Les piles horizontales, ce sont les livres lus ces derniers mois ou dernières années, qui s’entassent chez moi au-dessus des bibliothèques en attendant d’être chroniquettés et d’acquérir ainsi leur droit à l’oubli. Aujourd’hui, une pile spéciale Points Seuil.
Le carnet de voyage version critique littéraire, ça mérite. Le décorticage de Barthes fait merveille lorsqu’il s’agit de dépiauter les us et coutumes d’une société fondamentalement différente de la nôtre, et dans le genre non-occidental, on fait difficilement plus étonnant que le Japon (faussement accessible de part sa très superficielle américanisation). Pachinko, baguettes, courbettes, paquets, papeterie… Roland Barthes s’arrête à tout ce qui étonne le voyageur, et décrit-déploie minutieusement ce qui fonctionne comme signe vers l’ailleurs. En même temps qu’une analyse intelligente et savoureuse, ces fragments portent la trace du temps : sur place, j’ai pu constater ce qui était demeuré et ce qui avait disparu depuis son passage à lui – cela rend encore plus émouvants ces fragments de regard curieux, amusé ou émerveillé.
On ne va pas se mentir, les Entretiens avec Confucius sont relativement chiants à lire. Non seulement la forme du fragment oblige à raffermir son attention, que le texte ne soutient pas de lui-même, mais on se trouve sans cesse obligé de naviguer entre ce que le Maître dit et ce que la traductrice précise dans les notes en bas de page, sans savoir si on y trouvera un détail historique superflu pour qui ne vise pas l’érudition, ou bien le contexte qui manquait pour faire surgir le sens. Celui-ci paraît parfois masqué parce qu’il relève d’une forme de politesse ; aux contemporains, l’allusion est évidente. Si les paroles du Maître déroutent parfois, c’est par leur caractère hétérodoxal, jamais énigmatique.
Et c’est là que la lecture de François Jullien aide à entrer dans le texte : les entretiens de Confucius ne constituent pas un texte à creuser, sur lequel gloser. Sauf contexte qui nous échappe, il n’y a jamais rien de plus, le sens s’énonce plein et entier – d’où la nécessité de répéter en faisant varier le propos, pour s’en pénétrer.
Cela m’a rappelé la découverte et l’étude d’Épictète, avec ses innombrables exemples de ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Ce qui dépend de nous, ce qui ne dépend pas de nous, encore et encore. Mon premier réflexe devant ces répétitions ad nauseam a été de penser : c’est bon, on a compris, on n’est pas stupide. Mais comprendre intellectuellement n’est pas tout à fait la même chose que de com-prendre, de prendre avec soi et de l’incorporer à sa vie. Cette philosophie ne pose pas une énigme qu’on cherche à pénétrer à la recherche de la vérité ; c’est une philosophie par imprégnation, une vision de la vie dont on cherche à se pénétrer. C’est la philosophie avant qu’elle ne se détache de la sagesse pour devenir une branche de savoir, à laquelle on revient maladroitement aujourd’hui par le développement personnel. Avec toujours cette même question en toile de fond : conduire conduire sa vie, comment se conduire dans la vie ?
Les entretiens avec Confucius seront probablement plus à relire qu’à lire.
Ce livre pourrait à lui seul occuper une chroniquette entière, du coup, je l’ai accordéonisé pour que le scroll ne soit pas indéfini. Mais s’il y a un truc à lire, c’est bien celui-ci !
Tandis que la voie philosophique ou religieuse, grecque ou biblique, et si différente qu’elle soit dans les deux cas, conduit à (à Dieu, à la vérité), la voie que prône la sagesse ne conduit à rien, il n’y a pas de vérité – de révélation ou de dévoilement – qui soit son aboutissement. Ce qui fait la « voie », aux yeux de la sagesse, est son caractère viable ; elle ne conduit pas vers un but, mais c’est par elle qu’on peut passer […].
Un sage est sans idée, chapitre « Fallait-il faire une fixation sur la vérité ? », p. 117 de l’édition Points Seuil
Est sage […] qui ne se pose plus la question du Sens […]. Est sage celui pour qui, enfin, le monde et la vie vont de soi.
Idem, p. 121
[…] si la sagesse « ne parle pas » à la jeunesse, c’est que celle-ci peut bien comprendre – intellectuellement parlant, à titre d’idée – mais qu’elle ne peut « réaliser ». Il y faut du temps, ou, plus exactement, du déroulement […] de sorte que, commençant à se détendre et se relâcher, la vitalité se met à laisser passer ; et que, le corps ayant commencé à mourir […], on devient progressivement sensible, à travers ce retrait, au cours des choses qui nous fait disparaître, on commence à s’en imprégner.[…]Car si la sagesse est un effet du temps qui passe, et de la vieillesse qui vient, ce n’est pas qu’on se résigne, ni même qu’on « accepte » les choses comme elles sont, ou même qu’on n’éprouve pas le désir qu’elles soient autrement, mais qu’on les prend simplement comme elles viennent, sans plus les juger, dans leur passage – en passant : en « réalisant » que tout ne fait que passer.
Idem, p. 201
C’est un tout petit livre bien fait, qui fourmille de découvertes sur des symboliques que l’on pensait toutes bêtes. Dans l’enthousiasme, j’avais commencé une série de notes dessinées (qui prennent chacune autant de temps que la lecture du livre) : sur le rouge, le bleu… Faites-moi signe si le jaune, le blanc, le vert et le noir vous intéressent.
un poème lapidaire, genre haïku
C’est typiquement le genre d’essai qui m’attire : à l’anglo-saxonne, mêlant connaissances et anecdotes personnelles. Contrairement au Petit Livre des couleurs, ce ne sont plus les couleurs qui dictent leur ordre ; elles apparaissent au gré des souvenirs et des anecdotes rassemblées par grandes thématiques ( le vêtement, les arts, le sport, les symboles…). Pas de raisonnement ou d’histoire à dérouler, seulement des prétextes à amuser, instruire, partager. Le saviez-vous ? L’histoire s’incarne et l’historien se dévoile, non sans auto-dérision. Il y a d’ailleurs une certaine drôlerie à recevoir ces confidences à la TedX de la part d’un universitaire français – un côté grand-père érudit en goguette. C’est plaisant. Un temps.
La forme de l’essai-recueil présente l’avantage de ne pas exiger une grande concentration ; la lecture s’interrompt facilement. L’inconvénient, comme pour des nouvelles par rapport à un roman, c’est qu’il faut à chaque chapitre faire l’effort de s’y replonger. Ma lecture s’est éternisée. Comment peut-on élire le vert comme couleur préféré ? Et dénier à l’orange le statut de couleur, ravalé à la nuance, l’orangé ? Heureusement que le métro était là pour m’aider à avancer, à coups de stations chapitres homéopathiques : la couleurs de nos souvenirs sera finalement rose, ligne 7.
(Pendant ma lecture, je me suis mise à rêver d’un paragraphe sur le débat bleu et vert des justaucorps d’In the Middle. Voire d’un livre entier sur la couleur dans le ballet. Les couleurs de nos souvenirs fait partie de ces livres qui donnent envie de les réécrire sitôt lus – pas pour les corriger, juste les décliner.)