elle veut comprendre. La palette émotionnelle nuancée de cette entreprise se retrouve dans les dessins de Vincent Bailly et Kris ; moi qui pense spontanément l’aquarelle comme une peinture évanescente, j’ai été surprise de lui trouver la force qu’elle acquiert ainsi cernée de traits plus anguleux.

C’est la toute première case, et ce sont les lumières que m’ont arrêtée…

Irmina, de Barbara Yelin
Trop de réflexions croisées ; j’y ai consacré un post dédié.

Bulles de BD, 2019 #1

Madie, de Mercier, Filippi & Raymond

Madie, avec couple avec Édouard, est rattrapée par le fantôme de Frédo, son amour de jeunesse disparu (ami de Frédo aussi). L’enquête le cède vite à la quête introspective et nous entraîne, avec humour, dans une belle exploration des relations qui échappent aux noms bien normés – comme le montre cet extrait de la première planche in media res (pour les bulles suivantes, je me suis juste fait plaisir) :

Madie, au souvenir de Frédo : 'Salut mon amour !' ; Edouard : 'Et moi, je suis quoi pour toi ?' ; Madie : 'L'homme avec qui j'ai choisi de faire ma vie. ça te va ?'

Moi j'aime ton nez. Il est sexuel et tordu comme toi !


Idéal standard, d’Aude Picault

Je crois que cette bande-dessinée m’a fait prendre conscience de ce qui me gêne souvent dans les plaidoyers féministes : leur systématisme. Il est nécessaire de systématiser les choses pour pouvoir les penser dans un ensemble qui, donc, fait système, a une cohérence propre et permet de démêler un peu mieux l’imbroglio du réel ; mais le retour du système intellectualisé au réel me semble toujours un peu brutal : des notions comme le patriarcat et son oppression me donnent toujours l’impression d’être overkill, comme si on utilisait le marteau de Thor pour enfoncer un pauvre clou dans un mur creux.

Rien de tel dans Idéal standard, pourtant clairement féministe. Tandis que la pensée systémique a tendance à doter de volonté un amas de consciences aveugles (chaque micro-action masculine perçue comme une volonté d’opprimer – pour avoir le contrôle, pour garder le pouvoir), les situations croquées par Aude Picault témoignent essentiellement de préjugés que l’on n’a pas repassé au crible du jugement parce qu’ils étaient invisibles et confortables.

On a tous les deux un anus. Pourquoi devrais-je absolument aimer la sodomie alors que ça te révulse pour toi-même ?

Cela vaut d’ailleurs autant pour les hommes que pour les femmes : OK, le sexe s’arrête quand lui seul a joui, mais lui as-tu dit que tu n’as pas eu d’orgasme ? OK, il n’aide pas assez dans les tâches ménagères, mais cela n’aide pas non plus de tout anticiper parce qu’on estime d’emblée que cela ne sera pas comme il faut… ou comme on veut – le risque de glissement commence là, interrogeant la limite et la perméabilité entre comportement sexiste inconscient et manque de communication.

Mais Jo, tu lui as tout arraché, disant qu'il faisait mal… ça ne donne pas envie de t'aider.

La réflexion est ici à ras le couple – et ce n’est pas une critique, qui renverrait cet ouvrage au rang de BD de fille, au contraire : à ras le couple, c’est ici au niveau de l’individu, de deux individus (quatre en comptant le couple d’amis) avec des histoires et des attentes qui à la fois sont englobées et dépassent la question du féminisme. Les militantes trouveront peut-être que cela ne va pas assez loin, qu’on se situe à un stade de prise de conscience peu avancé, mais c’est de mon point de vue la position idéale pour prendre conscience des ramifications de la question féministe dans un vécu de femme privilégiée (blanche, classe moyenne, occidentale…) ; tous un tas de petites choses dont on ne va pas faire pour chacune un pataquès mais qui, prises ensemble, donnent à penser et s’interroger dans une bande-dessinée.

 


Errance en mer rouge, de Joël Alessandra

Même impression qu’à la lecture du roman Ça raconte Sarah : manifestement, lorsqu’on écrit à partir d’un vécu et que soudain le degré de fiction monte en flèche, cela part en vrille et se met à sonner faux. Peu importe ici, tant mieux presque : c’est probablement parce que le récit d’aventure s’emmanchait sur un carnet de voyage (extérieur et intérieur) qu’il m’a séduite. Je me suis gorgée comme le papier d’aquarelle, de soleil et c’est, au fond, tout ce que je pouvais demander.