Petrouchka ébachi

[Pleyel, jeudi 2 décembre avec Palpatine]

Comme des patins à glace, la baguette de Dima Slobodeniouk trace des arabesques sur le Lac enchanté d’Anatole Liadov, qui porte bien son nom (le lac tout droit sorti d’une « scène de conte de fée », pas Anatole, voyons). On peut glisser.

Gil Shaham porte son regard béat sur le Concerto n°2 pour violon, histoire de nous ébahir avec les surprenantes figures de Prokofiev. Il joue de son instrument et avec le public : l’archet suspendu, il vous regarde par en-dessous comme s’il préparait un bon coup- de fait, la comparaison est inutile, le coup est toujours juste lorsqu’il entreprend d’agacer son Stradivarius. Et c’est comme s’il portait en notre compagnie un toast à la musique qu’il prend la peine d’annoncer son bis, qui devient rapidement un ter puis un quater ; pour une fois on sait ce qu’on entend— même si j’ai déjà oublié de quels morceaux de Bach il s’agissait au juste. Ce que je n’ai pas oublié, en revanche, c’est la beauté de ces morceaux, où l’on entendait simultanément la musique et le silence— un silence plus hypnotique encore qu’attentif, qui ne disparaissait pas recouvert par la musique. Pour un peu, on aurait aimé que le concert se transforme en récital…

…quoiqu’en musique de ballet, ce n’était pas mal non plus. Pour moi qui ai peu d’oreille, écouter un ballet en concert me donne l’occasion de voir autrement la musique ; par exemple, ce moment où, à la musique de foire tenue par les vents, Stravinski superpose les cordes : elles déforment ce qui n’a donc été qu’une citation et devient tout autre chose. Puis, pour le coup, l’orchestre est vraiment en scène : « En composant cette musique, raconte Stravinski, j’avais nettement la vision d’un pantin subitement déchaîné qui, par ses cascades d’arpèges diaboliques, exaspère la patience de l’orchestre, lequel, à son tour, lui réplique par des fanfares menaçantes. Il s’ensuit une terrible bagarre qui, arrivée à son paroxysme, se termine par l’affaissement douloureux et plaintif du pauvre pantin. » J’ai quant à moi suivi la marionnette qui dansait dans mon souvenir, jusqu’au moment où j’ai perdu de vue Petrouchka, égaré quelque part entre le Maure et la ballerine. Du coup, je me suis fait surprendre par la fin, non sans m’être auparavant ravigotée à cette musique aussi brillante que bigarrée.

Cadmu[S] e[t] He[R]mione

Cadmu[S] e[t] He[R]mione, le titre m’a bouffé ma petite capitale !

Je suis sortie six jours sur sept cette semaine : nombre de découvertes stimulantes mais peu d’heures de sommeil et encore moins de compte-rendus. Le feu d’artifice a été ouvert lundi à l’Opéra comique. Comique déjà dans sa décoration : mosaïques carrelées au sol, morceaux de marbres déparés, mosaïques dorées au plafond, peintures à l’exubérance italienne, moulures et dorures à foison, rien ne va avec rien, comme si chaque artisan avait suivi mécaniquement son idée sans se mettre sous la houlette d’aucun maître d’œuvre. Il n’y a vraiment que l’étiquette de « baroque » pour imaginer unifier tout cela. Sur scène, c’est un peu la même chose, à ceci près que l’anarchie des costumes bigarrés est atténuées par la faible intensité lumineuse. En effet, on redécouvre ici au sens propre ce que signifie passer les feux de la rampe et, bien que je ne sois pas une fille à bougie (essayez de m’en offrir une, vous verrez la tête que je ferai, voire la grimace, si elle est parfumée), cette belle ligne de lumières à l’ancienne suffit à me ravir – un peu le même émerveillement en prélude au spectacle que devant les petits trains de Fabre (qui déraillait ensuite).

 

La faible luminosité est un peu fatigante pour les yeux mais la façon dont elle recréé des physiques semblables aux gravures de l’époque est fascinante : éclairés en contre-plongée, les visages plombés de perruque s’alourdissent, tandis que les costumes resserrés aux chevilles font des petits pieds et de menues foulées aux danseuses baroques. Cela sautille avec des rameaux dans la main lors des festivités agrestes et se suspend en poses précieuses, aux lignes brisées qui ne seraient que disgracieuses sur des gravures (où les mouvements figés ont souvent l’air maladroits) mais que l’on dirait pourtant alanguies grâce aux tuniques grecques (qui ne vont pas si mal aux hommes – l’un a un maquillage qui me fait un instant penser aux cygnes de Matthew Bourne) et au décor de colonnes et de miroirs au milieu duquel ils évoluent.

 

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Je m’attarde sur la danse et les costumes mais, aussi, l’opéra de Lully n’est que pur divertissement et l’argument est tout au plus un prétexte à louer l’amour et les dieux – la morale de l’histoire est à ce titre sans équivoque : « Vivez heureux ». Tout y est art, tout y est pacotille, jusqu’aux épreuves de Cadmus pour délivrer Hermione des liens auxquels sont père Mars l’a promise et qui doivent l’enchaîner à un géant de la région (qui se ballade sur échasses avec des écailles sur le dos, façon dinosaure de SF) : le dragon qui apparaît avec force fumée et qu’il abat d’un coup d’epée me fait rire comme une gamine à un spectacle de marionnettes, les soldats qui veulent le tuer sont neutralisés par une grenade qu’Amour a obligeamment fourni à notre héros (parce que si vous aimez votre prochain, c’est pour mieux trucider votre lointain) et les Géants sont changés en pierre par Pallas avant que Cadmus ait même songé à les affronter. Si amour et gloire y sont si facilement interchangeables, c’est qu’il n’est question, dans un cas comme dans l’autre, que d’élection : vous avez choisi de vous illustrer auprès de telle dame et telle déesse a choisi de vous aimer, pardon, de vous aider. Caprice hasardeux de l’amour et bravoure de pacotille – qui ne rend pas moins risible (quoique plus sympathique) Arbas, le pleutre de service, sûrement aïeul du Matamore, qui singe son compagnon héroïque, tant dans ses exploits guerriers qu’amoureux (moment particulièrement croustillant lorsqu’il conte fleurette à Charite qui, n’étant pas encore chrétienne, le pousse dans les bras de la nourrice amoureuse – et travesti, en l’occurrence).

 

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Les rebondissements sont assurés par des dei ex machina, machines grinçantes qui les propulsent dans les airs où les chanteurs se balancent, plus ou moins à l’aise dans leurs nacelles (plutôt moins que plus, et certainement moins que les démons- acrobates en trapèze ou harnais). Ces apparitions sont d’autant plus réjouissante que de notre place, nous les voyons préparées, la mise à feu s’avérant périlleuse. Au final, la brochette de dieux est savoureuse (Luanda Siqueira est une Junon resplendissante) et les noces de Cadmus et Hermione peuvent être célébrées en grande pompe. Ete de rrreparrrtirrr dans le froide, en roulant les /r/ et en prononçant tous les /t/ et les /s/ muets (Palpatine se gèle les couillesses) – un peu comme on ne peut s’empêcher de « fort » utiliser l’adverbe « moult » (depuis intégré à mon lexique personnel) après avoir vu Perceval le Gallois de Rohmer- c’est le syndrome baroque.

 

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Je ne me suis peut-être pas enflammée mais j’ai passé une bonne soirée.

Breakfast at Tiffany’s, by Truman Capote

Il faut toujours sortir couvert et pour ne pas me retrouver à court de lecture, j’ai emprunté un Capote à la bibliothèque. Les quelques images qu’il me restait d’Audrey Hepburn dans le film ont vite été balayées par la petite brindille blonde qu’est Holly Golightly, aussi virevoltante que son nom. En guise d’allure, une vie trépidante et des manières de garçon manqué ; c’est qu’elle a du style plutôt que de l’élégance, et pas vraiment sa place chez Tiffany’s. Le petit-déjeuner chez le joaillier n’aura d’ailleurs jamais lieu : comment voulez-vous qu’elle s’attarde dans ce havre de sérénité lorsque le narrateur la quitte sans savoir si elle a pu se trouver quelque part chez elle, elle qui n’avait pas même l’impression d’être assez maîtresse de son chat pour lui donner un nom, et dont la carte de visite mentionne « voyageuse » pour toute adresse ? Beaucoup plus essentiel au personnage que le rêve de richesses et de diamants est celui d’un chez-soi où elle ne serait pas toujours à fuir – des hommes, la police, son mari illégitime et ses enfants d’adoption. Elle-même, aussi, s’il est vrai que l’on fait la connaissance du personnage à travers une photo, et une photo de masque qui plus est. Sculpture africaine, il ne permet pas au narrateur de retrouver sa trace, seulement quelques traces, des souvenirs laissés au narrateur ; le masque ne tombera pas, il s’avérera au cours du roman être le seul véritable visage de Holly qui ne se départit pas de grandes lunettes noires. Pourtant miss Golightly est bien moins mystérieuse qu’insaisissable, petit animal sauvage dont tout le monde s’éprend sans réussir à se l’attacher. On ne peut qu’aimer Holly Golightly. On ne peut même que cela et rien d’autre : bien que femme séduisante, la belle est une gamine qui aime comme un enfant ses parents, sans le sentiment de rien leur devoir, sinon la reconnaissance de lui avoir fait assez confiance pour lui permettre d’avancer – et incidemment, de s’éloigner. Le narrateur l’aime pour ce qu’elle est, mais surtout pour qu’elle puisse être telle qu’elle le veut devenir, lui faisant don de cette amitié amoureuse où la complicité le dispute à la compassion. Légère, miss Golightly l’est davantage par le style de Truman Capote, qui ne s’appesantit pas sur le parcours pénible de la gamine ni sur ses caprices de femme, que dans son cœur de papier (de banque ? Mais non, elle veut aimer ou du moins croire aimer ceux que d’autres plumeraient). En somme, il n’y a dans ce roman rien de superficiel que de croire à la superficialité du personnage.

« Truman Capote, comme tous ceux qui ont des nuits difficiles, est très fort en petit-déjeuners. Ses livres en contiennent presque autant que de sapins de Noël – ceux-ci sont réellement innombrables- et de traits d’humour grinçant. […] Le petit déjeuner incarne l’espoir, la fin des cauchemars, et une bonne journée devant soi.
Mais dans ce livre-ci, le petit déjeuner idéal n’a jamais lieu, ni aucun autre d’ailleurs, ce n’est pas le genre d’histoire à petits déjeuners.
Ainsi ce titre si limpide, Breakfast at Tiffany’s est-il un pur trompe-l’œil, et c’est pourquoi il résume si bien l’art de Truman Capote, l’art du vrai-faux. »
Blake Edwards s’y serait laissé prendre… Truman Capote a dénié à Audrey Hepburn toute ressemblance avec son héroïne, et considéré l’adaptation cinématographique comme une trahison. Mais ce ne sont que des mots et l’image est là, persistante, en couverture, en dépit de la préface de Geneviève Brisac.

 

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Tyler tyler drowning bright

in the waters of the night
What immemorial hand or eye

Could fan thy seamless dichotomy ?

 

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Les costumes sont sombres, les corps eux-mêmes sombrent, mais Tyler Tyler n’est pas un naufrage, n’en déplaise à ceux qui se sont enfouis comme des rats (je déplore néanmoins que soit restée le tuberculeux de service). Pourtant, petite souris, j’ai eu peur moi aussi, lorsque j’ai vu s’étirer la scène où un homme entame lentement une danse traditionnelle japonaise, accompagné sur un mini-piano de poche par une jeune femme occidentale. Puis la scène s’est inversée, avec un danseur contemporain debout et le danseur de kabuki su-odori à l’accompagnement, et le contre-emploi humoristique de l’un et de l’autre (chanson américaine avec un accent à couper au couteau ; danse traditionnelle exécutée en jean, boucle de cow-boy à la ceinture) a détendu l’atmosphère. Danse contemporaine américaine, danse traditionnelle japonaise, le dialogue des cultures était annoncé et leur questionnement mutuel peut commencer.

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Yasuko Yokoshi a l’intelligence de ne pas décliner toutes les déclinaisons possibles, en donnant lieu à des associations prévisibles et un peu mécanique. Elle fait danser les contemporains ensemble, puis les traditionalistes à part, bientôt rejoints par les premiers qui se fondent dans l’héritage du passé. Là où ça se gâte, c’est lorsqu’un guitariste arrive et que tout se mélange dans une espèce de porridge country. Dans la surprise d’un même geste répété, en lieu et place de l’éventail, un micro est produit et la danseuse contemporaine de dire des bribes d’une narration lointaine, un enfant enlevé par un mari qui veut le tuer. Le mélange danse-théâtre fonctionne un peu mieux lorsqu’est repris ce qui, à en suivre le programme, doit être une épopée japonaise du XIIe siècle : l’embarcation fait naufrage et l’Empereur est sommé de faire ses adieux à ses ancêtres, à l’Est, pour mourir convenablement, et de tourner ses espoirs de survie vers l’Ouest. Le danseur contemporain est maintenu en déséquilibre par les traditionalistes, il tire vers l’arrière de la scène et ondule comme à la proue du bateau ; le contemporain comme renouveau. Et pourtant, autre déséquilibre, vers l’avant cette fois-ci, arrêté un instant dans sa chute par le poing d’un ancien, héritage indispensable à l’équilibre – un étai(t) solide.

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Le principal reproche qu’on peut adresser à ce spectacle, ce n’est pas une quelconque lenteur ( la chorégraphie de Sankai Juku hypnotisait de lenteur), mais un rythme décousu par l’irruption du théâtre et de la voix parlée parmi le chant et les corps en mouvement. Pour le dire autrement : cela ne danse pas assez. Quand cela danse, en revanche, il se passe quelque chose, c’est tout autre chose. Le kabuki su-odori fascine par ses mouvements d’éventails argentés comme de la tôle ondulée, comme des conques de coquillages, promptes aux envolées ou aux disparitions devant le visage, lorsque les danseurs sont de dos, et que la nuque apparaît comme sur une auréole plissée. J’aime la simplicité et la beauté du geste avec lequel la vieille dame relève la bande de tissu qu’elle traîne et fait signe de s’essuyer les yeux. Il n’y a pas de signification à chercher, rien à attendre, juste une tranquillité qui berce et jamais ne nous endort – musique-bruitage de clapotis avec canards intermittents, comme celle que diffuse le réveil de Palpatine, et que j’apprécie ce soir-là pour la même raison que je la déteste le matin (ça me donne envie de les shooter à la carabine). C’est reposant, c’est tranquille, c’est beau.

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Plus beau encore, peut-être parce que plus mouvant (et il n’y a pas loin du mouvant à l’émouvant), la danse contemporaine – la danseuse contemporaine, pour être plus exacte car, si son partenaire, Kayvon Pourazar, se glisse bien à l’intérieur de la chorégraphie, elle, Julie Alexander, semble l’inventer spontanément. C’est tout son corps à qui il prend l’envie de se détourner, d’entrer en déséquilibre, de se maintenir ou de se relâcher. Même lorsqu’elle se jette à plat ventre comme un pingouin, c’est beau. C’est dire. Surtout que le passage de serpillère est habituellement ce que j’abhorre dans un certain type de contemporain. Julie Alexander peut se jeter à terre, ce n’est même pas éprouvant, le geste répété a une beauté désespérée, tranquille, il n’y a « plus d’espoir, le sale espoir ».


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Large jupe en jean tout d’abord, qui l’installe dans une Amérique désertique, j’imagine en Arizona, sans savoir pourquoi (je soupçonne l’association d’idée Tyler tyler – Liv Tyler- Arizona Dream, que j’ai détesté tout en admirant la beauté de l’actrice qui rejaillit ici sur la danseuse par le simple force du nom) ; elle la troque ensuite contre une robe qui a encore l’ampleur de la tenue des danseurs de kabuki su-odori mais se marie davantage à la retenue dont sont empreints leurs gestes ; robe que l’on imagine bien sur une gouvernante anglaise du XIXe victorien dans une famille puritaine, et qui est défaite, en même temps que les cheveux, remplacée par une pauvre jupe de tulle rose passé et des manches ballon bleues, imitation dégradée de la gouvernante comme de la princesse de bal. Le danser persiste à relever son corps de noyée, à le faire tenir debout en dépit du passé disparu. A la fin, la danseuse traditionnelle revient sur scène, en tenue de ville très sportswear, rejointe par le contemporain au piano miniature : pas besoin de recommencer, «you will see what you just saw », la danse d’hier n’en sera pas plus actuelle ni plus démodée, toujours autre par rapport à une danse contemporaine qui s’en détourne pour ne pas s’immobiliser dans la fascination.


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SchuBeeD(oub)a

 

[Pleyel, jeudi 18 novembre]

 

Dalbavie, Marc-André de son petit nom long – parce qu’il est vivant ; tellement vivant, même, qu’il vient saluer à la fin de ses Variations orchestrales sur une œuvre de Janáček. J’ai bien aimé, même si a posteriori, je me demande si c’était le morceau que j’ai entendu ou les citations que je n’ai pas pas pu entendre par méconnaissance de Dans les brumes. Quand j’aurai écouté le morceau, je pourrai décider si les variations sont un prétexte au palimpseste plus ou moins inspiré ou si les citations, paraît-il de plus en plus rapprochées, en font « la révélation progressive d’une musique admirée ». Après l’avoir soupçonnée de collage peu inventif, j’ai trouvé que c’était une belle idée de ne pas partir d’une œuvre dont on s’éloigne en prétendant la dépasser mais d’y arriver et de donner envie à l’auditeur d’écouter en entier le morceau en question (comme une bonne étude critique littéraire donne envie de rouvrir le bouquin dont elle parle).

Le jour où je ferai une typologie géographique des musiques (non pas pour les nuls mais par une nulle), à côté de la case « alpestre et sylvestre » où seront rangés Strauss et Sibelius, il y aura les musiques « neigeuses », avec Arvo Pärt pour les plaines enneigées et Dalbavie pour les stalactites, même si après avoir été arrachées à une grotte, elles prennent des allures de pics à glace qui trempent dans des trucs un peu louches (pas clairs, en tout cas et encore moins cristallins).


Beethoven, ensuite. Du peu que j’en ai entendu, je ne suis pas une grande fan, mais comme j’aime assez la forme du concerto… Le concerto pour piano n°1 était joué par Stephen Kovacevich, assis à son piano comme un enfant à une table trop haute, sans coussin pour le rehausser ; le clavier devait lui arriver sous les épaules, il n’en dépassait qu’une hémisphère de tête aux cheveux blanc, à qui l’on pouvait trouver trouver une moitié au-dessus du couvercle, grise cette fois-ci, appartenant au chef. Le siège complètement abaissé ne semble pas le gêner le moins du monde, et là où l’enfant à sa table trop haute pique une fois sur deux sa fourchette dans le vide de l’assiette, le pianiste n’est nullement engoncé et n’en loupe pas une (de note), si bien qu’il nous régale. Son interprétation est éclatante : claire. Le bis, lui, serait plutôt nébuleux, quoique bref : insolite.

 

Schubert, je ne savais pas trop à quoi cela ressemblait. Et après avoir entendu la symphonie n°9, je ne le sais toujours pas. Non que je me sois endormie comme Palpatine. Il a reconnu qu’il était peut-être plus en veille prolongé qu’en veille tout court, de laquelle on n’est pas censé sortir en sursautant – il avait perdu dix bon centimètres, coulé dans son siège jambes écartées. J’ai presque regretté de l’avoir réveillé, tant il semblait lutter pour garder les paupières relevées, qui ont battu plusieurs fois en retraite. Lorsque la tête dodelinait pas du tout au rythme des archets, je fixais leurs battements d’une pression sur l’épaule (Descartes en conclurait qu’il existe une corde reliant l’épaule aux paupières). Le reste du temps, je ramenais mon attention voilée (comme une roue de voiture peut l’être) sur cette symphonie moins épique que d’autres, et qui invitait plus à se promener en marge du chemin qu’à se lancer dans un grand voyage. Chez un musicologue, cela donne une comparaison avec Beethoven : « L’œuvre n’est plus fondée sur un combat titanesque menant à une victoire triomphale ». Tant mieux, parce que l’apothéose de ma journée a été le moment où je me suis glissée sous la couette.