Les corps cunéiformes de Cunningham

[Théâtre de la Ville, vendredi 5 novembre, avec Palpatine]


[Pond Way, photo de Carol Prati]

Tous les danseurs sont sur scène, en vêtements amples, de voilages blancs, et font des dégagés ou des ronds de jambes. Mais là où un Forsythe impose un même épaulement qui fait de suite naître la puissance du groupe dans Artifact suite, Cunningham dispose ses danseurs en tous sens et brouille leur agencement par d’incessants changements de direction : cela grouille, comme les remous provoqués par des bestioles à la surface d’un étang. Par la suite, la danse ne cesse de se ré-agencer en groupes dont la disposition semble plus ou moins aléatoire (l’éparpillement est un effet difficile à atteindre si l’on veut éviter le fouillis sans pour autant faire apparaître une structure ; il y a tout une science du bordel organisé).

Pond way, grâce à son titre évocateur, fait apparaître des gerris (sauts bras et jambes écartés, comme l’espèce de cousin d’eau) et surtout des grenouilles plus vraies que nature, qu’on a l’impression d’entendre coasser tant elles bondissent bien en tous sens (quelques pas d’élans avec les bras sur le côté, comme sur les accoudoirs d’un fauteuil, qui se rétractent progressivement, jusqu’au saut proprement dit, à la réception duquel ils sont ramenés vers l’avant par-dessus tête). Ce doit être l’éclate, d’autant que, contrairement au classique, le temps n’est pas en l’air, on peut s’écraser joyeusement à l’atterrissage. Car l’espèce de saut de chat avec retirés simultanés des deux jambes existe bien en classique, cela s’appelait même un saut de grenouille pour moi mais le dictionnaire de la danse ne valide pas le terme (alors qu’il définit un « saut de bison » – ce serait l’image du milieu, si j’ai bien compris la description).

Tout ce petit monde grouille sur une bande son plutôt vague et clapotis (j’allais ajouter sifflements aussi, mais ça, c’était le nez de mon voisin, à qui j’ai demandé de se moucher avant la deuxième pièce ; manque de chance, le sifflement était indépendant de l’obstruction supposée de la narine ; heureusement, cela s’est moins entendu avec le piano). L’amusement se termine abruptement, après des diagonales de saut de biche ou assimilés, scène vide, juste le temps d’apercevoir sur la toile de fond un petit bonhomme en barque, que je n’avais pas remarqué – rideau.

 

A voir l’homme en académique jaune, plus tout jeune, évoluer au ralenti dans une douche sur une musique aussi minimale que l’éclairage, je me demande si Second hand ne désignerait pas la danse d’un interprète un peu usé. Mais le programme, chopé à la fin du spectacle en haut d’une armoire, m’apprend que c’est tout simplement à cause d’une « cheap imitation » de Satie, que John Cage a composée pour cause de droits d’auteur trop importants ; pour la peine, le piano et le saxophone sont flanqués d’un synthétiseur.


[Second Hand, photo de Linda Spillers ; des corps tous en coudes et genoux]

Le titre ne donne donc aucune clé d’entrée dans l’œuvre et à voir tous les petits bâtons de couleur qui ont rejoint l’homme-canari (dans cette compagnie, on porte l’académique sans peur et sans reproche), j’ai vite l’impression de voir bouger des idéogrammes. Autant il est amusant d’imaginer retrouver des pingouins dans Beach birds ou des grenouilles dans Pond Way, autant sans pierre de rosette pour stimuler l’imagination, on ne déchiffre pas grand-chose. Les corps deviennent alors des symboles cunéiformes indéchiffrables et les traits en eux-mêmes, pour variées que soient leurs combinaisons, présentent un aspect un peu monotone. Attitude sous toutes ses formes (quatrième devant, derrière, seconde), arches sur demi-pointes, triplettes et pliés… certes, les variations sont infinies mais elles provoquent la lassitude de l’indéfini. Les poses successives créent du mouvement mais pas toujours de la danse ; les danseurs ont beau évoluer en groupes, je me rends compte, lorsque cela arrive enfin, que c’est le contact entre eux qui fait défaut. Ce sont les liens qui se nouent qui nous interrogent, les relations protéiformes qui peuvent naître et se transformer sous nos yeux.


[Second Hand, photo d’Anna Finke]

Il y a quelques beaux moments lorsque des couples de forment où l’homme rattrape la femme dans toutes sortes de cambrés répétés. Mais la plupart du temps, je suis d’accord avec un commentaire entendu à l’entracte : c’est désincarné. Ce qui pose tout de même un léger problème lorsqu’il s’agit de danse, c’est-à-dire d’expression des corps. Visages fermés, mouvements arrêtés, détournés de l’autre : non seulement il n’y a pas d’ « âme » mais son absence est telle que le corps n’en est plus qu’à peine un, pris dans la mécanique du mouvement, à la limite de la machine. La neutralité des interprète était voulue par Cunningham ; j’avais lu avec intérêt le numéro de Danser qui lui a été consacré à sa mort, et trouvé stimulant l’utilisation du hasard comme le refus du sentimentalisme. Mais c’est une chose de débarrasser le mouvement de tout lyrisme pour le faire valoir en lui-même, c’en est une autre de le le séparer du geste et des interprétations qu’il peut susciter. La technique classique revue par Balanchine qui l’a coupée des arguments au service de laquelle on la mettait, ne contraint pas ma propension à l’interprétation. Au contraire, elle est stimulante et l’abstraction des ballets n’a rien d’aride. Tout se passe comme si le génie de Cunningham tenait à la légende, non pas tant à la sienne qu’à celle qu’il donne à ses pièces. En son absence, l’œuvre est moins abstraite que conceptuelle, et il vaut mieux qu’elle soit justifiée par un discours qui lui était extérieur pour être appréciée. Je crois que c’est fondamentalement ce qui me gêne chez Cunningham et explique pourquoi j’apprécie davantage des pièces entourées d’indices interprétatifs.

 

 

Dans Antic meet (belles photos à aller voir ), ils sont incorporés à la pièce elle-même. Sans qu’on puisse trouver un sens à l’ensemble, des saynètes se suivent, chacune avec un trait d’humour lié à une bizarrerie qui lui est spécifique et réside souvent dans le costume. On trouve ainsi un homme-chaise, qui offre en pas de deux une assise confortable à la jeune fille apparue par une porte (sans mur, comme dans un tableau de Magritte) ; des danseurs avec haut à cerceau (un peu comme les tutus de The vertiginous Thrill of exactitude mais en miniature) ; des jeunes filles en tablier ou en boule-robe à fanfreluches, qui semblent habillées avec les rideaux de leur tante (j’avais lu « Auntie meet » et avait décidé que tout se passait dans une maison familiale du sud des États-Unis) ; ou encore un cambrioleur-lutin coincé dans un pull multi-manches (ce qui est angoissant dans la nouvelle « N’accusez personne » de Cortázar est ici du plus haut comique). Les costumes sont revêtus par-dessus des académiques noirs et les danseurs-note animent ainsi la partition avec des dissonances humoristiques – un amoureux éploré de repartir la tête dans son pot de fleur.

C’est grinçant mais comme j’entends derrière moi, « au moins, ça a du sens » : le partitif est preuve que le spectateur n’attend pas une pièce à thèse ou à argument avec un sens bien déterminé, simplement une danse qui puisse mettre leur esprit en mouvement et s’amuser avec des sens possibles, à défaut que les leurs aient été émus.

 

[Second Hand, third time, Anna Finke]

Contente d’avoir découvert ce chorégraphe, je me contenterai justement de ce que j’ai vu, sans éviter ses œuvres mais sans chercher non plus à assister à des soirées qui lui soient entièrement consacrées.

 

Arvo Pärt et autres silhouettes

[jeudi 4 novembre]

Une création d’Arvo Pärt – j’avais même fait une sieste pour être parfaitement réceptive et apprécier pleinement. Arvo Pärt, pour moi, c’est d’abord la musique d’une chorégraphie travaillée au conservatoire pour une variation d’interprétation. Ce qui n’arrive presque jamais, nous nous y référions par le nom du compositeur plutôt que par celui du chorégraphe, peu connu par ailleurs, nous l’avions re-piquée sur un enregistrement du prix de Lausanne. Au milieu de la variation, il y avait un passage vide de tout pas, un regard pour seul mouvement, qui se devait d’aller au fond de la salle et des choses, cependant que le poids du corps ne faisait que passer d’une jambe sur l’autre. La caméra se focalisait sur le visage de la fille, un visage-paysage, sur lequel j’ai par la suite superposé la plaine enneigée qui figurait en couverture d’une anthologie de musique estonienne que le pianiste m’avait ramenée (une autre année, qui a donné une « composition personnelle » sur une musique d’Erik-Sven Tüür). Une plaine enneigée où la brume voilait un seul arbre – le silence. Puis la gorge nouée en entendant à nouveau les premières mesures de Tabula rasa (c’en était le titre) à Bastille où deux solistes du NYCB se produisaient dans After the rain, de Christopher Wheeldon. Le plus beau pas de deux que j’ai jamais vu, le plus émouvant. Et enfin le CD que j’ai trouvé chez Palpatine et aussitôt copié, avec un hommage à Benjamin Britten (que je n’ai découvert qu’ensuite, avec Billy Budd – il paraît qu’une fois encore, j’ai fait les choses à l’envers), une musique qui s’égrène dans le silence, ponctuée de cloches lointaines, du moins qui me paraissent telles lorsque j’écoute la musique dans mon lit, dans le noir, dans cette phase où notre acuité s’exerce avec une grande liberté, juste avant le sommeil, le lecteur MP3 à puissance minimale, pour tendre l’oreille à l’attention (comme une corde, on vibre mieux alors). Arvo Pärt est donc un nom qui, seul, suffit à me mettre en alerte, prête à accueillir ces sons étranges et envoûtants.

Silhouette n’est pas aussi émouvant que j’aurais pu m’y attendre mais cette création courte (sept minutes sont si vite passées) n’en est pas moins fascinante – toujours ces sons étalés dans le silence, qui s’en détachent étrangement. De percussions assourdies émergent des notes très étirées. Toujours avec mon image de plaine enneigée, j’imagine des échos aigus, cristallins, qui se répercutent dans une grotte de glace pleine de stalactites. Mais les pizzicatos me font sortir du cliché nordique ; je me rappelle le titre de l’œuvre et subitement le son qui s’élance prend un tout autre sens. Silhouette, hommage à Gustave Eiffel : c’est la Tour dans son entier, une première mesure de sa grandeur, avant de commencer l’ascension, de grimper les poutrelles à coups d’archet, l’une après l’autre, en croisillons – jeu de composition et de construction. Ce qui en émerge n’est pas le monument marron terne mais l’architecture illuminée qu’on découvre furtivement depuis le métro aérien en venant à Pleyel, et que des gamins ne regardaient même pas, trop occupés à se disputer un journal en papier ; mais l’objet d’émerveillement un peu simplet qu’elle devient à heure fixe lorsqu’elle se met à frétiller- métamorphose de minuit toutes les heures piles. Dans cette évocation note à note, où la Tour s’élève pièce à pièce, je retrouve le même imaginaire que dans la nouvelle de Dino Buzzati. Le monument touristique, habituellement réduit à une babiole en plastique, est restauré dans sa structure architecturale monumentale, justement. Aucune lourdeur néanmoins : l’évocation esquisse en tintinnabulant la silhouette métallique de l’édifice. Cet hommage à Eiffel est une jolie façon de célébrer l’arrivée de Paavo Järvi à la tête de l’Orchestre de Paris.

Le compositeur en personne vient saluer. Ce vieux monsieur au crâne rond, à la barbe grisaillant, au regard humble et doux, et aux manières effacées me fait l’effet d’une apparition : un tailleur ou un sculpteur de sons, un grand-père sorti d’une forêt ancestrale qu’il habiterait autant qu’elle l’habiterait, de son folklore, de son silence et de ses murmures.

Une fois les applaudissements calmés, la soirée si bien inaugurée se poursuit avec le Concerto pour piano en la mineur d’Edvard Grieg. D’où nous sommes, nous ne voyons pas le clavier, mais quand bien même Elisabeth Leonskaja enfoncerait les touches moitié avec moitié moins de violence que les coups de tête qu’elle donne vers l’avant (et qui font tressauter sa mise en pli), sa frappe n’en ressemblerait pas moins à un martèlement. Pourtant, même si l’usage des pédales confine parfois au coup de pied, l’interprétation ne souffre pas de cette énergie quelque peu bourrine (le piano, je ne sais pas trop), d’autant que la pianiste est capable de nuance dans les moments plus calmes. La vigueur de son jeu sert la puissance de l’œuvre, rendue directe par des notes claires et distinctes. En résumé, c’est l’éclate. On attrape un morceau de douceur en bis ; je me demande pourquoi j’ai la sensation d’assister à un concert archétypal lorsque je me rends compte que la lumière a été baissée et la poursuite, braquée sur le piano qui tient un encombrant bouquet dans sa gueule ouverte.

Après l’entracte, tout le monde s’extasie sur la deuxième symphonie de Sibelius. J’assiste au déchaînement grandiose de puissances de la nature sans que cela ne m’émeuve ni ne m’enthousiasme grandement ; je suis déjà repue de ma soirée.

Chostakovitch and Co à tous crins

[mercredi 10 novembre]

J’arrive à Pleyel comme une fleur, persuadée, comme cela arrive périodiquement à mon esprit réticent à retenir les dates, les heures et autres indications chiffrées, que le concert commençait à la demie. Juste le temps de déposer mon sac au vestiaire (le orange rend le eastpack trop voyant) et de prendre place au rang E (« le rang des stars », Palpatine ne se sent plus – le décrochement est néanmoins appréciable, aucune tête devant). Dans l’allée centrale, une ouvreuse fébrile regarde alternativement l’homme qui fait se lever une rangée de spectateurs pour rejoindre sa place au milieu du parterre, et le chef d’orchestre qui vient de monter sur sa petite estrade et s’apprête à donner le signal du départ. Pas de souci, Sibelius couvrira les éventuels bruits de siège. L’orchestre est plus qu’au complet, il y a des chaises de partout et des têtes inconnues. Parmi les surnuméraires, un djeunz altiste avec des cheveux blonds qui lui descendent sur le nez ; à se demander s’il peut voir correctement la partition.
Tapiola est encore1 dans les bois, c’en est même la divinité. On n’échappera pas à une attaque d’essaim d’abeilles, qui se métamorphose en violente tempête ; les « vieilles forêts sombres » sont « mystérieuses en leurs songes farouches » prévient le compositeur. Je ne suis pas une grande promeneuse forestière, une exploration de vingt minutes me va très bien.

Ce qui vient ensuite me fait moins regretter de ne pas être au Châtelet où se créé une symphonie d’Arvo Pärt. Le Concerto pour violoncelle n°1 (en mi bémol majeur) de Chostakovitch s’ouvre avec entrain par un premier mouvement à l’espièglerie caustique – sardonique, nous dit le programme. Quelque soit l’adjectif, c’est réjouissant, à me faire dandiner d’une fesse à l’autre. La masse capillaire, grise et bouclée, de Steven Isserlis se soulève à tout instant, rapprochant brusquement les mouvements de tête du violoncellistes des a-coups qui caractérisent les marionnettes du muppet show. Rien de comique cependant dans le long passage solo qui renoue « avec les solitudes désolées que Chostakovitch a si souvent abordées ». La danse qui le remet ensuite aux prises avec l’orchestre n’en est que plus endiablée. Il s’excite tant sur son instrument que deux fils pendouillent au bout de son archet, comme un crin sur la soupe. C’était dément et ce n’est donc que justice si la reconnaissance du public sabbat s’abbat sur lui en multiples applaudissements. Le Souchon du violoncelle (de même qu’il y a le docteur Glamour du violon) nous gratifie d’un bis. J’avais l’étrange impression d’avoir entendu ce morceau il y a peu et comme le concert de Kachatryan s’est immédiatement présenté à mon esprit mais qu’il ne pouvait s’agir d’aucune pièce pour violon, j’en ai déduit que c’était probablement également du Bach, l’une des suites qu’a chorégraphié Spoerli dans In Den Winden Im Nichts (récemment découvert en DVD).

On finit par la sixième symphonie (en mi bémol mineur, à croire que c’est la note de la soirée) de Prokofiev. J’y retrouve quelques-uns des effets de Cendrillon (imprégnation par ballet, comme toujours), sans le même brillant toutefois. Le programme me confirme que c’est normal en m’apprenant que cette symphonie est considérée comme la plus sombre du compositeur. Ah. Je ne l’avais pas vraiment perçue comme lugubre… à vrai dire, mon attention s’est plutôt cristallisée sur les embardées du chef d’orchestre qui, à un moment particulièrement vivace, s’est translaté vers l’avant d’un bond, un pied rejoint par l’autre. Pris par la musique, il se soulève parfois sur les talons, orteils qui battent ainsi la mesure – ça confine aux claquettes. Claquements de mains (mention spéciale au jeune homme -mathématicien pour Palpatine- qui applaudissait comme une otarie) puis s’en vont (enfin, c’était l’intention parce que j’ai oublié mon écharpe et j’ai du remonter à contre-courant des petits vieux, ce en quoi la souris n’a pas l’habileté du saumon).

1 A la bourre dans mes compte-rendus, il y avait du Sibelius la semaine dernière – et du Arvo Päääärt !

Le petit cheval bossu

J’allais ajouter d’Alexeï Ratmanski, mais, comme pour d’autres classiques qui ont connu plusieurs chorégraphies, le ballet est ici attribué au compositeur, Rodion Chtchedrine (il faut que je m’en souvienne – mais pour cela, il faudrait déjà que je parvienne à le prononcer).

Palpatine se félicitait d’avoir la corpulence du héros (mais pas ses renversantes attitudes renversées, je le crains) ; il l’aurait également pu de ne pas avoir été taillé à l’image de son acolyte : dans la file d’attente pour les places de dernière minute, nous avons frisé l’émeute lorsqu’il m’a fait signe de le rejoindre alors que je discutais déjà depuis une vingtaine de minutes à un mètre de lui, peu encline à forcer l’entrée dans la cohue. B#4, qui m’a identifiée à la tache orange de mon sac à dos (signalétique de spectacle) me raconte qu’elle a fait un Casse-Noisette avec thermos, dans le froid, où les gens se poussaient et dénonçaient avec véhémence toute tentative de resquille, fût-elle involontaire. L’esprit de Noël sans doute. Nous n’étions lundi que le premier novembre mais aujourd’hui les décorations sont installées tellement en avance qu’il n’est guère surprenant que nous nous soyons fait enguirlander. Palpatine de se faire l’avocat du père Fouettard : « Il faut les comprendre, ces vieux, c’est sûrement leur dernière chance de voir le Mariinski. »

Le Mariinski au Châtelet. J’ai bien failli rater cette soirée ; Le petit cheval bossu, dont je n’avais jamais entendu parler, ne m’évoquait nullement un ballet. C’en est un merveilleux, pourtant – traversé d’êtres fantastiques dont la présence n’est pas discutée et néanmoins ne laisse pas d’émerveiller. De temps à autres, le môme de la rangée devant moi éclate de rire, parfois à retardement, comme si son jeune âge ne lui avait pas encore permis d’élaborer les modèles de la farce, qu’il nous suffit, adultes, de voir esquissés pour que nous sourions d’un air entendu. Il faut au môme un plus grande nombre de répétition avant que le mécanisme ne se fasse sentir et son rire part toujours précisément au moment où s’émousse celui que je ne laisse pas échapper, retardant ainsi le moment où l’adulte blasé se ferme à ce qu’il voit. Et c’est vrai que les frères du petit paysan sont fidèles à l’esprit de la vodka, deux larrons pas bien dégourdis dont les jambes vont en tous sens ; qu’Ivan lui-même est un peu fou (follet), et que le Tsar, auquel il vendra ses chevaux, a (dixit le gamin) « un chapeau de Père Noël », rouge et pointu. Je vous vois lever un sourcil circonspect : un paysan, le Tsar, hum ? C’est qu’un conte, surtout dansé, autorise le grand écart.

L’histoire est délicieusement alambiquée, pour peu qu’on l’ait en tête pour comprendre ce qui se passe sur scène. Heureusement, B#4 avait prévenu et nous avons sagement décrété un atelier lecture avant le lever de rideau, avec révision à l’entracte. En allant guetter un rôdeur, Ivan attrape une cavale qui lui offre en échange de sa liberté deux étalons (mains à l’égyptienne, habillés à la Elvis Presley, oh yeah !) et un petit cheval bossu qui devient son rusé compagnon et nous offre ainsi des manèges où cavalier et canasson sont parfaitement à l’unisson. Ils réussissent pourtant chacun à garder leur style et ainsi ne jamais abandonner leur personnage au profit d’une danse qui deviendrait ornementale : Leonid Sarafanov est un Ivan fluet aux gestes vifs et déliés tandis que Grigori Popov, sa monture, est plus nerveux et incisif. Les deux maigrichons sont de fabuleux danseurs et il faut bien les tours suivis à la seconde de la fin pour nous rappeler que c’est technique. En attendant, le jeu l’emporte et les compagnons piaillent au milieu des oiseaux de feu – ce sont mes couleurs, mais aux tutus je préfère encore la lumière rougeoyante projetée depuis les coulisses sur le torse nu du jeune paysan.

Pendant qu’ils caracolaient, les frères ont dérobé les chevaux pour aller les vendre en ville, au marché. C’est évidemment l’occasion de faire briller le corps de ballet, tout de vert vêtu (!), et de faire alterner des groupes de demi-solistes. J’aime beaucoup les danseuses tsiganes, leur petites chaussures noires, leurs robes amples et colorés, leurs roulements d’épaules… Les nourrices, même avec des fichus jaunes sur la tête, sont splendides, éplorées dans de grands développés en quatrième devant, bras en supination au ciel. Quant aux chevaux qui nous ont mené à ce divertissement, le Tsar en (petite) personne se trouve intéressé. Ivan survient à ce moment pour les récupérer ; il ne s’oppose pas à la tractation, mais choisit en échange le chapeau du chambellan, lequel se roule par terre d’être ainsi remplacé – et le petit paysan de partir pour les appartements royaux.

Je ne sais pas si la sagesse retourne à l’enfance, mais le Tsar était un « petit » vieux qui trépigne dans son pyjama rouge et se fait dorloter par ses belles nourrices, qui le font manger, jouent avec lui, le chatouillent et lui font la lecture avant de le border. Le chambellan (Youri Smekalov – j’aimerais bien le revoir, tiens) est là pour nous rappeler que nous sommes à la Cour et qu’on y intrigue. Malgré sa tenue de joker avec croix sur la poitrine et rond sur les cuisses, et sa manière machiavéliquement toonesque de tourner le buste pour tourner la tête en se frottant les mains (gantées de blanc), ce n’est pas bien méchant : il pique à Ivan sa plume d’oiseau de feu et l’amène au Tsar, qui nous déclenche ainsi une petite vision et fait un caprice pour qu’on lui ramène dare-dare la demoiselle qui lui est apparue. Coups de sabots pour marquer le départ : Ivan et le petit cheval bossu sont repartis pour un petit tour de manège…

Au deuxième acte, forcément, les compagnons trouvent la demoiselle (Alina Somova) qui ne met pas longtemps à frotter les oreilles du petit cheval (il hennit de plaisir, Palpatine comprend pourquoi) et à se laisser entraîner par Ivan, dont elle a du modérer les ardeurs pour avoir relevé une trop grande déférence. Encore un de ces moments tendrement comique où l’absence de demi-mesure est moins caricature qu’enthousiasme naïf.

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De retour près du Tsar, Ivan lui présente la jeune fille à regret. Lorsqu’elle entame la même danse qu’avec Ivan, celui-ci s’assoit sur le lit du Tsar, tout dépité. Mais s’il est agréable à la demoiselle de se faire courtiser par une tête chapeautée couronnée, se marier à un petit vieux qui est essoufflé au bout de quelques pas de danses (espèces d’arabesque sautillées tout à fait comique pour traduire le souffle court) ne lui dit pas plus que cela ; elle pose alors comme condition au mariage l’obtention d’une pierre qui repose au fond de l’océan. La pierre n’a pas de pouvoir particulier et ne sert qu’à prouver que la demoiselle sait parler au vieux Tsar un langage qu’il comprend bien – le caprice. Avant de me décider pour la soirée, j’avais fait un tour sur youtube et trouvé un extrait sous-marin. Je me demandais comment on y arriverait ; c’était pourtant simple, j’aurais du m’en douter : comme un cheveux sous la soupe. Quelques pas de cheval et c’est reparti pour de nouvelles aventures.

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Au milieu des flots qui ondoient (groupe resserré de danseurs cagoulés de blanc, snake en cascade – malgré un argument ancré dans la tradition, Alexeï Ratmanski développe une chorégraphie émaillée d’accents relativement modernes), ils rencontrent Yekaterina Kondaurova, Cavale revenue sous les traits de Princesse de la mer, tout en jambes et en présence imposante. Tandis que Palpatine avait déjà commencé à fantasmer dessus en Cavale (la perruque rousse), c’est à ce moment que je la découvre – royale, vraiment. Elle me plairait presque davantage que la demoiselle.

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[Ne cherchez pas à zoomer pour la voir, il s’agit d’une autre représentation.][Un drôle de tête à l’envers était dessinée sur le costume… comme un reflet de Narcisse intégré ;
en revanche, pas trop compris pourquoi des détails de visage sur les larges tuniques des danseuses tsiganes…]

Lorsque le Tsar lui offre la pierre qu’Ivan lui a remis, la demoiselle invente une autre épreuve, de plonger dans un chaudron d’eau bouillante. Mais le Tsar n’a nulle envie de prendre son bain, d’autant qu’il a goûté l’eau et que cela lui a brûlé le doigt ; il demande à ce qu’Ivan passe le premier. Enfer et damnation, mais le petit cheval bossu est là, jette un sort et non seulement Ivan en sort indemne, mais il est encore métamorphosé en tsarévitch.

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Il ne reste donc plus qu’à faire passer le Tsar à la casserole (les boyards ont alors vraiment l’air de mirlitons avec leur toque sur la tête) : on obtient ainsi un beau petit couple royal qui prépare son mariage à grand coup de variations.

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Cela pourrait être totalement niais, c’est en fait naïf, au sens où on le dit parfois des peintres : c’est coloré, vif et amusant ; peu de décors, réduits à quelques formes géométriques, maison ou soleil stylisés ; on ne prend pas la pose en arabesque mais on y saute beaucoup, les personnages virevoltent dans d’incessants changements de direction. En fait de brillant, c’est surtout scintillant, la technique diffractée dans une multitude d’entre-pas incisifs ; on brosse à petits traits une peinture fort vivante de tout ce petit monde cahotant, où le merveilleux n’en est pas moins relevé par une petite touche de cruauté rapidement oubliée, et où la bonne fée est jouée par un petit cheval bossu et rusé, malicieux à souhait. Il n’était pas en bois mais j’aurais bien fait un nouveau tour de carrousel.


[Pourquoi diable est-ce que je ne trouve aucune photo du petit cheval ?]

Khachatryan, Bach, le folklore arménien et la nostalgique beauté de la solitude

[mercredi dernier]

Lorsque Palpatine m’en avait parlé, j’avais compris Khatchatourian, mais en voyant le nom de Bach sur le programme en ligne, j’ai fini par comprendre qu’il ne s’agissait pas du compositeur mais d’un violoniste que je ne connaissais pas1. Je n’avais jamais mis non plus les pieds salle Gaveau. D’emblée j’aime cette petite salle toute en longueur, qui me fait penser à une chapelle royale – sûrement l’effet orgue (joliment éclairé par des lumières rouges et oranges). Nous prenons place au premier balcon, côté jardin, sur un des sièges en velours jaune qui se marient bien aux tonalités bleues des murs. Nous sommes juste au-dessus de la scène, juste au-dessus du violon avec lequel Sergey Khachatryan s’est mis à jouer la première sonate puis la deuxième Partita de Bach.

On ne voit pas son visage, la plupart du temps, mais cela importe peu ; à ses lèvres qui font la moue et ses yeux fermés, je préfère les muscles de l’épaule et du dos, que l’on ne voit pas mais que l’on devine sollicités par les mouvements puissants de l’archet. Je l’imagine jouer torse nu, non par fantasme mais, vêtu d’une robe et d’une épaisse ceinture de tissu, par association avec quelque art martial que j’invente probablement. N’allez pas croire qu’il s’escrime contre son violon, bien au contraire ; cet art martial que j’invente tient dans mon imaginaire autant de la capoeira que du derviche tourneur et, plus qu’un athlète, le violoniste serait un ascète. Il n’est évidemment pas question de perfection morale ni d’austérité, seulement d’une forme de pureté dans le son et d’une interprétation qui s’abstient de toute grandiloquence. C’est virtuose et cela semble pourtant dépouillé, l’émotion y est mise à nu, cette émotion que j’associe à Bach depuis qu’on mon ex-presque-beau-père m’a fait découvrir la première suite pour violon dans une version très lente.

La scène est peu éclairée, la salle est dans l’ombre, les gens eux-même trop immobiles pour être des ombres, et le violoniste joue les yeux fermés : intense solitude. On oublie qu’un musicien se produit, chacun est seul avec la musique. Peut-être est-ce de me trouver juste au-dessus de la scène, à l’extrémité du public, séparée à la fois du parterre qui lève la tête et du violoniste qui la baisse sur son instrument. Je regarde beaucoup ses pieds, qui avancent ou reculent d’un pas ou d’une mesure, se haussent parfois sur la demi-pointe lorsque cela devient insoutenable et qu’il faut prendre de la hauteur.

S’il fallait une image, je garderais celle de ses pieds en chaussures noires cirées, l’un qui reçoit le poids du corps, l’autre qui vient de s’en alléger, derrière, légèrement soulevé – à la traîne, si l’on y retrouve la majesté de l’étoffe, ici simple ombre portée, qui prend pied à même une autre ombre, différemment orientée et beaucoup plus courte (comme le petite aiguille d’une horloge par rapport à la grande). Lorsque le violoniste sort, il y a dans la douche éteinte des taches sur le parquet brut, de sueur qu’on dirait de sang.

 

Après l’entracte, Khachatryan revient avec un violoncelliste, un altiste et un autre violoniste ; le Naïri Quartet nous joue quatorze miniatures du folklore arménien, de Komitas. Comme en peinture, la miniature a quelque chose de fascinant, tout un univers en quelques lignes- non pas une histoire résumée, mais condensée. Plus festive que la première partie, la seconde n’en garde pas moins une certaine mélancolie, rendue plus lancinante encore d’être vécue en communauté. Car ils ont beau n’être que quatre, leurs regards qui s’accordent avant même les instruments donnent l’impression de se joindre à une communauté, soudée en demi-cercle. Le soliste a quitté son isolement en s’adjoignant un groupe sans pour autant rompre avec la solitude – seulement, ils sont seuls ensemble et c’est là une sorte de fraternité. Élargie au public lorsque les rappels sont suivis de trois autres miniatures, où la « douce ironie » dont parle Palpatine est plus que jamais sensible.

Je ne découvre les titres qu’après, lorsque ma voisine nous prête le programme, et j’aime ces titres simples et précis : « Le châle rouge », « Danse de jeune fille », « Cher Shoger », « Oh Nazan ! », « Nuages », « Chanson de fête », « Chanson du faneur » ou encore « La chanson de la petite perdrix ». Mon préféré reste encore l’inattendu « Elle est mince comme un platane », d’un surréalisme très prosaïque. Je vois le tronc large de l’arbre puis imagine une fille fluette se cacher derrière, et conclus que la comparaison veut tout dire.

En sortant, j’avais une envie légère comme un souvenir de danser entre amis et fredonnais au feu rouge tout en jouant des talons.

 

1 Le contraire eut été étonnant en même temps – je pourrais commencer tous mes billets par « je ne connaissais pas… ».