Bulles de BD, 2023 #1

Rideau vert à motif et case "Si jamais je renais, je veux renaître moi-même."
Derrière le rideau, de Sara del Giudice
Cette bande-dessinée adopte un parti pris semblable à celui du film Une jeune fille qui va bien : on se focalise sur une histoire personnelle (ici, deux jeunes sœurs qui perdent leur mère et voient une belle-mère débarquer un an plus tard) avant que la grande histoire, présente en sourdine tout du long, débarque peu avant la fin pour tout faucher. Le dispositif narratif est rudement efficace, et laisse s’épanouir en amont une sensibilité du quotidien décrite à hauteur d’enfant, mais d’enfant toujours plus perspicace et pragmatique qu’on aurait tendance à le simplifier, inversant parfois le relief entre les montagnes de l’enfance et les drames des adultes.
Les enfants, la belle-mère et la gouvernante devant un tas de gravats post-bombardement, case "Je pensai que vivre était si sacrément difficile quand on sait combien il est sacrément simple de mourir."
J’ai pensé à ma camarade qui vient de perdre un ami proche — le 4e cette année, dans un second accident de la route.
J’ai mis du temps à avancer dans l’histoire. Comme c’est de plus en plus souvent le cas, je m’arrête sans cesse détailler les partis pris stylistiques du dessin, trouver quel trait ou quelle couleur me provoque une sensation d’étrangeté ou au contraire d’extrême familiarité, dans un partage chaleureux, presque sensuel, du monde.
Les deux soeurs en tailleur chacune sur leur lit, lampe de chevet allumée
Regardez-moi cette lumière comme traits concentriques qui viennent même colorer le dos de l’aînée, et ces ombres raides qui grouillent-grignotent l’angle au-dessus de la cadette.
Le père et la belle-mère en robe de mariée sous un parapluie, suivis par les enfants et la gouvernante avec leur propre parapluie
Cheveux crayon gris pour les sœurs, en flammèches de vitrail blond pour la belle-mère.
Le père et la belle-mère devant un journal, l'air soucieux.
Le mélange de dessin et de photographie est étrange – pour les tableaux au mur, les livres de la bibliothèque ou encore certains motifs de papier peint (alors qu’ils sont si magnifiquement peint sur le rideau inaugural et final).
…
Concerto pour main gauche, de Yann Damezin
Certaines bande-dessinées n’ont pas spécialement de raison d’être des bande-dessinées ; la même histoire aurait pu être racontée sous la forme d’un roman ou d’un film si le dessin n’avait pas été le médium privilégié de l’auteur. D’autres, et Concerto pour main gauche en fait partie, n’existeraient pas autrement (ou comme film d’animation, à la rigueur, à la manière de Persepolis) : toute la poésie de l’ouvrage réside dans ses métaphores visuelles.
"Je me souviens que lorsqu'il pénétrait dans une pièce, son pas lourd et sa voix de stentor semblaient nous ramener le tumulte des forges." Image d'un père qui prend toute la pièce, accumulant une épouse minuscule. Son corps immense fonctionne comme une fenêtre sur des toits d'usine.
Cela commence par une recherche sur la traduction des sons en motifs…
… et s’étend à toutes choses, toute perception, émotion, rendues sensibles dans tout ce qu’elles ont d’étranges, foisonnantes, déchirantes, dérangeantes…
"Elle avait confié à son piano la plupart de ses tourments et de ses pensées. Le monstre les avait gobés et les gardait jalousement dans son ventre noir et lustré. Mais lorsqu'elle s'asseyait devant lui et effleurait ses touches d'ivoire, il laissait s'échapper de fragiles et mélancoliques échos des secrets qui macéraient en lui. Mes soeurs, ms frères et moi écoutions alors la musique parler de ce qu'on ne dit pas."
Tout au long du roman graphique, la musique est figurée par ces curieuses gouttes-plumes à motifs qui glissent, volent, rampent, grouillent comme des bactéries ou ondoient comme des spermatozoïdes. On retrouve également cette image du piano rempli de viscères :
"Ce que personne ne comprenait , c'est que je haïssais le piano autant que je l'aimais. Si je martelais si violemment son clavier, c'était dans l'espoir de lui arracher son secret. Entre lu et moi c'était une combat, une lutte. Je voulais qu'il avoue. Je voulais savoir ce qu'il recelait dans sa panse."
Toujours beaucoup de motifs décoratifs, mêlés à des mouvements organiques, sinueux.
Plusieurs vignettes avec des espèces de serpent avec un oeil ou une oreille à la place de la gueule qui s'approchent du pianiste. "Peu à peu, je devenais célèbre, craignant cependant toujours que l'on s'intéresse davantage à mon handicap qu'à ma musique."
Petit wow pour ces extraits sur le passage du temps, le deuil et la vieillesse.
6 cases montrant la mère dans la même position, avec des rides qui se rajoutent à chaque case, pendant qu'elle annonce la mort d'un de ses enfants. "Il est normal que la jeunesse se moque. Elle pense que les vieillards sont lents à cause de leur dos, de leurs articulations, de leur arthrose… Elle ignore ce que nous avons de souvenirs et de regrets, qu'il nous faut tirer après nous à chacun de nos pas. Puisse-t-elle l'ignorer longtemps."
Quelque chose me gênait dans le style de dessin, faussement naïf et vraiment torturé (de fait, certains épisodes narrés sont aussi dérangeants), mais il y avait décidément trop d’originalité, de créativité débridée, trop d’exubérance malgré le noir et blanc pour ne pas tenter la lecture. C’est d’ailleurs là que la médiathèque prend tout son intérêt, au-delà même de l’économie réalisée, encourageant à lire des ouvrages qu’on ne se serait jamais risqué à acheter.
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Báthory, la comtesse maudite, d’Anne-Perrine Couët
Petite entreprise de fiction démystificatrice (ou de substitution d’un mythe à un autre) : il ne s’agit pas tant de raconter l’histoire d’Erzsébet Báthory, femme de pouvoir dans la Hongrie du xxx siècle, que l’histoire de sa légende, celle d’une « comtesse sanglante » bâtie à coups de rumeurs et de faux témoignage culminant en un procès expéditif. Certaines doubles pages mettant en regard cris de douleurs fantasmés et cris de plaisirs condamnés sont à ce titre particulièrement savoureuses.
"On a comblé les trous du récit, parce nos esprits craignent le vide." "On a fabriqué un monstre, qu'ils supportent mal l'ennui."
Buste de perso qui parle "Je sais de source sûre qu'elle est coupable. D'ailleurs, tout le monde le dit !"
Stylistiquement, ce n’est pas tout à fait ma tasse de thé : les personnages ont quelque chose de Dammann quand je préfère Mariage Frères. Mais la palette réduite et les ziguiguis faussement hâtifs de certains décors m’ont assez plu (et c’est reposant de pouvoir avancer dans une histoire sans avoir l’impression de devoir absorber chaque case jusqu’à la moelle).
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Céleste. Bien sûr, monsieur Proust, de Chloé Cruchauder
Coup de foudre stylistique immédiat : ces couleurs-lumières d’aquarelle, ces émotions translucides, la palette violette, les silhouettes au trait noir de calligraphe, déliées, étirées, dansantes d’humour… Une intrigue à fond littéraire, en plus, n’est-ce pas tout ce qu’il me fallait ? Et bien menée de surcroît, découvre-je à la lecture. Non, vraiment, mon seul regret est de ne pouvoir lire de suite le second volume.
Céleste, saisie par la sonnerie du téléphone, est montrée à la case suivante affolée, ne sachant plus où donner de la tête (3 bustes dessinés pour un corps)
Céleste au lit alors que son mari, réveillé en pleine nuit pour une tâche domestique, est une silhouette à contre-jour dans l'encadrement de la porte
Non mais cet air ravi de qui reste au lit quand son compagnon part bosser en pleine nuit.
Cette inventivité graphique… Une citation qui se promène sur la page comme un délicieux fumet odorant ; une projection de l’appartement de Proust comme une île rocheuse au sommet de laquelle trône son lit sous cloche ; une page de la Recherche écrite en calligramme de manière à figurer la couverture du lit sur lequel se trouve l’écrivain…

Délicieuses pincées de critique littéraire au passage :
"… voyons comment Marcel nous met en appétit… L'incipit, c'est comme tremper le doigt dans le plat avant la dégustation…"
"… ce serait plutôt une succession d'images dignes, sur lesquelles on resterait si longtemps, qu'on comprendrait, sentirait, chaque détail…"
S’applique aussi bien aux scènes de Proust qu’aux vignettes de cette bande-dessinée…
N’hésitez pas, même si vous n’avez jamais lu Proust : les références à La Recherche sont comme des easter eggs savoureux, qui n’empêchent nullement de cheminer aux côtés de Céleste, novice dans le grand monde comme dans celui de la littérature.
Proust dépassant de lèvres bleues géantes "En me souvenant plus tard de ce que j'avais senti alors, j'y ai démêlé l'impression d'avoir été tenu dans sa bouche, moi-même ; nu, sans plus…"
Alors j’ai déjà eu cette impression, mais pas avec une conversation téléphonique…

Bulles de BD 05.2022

Clair obscur, de Kathryn & Stuart Immonen
(2010 pour la VO Moving Pictures)

Plus obscur que clair. À force de ne distinguer qu’à demi les personnages, j’ai l’impression d’être passée à côté des tenants et aboutissants de l’intrigue, sans même réussir à trancher entre parti-pris narratif ou lacune de lecture (ce qui m’évite d’être vexée, ceci dit, ce n’est peut-être pas si mal). La relation entre la curatrice canadienne qui trie des œuvres dans les sous-sols parisiens et l’officier du Reich (dixit la quatrième de couv’) qui semble tout à la fois son supérieur, son collègue, son amant et son geôlier, était pourtant fascinante d’ambiguïtés et de rapports de force sans cesse prêts à être renversés.

Parlant à une œuvre…

Et toujours une fascination de retrouver dessinés des lieux que je connais (ici les arcades de la rue de Rivoli).

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L’Anxiété, quelle chose étrange, de Steve Haines et Sophie Standing (2019)

Quelle chose reloue, j’aurais dit, mais tout est question de point de vue. On oscille entre la BD de vulgarisation scientifique et la plaquette de self-help mental posée sur la table basse dans la salle d’attente, c’est assez étrange.

Je suis plutôt bon public sur l’usage d’une métaphore à base de pain et de gâteau pour distinguer la peur de l’excitation.

Dans les autres astuces, il y a la contemplation de la nature, qui « apaise le système nerveux » (un classique, mais ça ne peut pas faire de mal de le rappeler), l’ancrage avec scan corporel, et un exercice de repérage dans l’espace : « Tournez lentement la tête pour observer l’espace qui vous entoure. Repérez quelque chose qui vous plaît dans votre environnement immédiat. Réessayez, plus lentement. Nous stimulons de nombreux très bons réflexes qui aident à se sentir en sécurité quand nous nous orientons de cette façon. »
J’ai tiqué sur le renversement en opportunité de la complexité, mais c’est une chouette manière de voir.

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Les Envahissants (Le gros, la pute et le sergent), de Maloup et Marie Voyelle (2010)

J’ai aimé la rondeur du trait, l’âpreté sous-jacente de l’histoire et la fantaisie du récit : un gros phoque (tendre), une bombe sexuelle (vierge)  et un GI (qui aime lire) investissent l’appartement d’une thésarde terrassée par sa deadline. Chacune de ces créatures imaginaires la soutient à sa manière et met de la couleur (orange phoque, rose sexy, violet de combat) dans son monde en noir et blanc, qui ne respire que par la cour de récréation sur laquelle donne la fenêtre de la cuisine.

Bonus pour ce personnage masculin tout à fait mon genre, et qui a le bon goût de rester en marge de l’histoire :

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À travers, de Tom Haugomat (2018)

Cette histoire sans mots fonctionne par doubles pages : à gauche, une saynète avec le protagoniste ; à droite, ce qu’il voit, à travers l’ouverture de sa couveuse, sa loupe de petit garçon curieux, son télescope, la fenêtre de sa chambre, de sa voiture, la visière de son casque, l’écran de son ordinateur… À chaque page tournée, une année s’est écoulée, et c’est tout une vie que l’on voit ainsi défiler, avec ses instants anodins ou exceptionnels, ses joies et ses tragédies, les cycles qu’elle boucle – tout une vie en quatre couleurs, pour un exercice de style virtuose et poétique.
Cette maîtrise graphique, vraiment ! Presque chaque vignette pourrait être une illustration autonome…

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Le meilleur a été découvert loin d’ici, de Mélodie Vachon Boucher (2012)

C’est une histoire de deuil ou de renaissance à soi, quelque part entre une abbaye canadien et Berlin, et presque davantage un carnet de voyage intérieur qu’une bande-dessinée : les pensées se notent près des décors qui les ont vu surgir. Je les ai lues comme chuchotées à mon oreille, entendant la sensibilité de l’autrice résonner avec la mienne, à travers l’écriture fine, dans le choix des mots comme dans la graphie, et les dessins coloriés sans couleur ni hâte, honnêtes avec leur traits de bâti non effacés, intimes.

(Le titre est un vers d’Éluard.)

Le plaisir d’observer des gestes auxquels on ne pense plus :

 

C’est idiot, mais j’ai eu l’impression de reconnaître la rue de mon hôtel lors d’un week-end berlinois il y a une dizaine d’années maintenant.
La luminosité de cet arbre en défonce…

La toute suite : « Que je pouvais espérer vivre des moments durant lesquels quelqu’un se joignait à moi pour se laisser prendre par l’émotion, mais que je ne devais surtout pas attendre ces rencontres pour rendre légitime ma sensibilité. »

Et pour finir sans rien dire de la très belle clôture-réouverture, je reprendrai seulement la citation en exergue au début de l’ouvrage, qui me touche sans que je sache au juste pourquoi : « Porter en soi un cloître où sans cesse passent et repassent des robes blanches et parer à ce que la boue de sa propre marche n’y fasse point tache. » (Simone Routier, Le Long Voyage)

Bulles de BD 03.2022

La Carte du ciel, d’Arnaud Le Gouéfflec et Laurent Richard (2017)

Je craignais l’histoire d’extraterrestres, mais elle est rapidement escamotée par une constellation de trois adolescents qu’on apprend peu à peu à placer  sur la carte d’un âge pas tendre.
Et l’incipit est merveilleux :

Cela me fait penser que je laisse bien trop filer les souvenirs de cette année… Me souvenir de tout dans l’ordre et le consigner avant de perdre l’accès à ce que j’ai pu penser ou éprouver pour en appréhender la métamorphose, oui, j’aimerais en retrouver le chemin.

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La Rousseur… pointée du doigt, de Charlotte Mevel (2021)

Depuis ma lecture enfantine d’Anne et la maison aux pignons verts, la rousseur me semble une prédisposition à devenir héroïne. C’est oublier qu’en dehors de la fiction, tout signe de distinction a tôt fait de se retourner en discrimination. Cet essai semi-autobiographique sur la perception des cheveux roux est l’occasion de me rappeler que :
1. Il ne faut vraiment pas grand-chose aux humains pour se défier les uns des autres et discriminer quiconque manifestera le moindre écart d’avec la moyenne.
2. ORANGE POWER !

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La fenêtre et le bois semblent repris d’une photo mi-pixelisée mi-floutée, la toile d’araignée gribouillée sur un calque d’opacité et la lumière, magnifique, fantomatique, être grattée à la plume.

Ada, de Barbara Baldi (2018)

En détaillant les dessins, j’ai entendu résonner dans ma tête le « C’est dégueulasse » que le boyfriend réserve aux effets de flou un peu forts dans les dessins. Cela m’a fait sourire, d’avoir atteint le stade de la relation où je commence à transporter son regard avec moi, et je me suis demandée ce que j’en pensais moi, de ce drôle de mélange de brosses, des paysages épurés splendidement aquarellés,

d’autres chargés comme si l’on avait dessiné par-dessus une photo floutée avec une brosse crantée d’aspect métallique,

et ces visages étranges, rudoyés-révélés comme griffés sur une carte à gratter…

Il y a là quelque chose qui me gêne, mais qui m’attire, aussi. Une manière de ne pas choisir, de juxtaposer tout, et de laisser les visages changer davantage encore que leurs expressions.

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Saudade, de Fortu (2016)

À la médiathèque de Roubaix, il y a un coin de livres qui devraient être rangés aux quatre coins de la bibliothèque, mais qui sont rassemblés là parce que « faciles à lire », pour les gens qui ne sont pas à l’aise avec la langue, ont perdu l’habitude de la lecture ou veulent juste une pause à boire des mots plutôt qu’un café. Depuis que j’ai été attirée par un livre d’images assez incroyable, que j’ai picoré à toute vitesse debout, puis relu page à page assise sans même enlever mon manteau, je crois, je trouve l’idée assez merveilleuse. La dernière fois que je suis allée rendre des romans, je me suis trouvée prise de court par une averse de grêle et je me suis installée dans ce coin, en piochant Saudade. Le titre me plaisait davantage que le trait, du coup je l’ai lu comme on lit un roman, en courant d’une ligne à l’autre, sans accorder plus d’attention aux dessins que je n’en aurais eu pour des vignettes anecdotiques en début de chapitre. Peut-être que cette lecture tronquée, irrespectueuse pour l’auteur mais vivante, plaisante pour moi, pourrait en elle-même constituer l’une des ses scènes douces-amères.

Bulles de BD 02.2022

L’enfant, la taupe, le renard et le cheval, de Charlie Mackesy (2019)

Il est rare de voir un livre en 4 par 4 dans le métro, et celui-ci est pour moi une énigme éditoriale. Peut-être son succès tient-il en partie à la suspension de l’étiquetage : on ne dit pas qu’il s’agit d’un livre jeunesse, d’un livre jeunesse pour adulte ou d’un conte illustré ; on dit tout à la fois ou on ne dit rien, pour qu’il convienne à tout le monde quand je ne suis pas certaine qu’il soit pensé pour personne – à moins que sa cible secrète ne soit l’amateur sous cape de quotes Instagram ?

Le texte est déconcertant de simplicité : nul doute qu’il faille se réclamer du conte pour échapper à la platitude de tant de simplicité. Est-ce niais ? Est-ce profond ? Est-ce ma lecture qui le fait tel, par un ton inutilement grandiloquent, contrecarré ça et là par un autre bêtifiant ? Ce livre m’a laissée si perplexe que j’ai résolu de ne pas trancher, et de garder seulement en tête les mignonneries de la taupe (encore une taupe !) : à la philosophie de comptoir, je préfère celle des salons de thé.

"J'ai appris à vivre le moment présent." / "Comment tu fais ?" demanda l'enfant. "Je trouve un endroit calme, je ferme les yeux, je respire..." / "Et après ?" / "Après je me concentre." / "Sur quoi ?" / "Sur un gâteau", dit la taupe.

"J'ai trouvé mieux que les gâteaux." / "Impossible", dit l'enfant. / "Si", répondit la taupe. / "C'est quoi ?" / "Les câlins. Ça dure plus longtemps."

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Touchées, de Quentin Zuttion (2019)

Quentin Zuttion ! Je me suis emparée de la bande-dessinée sitôt repérée, car je le suis depuis un moment sur Instagram, mais n’avais encore jamais croisé ses ouvrages en bibliothèque (pour des raisons de place et de finances, j’achète très peu de bande-dessinées ; quand je le fais, c’est plutôt a posteriori de la lecture, pour retrouver un ouvrage que j’ai particulièrement aimé et que je pourrais ainsi faire découvrir). Son trait me touche plutôt, et j’ai trouvé belle la manière dont des histoires personnelles s’articulent et se déploient d’un cours d’escrime thérapeutique commun, au cours duquel des femmes tentent de traverser leurs traumas – un trait doux pour évoquer des choses très dures. C’est étonnamment mature, dans le fond comme dans la forme, pour un si jeune auteur.

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L’Année de la chèvre, de Vanyda et François Duprat (2020)

Vanyda excelle à couler en cases des pans de vie et L’Année de la chèvre n’y fait pas exception. On y voit le désir clignoter en dehors du couple, les frustrations recevoir des coups de pied au cul, les tensions familiales se ramifier et s’équilibrer autour des uns et des autres, gravitant autour d’un secret qu’on ne mettra pas à jour – la vie en attente d’être réorganisée pour ne plus être subie.

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Corps collectif, de Baudoin (2019)

Le dessin ne m’attire pas du tout, mais comment résister à de la danse (contemporaine) dessinée ? Il n’est pourtant pas tellement question de danse dans ces pages et ces pages de corps dansant. Ou alors, il est question de tout ce qui la traverse et qu’elle fait vivre. De comment s’é-mouvoir les uns les autres. De comment fixer le mouvement sans le figer. Vivre par et dans l’art. C’est vague, parfois opaque, brouillon et épais comme le trait. On n’est pas dans l’esquisse ; on est dans l’accumulation, dans l’après, quand il y a déjà tant eu et qu’on continue de recommencer. Je tourne les pages assez vite : je fuis les dessins et je reste en alerte textuelle, plus intéressée par la philosophie de vie du dessinateur que par ses dessins. C’est sombre, je n’ai aucune envie de m’attarder, et pourtant je trouve là de quoi m’apaiser un peu et me relancer. Continuer, sans chercher pourquoi, juste parce qu’on le peut encore.

« Je suis né en 1942. J’avais 4-5 ans quand, chaque jour, dans le journal qu’achetaient mes parents, je découvrais des photos en noir et blanc qui montraient des corps nus mêlés à la boue. Le découverte des charniers dus au nazisme. J’étais fasciné par ces photos, je les recopiais, j’ai appris à dessiner en partie avec elles. / […] Ce n’étaient pas des cadavres, c’étaient des racines. Un enfant ne se complait pas dans la mort. La vie toujours. »  — Là, j’ai compris pourquoi je rejetais instinctivement les dessins.
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Cet été-là, de Jillian Tamaki et Mariko Tamaki (2014) 💜💜

Cet été-là capte tout de l’éternité des étés d’enfance, les instants répétés, additionnés chaque année jusqu’à former l’enfance, justement, ce bloc mémoriel que l’héroïne n’est pas encore tout à fait prête à quitter, malgré ou à cause de ce qui, du monde des adultes, se fraye un passage jusqu’à elle, les non-dits, les on-dit, la dépression et les trahisons.

C’est ce que je dis aussi, on m’a piqué ma réplique-euh.

(J’ai trouvé juste aussi les pointes de misogynie intériorisée, quand les premières expériences du sexisme invitent à rejeter sur certaines femmes le cliché qu’on ne voudrait pas se voir accolé ; tant qu’on n’a pas développé une conscience féministe, les salopes et les filles qui… ce sont toujours les autres.)

Et puis, une belle amitié, avec une camarade que l’héroïne retrouve chaque année, entre rigolades et moments plus difficiles :

J’ai adoré cette planche de danse. Je ne sais pas pourquoi, le personnage m’a fait penser à la soeur de Melendili lorsqu’elle était plus jeune.

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Les gens de rien. Jusqu’au printemps, de Charles Masson (2021)

C’est une histoire qui a manifestement touché l’auteur, car il a rencontré le personnage au moment où la maladie était sur le point de transformer sa vie en destin… mais j’ai peiné à partager son émotion. Peut-être aurait-il fallu davantage axer le récit sur sa perception à lui que sur sa vie à elle – entrelacer davantage les deux. En l’état, le récit sitôt fini retourne au statut d’anecdote ; on ne sait bientôt plus pourquoi on nous l’a raconté.

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La Tournée, d’Andin Watson (2019) 💙💙💙

Imaginez Kafka britannique, et vous obtenez La Tournée d’Andin Watson : l’histoire d’un personnage joué jusqu’à l’absurde par des forces qui le dépassent et dont on ne saura rien, mais drôle enfin. L’humour tant vanté du Procès, voici que je le goûte enfin dans cette version british où la tournée en librairie d’un auteur, de fiasco, va tourner au quiproquo judiciaire. C’est croquignolet, vraiment, le trait tremblant et la narration maîtrisée. À savourer avec ou sans tasse de thé.

Ce que cette planche ne dit pas, c’est que son roman s’appelle « Sans K ».
Dessin minimal, expression maximale : deux millimètres de moins à la bouche de notre bonhomme et c’est la déconfiture (même si c’est plus évident dans le flux de la narration).
J’adore comment la course referme la rue derrière lui, avec l’immeuble qui se met à pencher sur son passage.

Bulles de BD 01.2022

Ainsi soit Benoîte Groult, de Catel

J’étais curieuse d’une bande-dessinée sur l’autrice d’Ainsi soit-elle (essai que je n’ai pas lu, contrairement aux Vaisseaux du cœur, qui m’ont laissée fascinée par cette capacité à vivre ses amours en dehors du cadre même d’une relation). Je doute cependant que l’écriture au fil de l’eau et des rencontres avec la romancière puisse se substituer avec avantage à un scénario : il y a à boire et à manger dans ce biopic, où se dessine l’image d’une femme féministe, mais aussi un brin réac (cela prête à sourire quand Benoîte Groult dénigre la bande-dessinée sans en connaître autre chose que Bécassine, mais le malaise affleure quand il est question de l’affaire DSK).

Des extraits du carnet de croquis de la dessinatrice s’intercalent avec la bande-dessinée proprement dite, et je regrette que celle-ci ne soit pas entièrement dessinée dans ce style de croquis bien plus vivant et délicat que le trait dont la grossièreté est apparemment censée « faire BD ».

Pour finir sur une note plus stimulante, je vous propose cette réflexion en quatre cases, qui m’a frappée :

Je me suis rappelée les plans de vie quinquennaux de mon ex et la manière dont j’essayais, au moins en pensée, de m’y intégrer.

…

Un thé pour Yumiko, de Fumio Obata

Une très belle histoire où un deuil vient remuer la question des origines, familiales et géographiques, en regard avec les directions que la vie prend par succession de choix et de hasards.

« Depuis combien de temps je vis ici ? Au milieu de ce bruit, de ce chaos, de cette agitation, de cette énergie… De toutes ces possibilités. Je me souviens encore de la première fois que je suis arrivée en ville. Mon excitation d’être entourée par ces vies multiples, des vies aux racines et aux cultures différentes des miennes. J’ai fini par m’y créer un petit espace à moi. Ça n’a pas été facile. Ça m’a demandé beaucoup de travail, de détermination et de chance… Et ça m’en demande encore. »

Dès les premières pages, je me suis trouvée nostalgique de Londres :

Il y a quelque chose de particulier à reconnaître dessiné un lieu que l’on aime. Quelque chose d’autre encore à reconnaître à un détail un lieu lointain que l’on a visité. L’héroïne et sa mère étaient dans un restaurant de poisson à Kyoto, et…

… ce noir, je savais d’emblée (d’instinct et de souvenir) où c’était, avant même le plan plus large qui a confirmé la ruelle de restaurants derrière la rivière. Curieux, cette familiarité sans affect avec un lieu traversé à l’autre bout du monde.

J’ai aimé la manière dont l’intensité de lumière est rendue par le blanc, qu’il s’agisse d’un reflet sur la rivière, de la puissance d’un réverbère ou de l’éclat d’une fusée de feu d’artifice.

L’aquarelle rend visible la sensibilité et  la justesse qui infusent ce récit, jusque dans la structure de sa narration. Regardez plutôt cette transition, lors de laquelle l’héroïne est ramenée de ses pensées flash-back :

Ou encore la manière dont un gros plan sur les mouvements du drapés rendent mieux encore la confusion d’une chute onirique :

Plus ça va, moins j’ai envie de critiques rédigées, structurées, argumentées. Je voudrais juste re-regarder l’album avec vous et vous montrer ce que j’ai vu, à ras de grain, de couleur et d’eau. Regardez, là. Et là. Et ça. Partager une collection d’images et d’émotions.

"Cet endroit... L'air, la terre... J'ai beau retourner ça dans tous les sens, mes racines sont ici, c'est certain. Je crois que je l'ai nié trop longtemps."

Ses racines sont ici, au Japon, mais sa vie est désormais là-bas, à Londres, et j’ai trouvé beau que cet écart puisse exister et perdurer sans déracinement. Cela a apaisé le paradoxe d’avoir quitté Paris pour aller plus au Nord encore, alors que je me sens mes racines bien plus au Sud – où je n’ai pourtant jamais vécu que quelques semaines par an, et où je n’irai probablement pas m’installer à la fin de ma formation, doublement retenue par la vue apaisante de mon appartement actuel et un horizon flou de vie commune, sait-on jamais. On ne sait, mais j’imagine désormais un peu plus précisément qu’on peut avoir un chez-soi quotidien et un chez-soi plus viscéral, et ne pas habiter celui-ci quand on se sent si bien dans celui-là.

…

Alicia, prima ballerine assoluta, d’Eileen Hofer et Maiale Goust

Rien que ce trait de lumière sur ce visage, sur la page de garde…

Et juste après, les couleurs qui réchauffent :

J’ai montré cette bande-dessinée au boyfriend en visio sur WhatsApp, et même avec ma caméra mal nettoyée, il a mis direct dans le mille en soulignant que même les couleurs froides étaient travaillées comme des couleurs chaudes. C’est exactement ça, le bleu qui tire sur le rose dans une acmé de violet qui ne dit pas sa couleur.

La rose devient la couleur de la chaleur cubaine, dans laquelle les corps tentent de travailler sans s’évanouir…

… et la couleur de la lumière scénique, qui réchauffe et donne à sentir le noir fœtal de la salle :

Les photos ne rendent pas justice à la beauté chromatique de l’ouvrage…

Une fois n’est pas coutume, on sent que la dessinatrice connaît la danse. Mêmes quand les positions sont anatomiquement impossibles, on sent les lignes idéales du ballet. Elles sont exagérées, déformées, jusqu’à faire lever les épaules en grand jeté, mais le mouvement est là, il est juste.

La bande-dessinée ne parle pas que de danse, pourtant. Au lieu d’un biopic mal fagoté, la dessinatrice se sert de la figure d’Alicia Alonso pour dresser un portrait de Cuba sur plusieurs dizaines d’années, naviguant entre l’hier de la danseuse révolutionnaire et l’aujourd’hui des jeunes filles à la barre dans l’école de la prima donna aveugle. La danse n’est pas un prétexte non plus : on sent, en s’en éloignant par moments, comment l’histoire du ballet de Cuba est indissociable de son île, entre accès de privations et accès à la culture. La madone du ballet y est vue de loin, comme l’icône qu’elle est, mais aussi dans la mise en perspective d’une sensibilité moderne, qui ne pourrait pas passer sous silence la question du racisme et le fait qu’Alicia Alonso était probablement un peu trop de son temps là-dessus…

(Vous ne trouvez pas qu’elle a un petit côté Cruella / Disney dans cette dernière planche ?)