Prends Lagerfeld à toi

Dernière semaine d’exposition et dernière journée de gratuité, forcément, il y avait du monde à la Maison européenne de la photographie. La file d’attente déborde dans une bonne partie de la rue de Fourcy, mais elle avance assez régulièrement et j’ai à la fois le temps et la patience d’attendre. Bien régulée, l’affluence ne gêne ainsi pas trop la visite – même si cela implique d’attendre à nouveau sur le palier du deuxième étage. Une salle de « photographie », sur la ville et l’architecture, complète la salle des photos de mode auxquelles on s’est préparé. Dans la première (par laquelle je finis, en bon mouton de Panurge, qui s’aperçoit bien tard que le « ← début de l’exposition » était masqué par le reste du troupeau), je trouve :

 

Photobucket

[un grand tirage sur toile,
dans une salle à l’accrochage aéré,
une de mes photos préférées,
peut-être à cause de l’angle inouï d’un lieu qui m’est pourtant familier]

le château de Versailles, qui a implosé sous sa grandeur ; il ne reste plus qu’un fronton déposé comme une couronne en haut des escaliers – coucher du soleil ;

Photobucket

un bout de château que j’avais déjà péché dans le même bassin (en bas, à gauche) ;

des maillages souples ou géométriques selon que ce sont des poutrelles de Tour Eiffel ou le feuillage d’arbres, qui ont été solarisés ;

une façade d’immeuble new-yorkais pleine de d’escaliers, renversée sur le côté comme une tranche de gâteau qui laisse apercevoir les différentes couches dont il est composé ;

une autre façade semblable qui nous incline un peu plus vers le vertige ;

une statue équestre par l’arrière, floutée comme les feux d’une voiture dans les embouteillages de nuit ;

le Panthéon en décoration d’aquarium, flanqué d’une anguille dessinée d’un trait blanc ;

un coucher de soleil à contre-jour sur la Concorde, savane urbaine avec ses lions statufiés et ses feux de brousse tricolores ; les voitures ne s’interposent pas contre le décor mais en émergent, comme un troupeau du brouillard.

 

« La photographie fait partie de ma vie. Elle ferme le cercle de mes préoccupations artistiques et professionnelles. Je ne vois plus la vie sans sa vision. » Cela me donne des visions, mais je m’en amuse beaucoup et cela me décrasse le cerveau, qui accueille et manie les idées, même curieuses, avec plus de souplesse et de malléabilité.

 

Dans l’autre salle, celle des photos de moooeude, il y a d’abord des accrochages pêle-mêle avec des embryons de séries, dont j’écarte par exemple les clichés pailletés de robots, et dont je garde :

un grand manteau qui marche d’un bon pas dans un parc, mouvement figé dans le tourbillon flou du décor ; je regarde et suis bientôt plantée avec la même netteté au milieu du tourbillon de visiteurs ;

Photobucket

un visage de femme peint, à la boucle de cheveux en bronze verdi (en haut, au milieu) ; j’imagine son corps potelé comme une statue ;

Aurélia Steiner, parce cette femme à la coupe au carré et aux yeux d’une grande acuité est penchée à une balustrade ; balcon plutôt que bateau, qu’importe, j’y vois l’amante vieillie ;

la confusion des cheveux et des traits à l’encre de tous poils ;

un transfert qui transforme la photo en aquarelle et la séance de pose glamour en peinture italienne de la Rome antique ;

 

Photobucket

[détail]

une Salomé qui n’est en fait rien qu’une femme avec une couronne de fleurs et des gants verts, c’est l’aspect tableau, qui m’a fait penser à Moreau ; maintenant, ce serait davantage à Klimt : les bras pliés, l’un sur une étoffe dorée posée sur la table, l’autre sur le genoux, elle me fascine ; (avec le fauteuil rouge à côté, et la suite de l’expo, je me demanderais presque : une pute en fleur ?) ; rehaut des petites éclaboussures de couleur par-dessus la couleur de remplissage (j’avais lu quelque chose à ce propos dans un bouquin sur Vermeer, mais on le visualise mieux chez Whistler, par exemple).

 

Photobucket

une femme débarquée dans un tableau de Hopper (un intérieur feng-shui Fendi, en fait) ;

 

Photobucket

Lagerfed qui fait son comics.

 

Ensuite, parmi la mosaïque de portraits, j’isole :

une épaule si avancée qu’on la dirait remontée comme un col, et qu’elle cache le cou ; épaule sensuelle par la velléité de se cacher ? – on dirait qu’elle imite le geste de pudeur d’Agnès dans l’Immortalité ;

la pause qui permet de s’arrêter sur la tendresse d’une femme pourtant en tenue de pose ;

une Tour Eiffel – chapeau pointu ;

Photobucket

une couronne de Tours Eiffel ;

une apparition sur son fond blanc ;

un homme-aigle (nez et pommettes).

Photobucket

Enfin, je déroule les trois pellicules de campagnes de pub et de photos de mode en tous genres (on ne demande pourquoi Chanel n’est pas sponsor de l’expo), érotiquement chargées pour la plupart :

de trois photos, je me fais un petit film : un profil dense, dans la matière, tient à la main un cercle tracé d’un trait, comme un fil à couper le beurre ; le monocle est mis en place sur le visage, de face, éclairé, pour une vision tranchante ; forcément, ça finit par un œil au beurre blanc, fard clair bien au-delà de la paupière (je suis très bonne spectatrice, je me suis fait rire toute seule de cette séquence incongrue) ;

chez une femme, le saillant des pommettes, souligné par les attaches d’un porte-jarretelle ; chez un homme, les sourcils accent grave-accent aigu repris par les muscles de l’aine ;

le buste d’une femme renversée sur le parquet, cheveux défaits, chemise ouverte sur la plastique qui palpite ; la cadrage qui ne voile ni ne dévoile le sein mais coupe juste au téton, et se retrouve sur une ou deux autres photos ;

un dos nu plongeant (à moins que cela ne soit la main qu’on y imagine ) ;

 

Photobucket

une mariée et son déshabillage de noce ;

le chignon Bunny d’une femme de dos, tête chapeautée et baissée, le tailleur soulignant sa chute de rein ;

Photobucket

un mannequin – Ken valsant aux côtés d’une vraie Barbie en plastique ;

une femme en robe fourreau noire, enlacée par les cuisses colossales d’une statue de Titan ;

Photobucket

une rose à côté d’un piédestal ;


une détresse classe, difficile à imiter. Une visiteuse avait essayé sa propre version, mais, mal chaperonnée, le petit béret rouge tombait comme une soupe au milieu des cheveux. N’est pas classe qui veut.

Le petit ailleurs de Louis Garrel

« – Le Petit tailleur, ça me dirait bien.
– Hum ?
– De Louis Garrel.
– Grumpf.
– Cela ne dure pas bien longtemps…
– Grumpf.
– Y’a Léa Seydoux.
– Il faut que je vois ce film.
– Tu vois qu’on est fait pour s’entendre. »

 

 

La Nouvelle Vague à l’âme

Malgré toutes les références aux années 1950-60 que je laisse le soin aux cinéphiles chevronnés de trouver, le moyen métrage de Louis Garrel n’est pas un film d’époque, ni de celle de la Nouvelle Vague, ni vraiment de celle d’aujourd’hui, dont tous les éléments qui permettraient un ancrage par trop agressif ont été gommés. Cela aurait aussi très bien pu se passer ailleurs que dans la capitale, si Paris n’était justement cet endroit fantasmé qui n’existe nulle part. Le temps et le lieu ne relèvent ici que du conte, qui cisèle son histoire dans une fascinante miniature (petit tailleur, quelques quarante-cinq minutes).

 

 

D’ailleurs, l’histoire est surtout histoire de filmer de belles images ; presque juste de belles images, mais justes : des gestes. Ceux du tailleur, les mains rassemblées autour du travail de l’aiguille, qui lui donnent la posture humble d’une vieille personne, comme ceux qu’Arthur, l’apprenti tailleur, porte à Marie-Julie. On prend la mesure de son amour lorsqu’il prend celles de son corps endormi, le drap froissé autour des hanches, une exploration au mètre, sous toutes les couture, avant de confectionner une robe de main de maître. Il l’habille de son regard et de son désir, d’une robe banche avec des bandes noires, graphiques, rendant plus cruel encore qu’un autre la déshabille (Arthur ramasse la robe, reprend son amour).

J’adore la scène où il la détaille ; la caméra filme son visage à elle et il énumère : la bouche, le nez, un œil, un autre œil ; puis la caméra ne donne vie à son blason surréaliste, reproduit chacune de ces parcelles (l’œil, on dirait une photographie de Man Ray) et donne raison à Arthur, il ne peut la voir en entier, quand bien même l’entier serait résumé dans le visage aimé. Pour la voir, il ne lui faut pas la voir, mais la recomposer par l’imagination – perception étrangement juste : il l’imagine.

Il faut dire que la jeune comédienne lui en fournit la matière. On ne la voit jamais jouer et pour cause : sa comédie commence hors-scène, dans la mise en scène tragique de son existence. Car, à y bien regarder, ce n’est pas au film qu’il faut reprocher de poser, mais bien à Marie-Julie, immobilisée de profil, la figure en pleurs, l’essence de la fille triste.

Le cinéaste, lui, se contente de faire une pause sur cette attitude ; tout le film n’est qu’un écrin pour un moment vécu en dehors de la vie – mise en pause-, en dehors de sa course précipitée : l’épisode commence et s’achève par les cavalcades furieuses d’Arthur qui se rend au théâtre, la première fois pour assister au spectacle, la seconde pour y manquer Marie-Julie, repartie avec son fiancé, qui doit l’aimer lui aussi, pour passer outre ses caprices indécis.

Ce n’est donc pas par pur caprice qu’on nous refuse l’accès au théâtre, même si on entend quelque chose de la répartie enfantine dans « Le théâtre, soit on y va, soit… on n’y va pas. » , même si l’expédient de filmer « pendant ce temps » ce qu’il se passe ailleurs, d’errer dans les rues ou les bars, est plein d’humour : il ne faudrait pas croire que Marie-Julie tienne quoi que ce soit de la petite Catherine de Heilbronn (hormis le rôle – à la limite, Arthur serait davantage une petite Catherine défaite). Alors que l’héroïne de Kleist finit, par la force et la pureté de son attachement, par inspirer l’amour à l’homme auquel elle s’est mystérieusement accrochée, celui de Marie-Julie ne peut que rapidement expirer puisque cet amour n’est rien d’autre que celui d’Arthur – elle est tombée amoureuse de son rôle d’amoureuse. La petite Catherine n’impose rien (que sa présence) ; la future grande comédienne exige Arthur à ses côtés, veut l’arracher à sa vocation pour qu’il devienne un miroir parfaitement lisse.

 

 

Dès lors, le choix entre Marie-Julie et Albert, le maître-tailleur, n’est pas un choix entre l’amour et le métier (deux formes de passion, en somme, si le métier est entendu comme vocation), mais entre l’amour-passion et l’amour-relation. Avec Marie-Julie, le présent pour avenir, l’extase de s’arracher à soi-même, le grand jeu ; avec Albert, l’avenir depuis le passé, le respect de ce que l’on veut être, les petits points. Lorsque Arthur essaye ses pensées brouillonnes sur Albert (provoquant la brouille) et tente de trouver un compromis lorsque c’est précisément ce que ne lui autorise pas l’attitude de Marie-Julie (elle lui a passé le mètre autour du cou), sa décision est en réalité déjà prise et ses révoltes velléitaires traduisent la douleur d’un arrachement qui s’est déjà produit. Arthur a choisi : celui qui l’avait choisi (pour reprendre l’atelier) – contre celle qui s’était laissée choisir sans l’élection réciproque qui garantit la relation. C’est un conte très moral, comme aurait pu l’entendre Rohmer. Pas la raison contre le cœur, non : entre la fille et l’homme, Arthur a choisi l’amour – d’où l’inversion des codes lorsque son affection pour le vieil homme le conduit à l’exagération d’un baise-main puis d’un bouquet en signe de réconciliation. « Mais ce n’est pas à moi qu’il faut apporter des fleurs, mon p’ti ! », bougonne le tailleur. Cette note finale est une petite merveille ; elle fournit un contrepoint comique qui interdit de prendre toute l’histoire au tragique. L’épisode est clos mais on se le repasserait bien en boucle.

C’était tellement possible !

 

Oncle Vania, de Tchekhov, au théâtre de l’Athénée, samedi 23 octobre
Mise en scène de Serge Lipszyc

 

Tchekhov n’était qu’un nom pour moi, que je ne savais même pas orthographier, alors lorsque Inci m’a proposé de la rejoindre avec le Teckel et Melendili pour voir une de ses pièces, je suis partie d’un pourquoi pas enthousiaste, sans savoir du tout à quoi m’attendre. Even now, I don’t know exactly what I have been attending : juste avant que la lumière ne s’éteigne, Inci nous souffle que c’est plutôt une pièce déprimante, mais, sans pour autant lui donner tort lorsque la lumière s’est rallumée, j’ai pas mal ri – de ce rire qui ne relève pas du comique, mais bien de l’humour, cette étrange manière qui empêche de jamais s’y retrouver et de trancher. Si la pièce porte le nom de l’oncle Vania, alors que le texte de celui-ci n’excède pas celui des autres personnages et qu’il fait même parfois figure de marginal, c’est qu’elle en adopte la position distanciée et le regard ironique qu’il porte sur ce petit monde.

 

Robin Renucci (oncle Vania), dont j’ai beaucoup aimé le jeu et les petites lunettes dorées ; derrière, Serge Lipszyc, dont le rôle du médecin (un peu trop certain de l’absence de certitudes) était moins convaincant que sa mise en scène (où l’humour ne permet pas qu’une intention ou un personnage prenne le pas sur les autres).

 

« Il sera bientôt trop tard. »

La vieille nourrice, déjà là avant que la pièce ne commence, tricote le temps que nous nous installions. Elle n’a rien d’une Parque pour autant, ne se mêle pas du destin, et souligne en contrepoint de sa présence tranquille les perturbations introduites par Alexandre Vladimirovitch Sérébriakov (les noms : l’une des raisons pour lesquelles il faut voir et non pas lire la pièce – entre prénoms et patronymes, on aurait vite fait de créer des synonymes d’un même personnage) dans la maison de sa défunte ex-femme. Depuis qu’il est là, on mange à plus d’heure et ce dérèglement temporel touche bientôt toute la vie des personnages : Elena Andréevna, sa nouvelle femme qui l’a épousé par amour (de lui et de sa science), regrette à présent de ne pas avoir un mari plus jeune, comme le docteur. Ce dernier, dont est éprise la trop jeune fille du professeur, n’a d’yeux que pour la belle-mère de celle-ci, qui avoue, alors qu’elle l’est toujours, avoir été « un peu séduite » par le médecin. Mais il est trop tard, elle est mariée et fidèle – à ses idéaux plus peut-être qu’à son mari. C’est ce que ne comprend pas le médecin, qui n’obtient d’elle qu’un baiser ou deux, et que ne veut pas comprendre oncle Vania, lui aussi amoureux de celle qui a pris la place de sa défunte sœur, mais qui, contrairement au médecin engagé dans la lutte contre la déforestation (c’est son rêve d’humanité, lorsque tous ceux qu’il soigne sont « toqués »), a perdu ses illusions. Tout « était tellement possible », semble-t-il, lorsque les choix n’avaient pas encore été faits, qu’on ne peut défaire. Mais il ne savait pas que même l’absence de choix en devient un ; les ramifications indéfinies de la vie ont été coupées, quelque chose est mort en même temps que quelqu’un, la mère de Sonia et la sœur de Vania, qui seule assurait la cohérence de leur univers familial et laissait croire à une vie harmonieuse. Il a toujours été déjà trop tard.

 

« Si j’avais eu une vie normale, j’aurais pu être Schopenhauer… »

On comprend peu à peu que si oncle Vania ne peut pas voir en peinture le professeur à la retraite, c’est parce qu’il l’a par le passé encadré et révéré comme une icône, avec le reste de la famille (la mère, qui se repaît de discussions et de brochures, en est restée une admiratrice inconditionnelle). Ce qu’il ne peut lui pardonner, c’est d’avoir cru à ses articles sur l’art, auquel, oncle Vania s’en rend compte à présent, le professeur ne comprend rien. Il n’en restera pas une ligne, son érudition n’a pas pesé plus qu’une bulle ; elle éclate en même temps que le vague espoir d’immortalité qui était une caution à la vie laborieuse d’oncle Vania, consacrée à la gestion du domaine pour cet homme qu’il admirait, et maintenant ressentie comme un sacrifice. S’il avait eu une vie normale, dit-il, il aurait été un Schopenhauer – confirmant par-là la foi qu’il ajoute aux travaux de l’esprit. Il ne pardonne pas son absence de réussite au professeur, auquel il avait remis sa procuration, et celui-ci ne s’y trompe pas lorsqu’il retourne contre l’oncle son reproche (re-proche ; proches, il le sont plus qu’ils ne l’imaginent) de nullité.

 

« Ils vont crier et puis ils vont se taire » (la vieille nourrice)

Oncle Vania croyait plus à l’art que le professeur lui-même et sa désillusion n’en est que plus amère, d’autant qu’il ne peut comme lui se consoler par la jeunesse de sa femme. La figure féminine à laquelle l’oncle désabusé est relié n’est autre que sa nièce, Sonia, jeune fille à l’idéalisme lucide, pétrie d’espoir plutôt que de principes (une sorte de petite Catherine de Heilbronn dans un monde désenchanté où il n’est plus possible d’inspirer l’amour par la force exemplaire du sien). Contrairement à sa belle-mère qui trouve peut-être une note d’optimisme dans le dynamisme du médecin mais n’a que faire de ses préoccupations forestières, Sonia reprend à son compte les arguments de l’homme et admire moins sa capacité à espérer qu’elle ne la partage. L’un comme l’autre ne sont pourtant pas de doux rêveurs : le médecin sait que lorsque l’homme n’est pas un paysan « arriéré », ni un petit bourgeois dont il n’y a que la bêtise qu’il n’accomplisse pas « petitement », il ne peut qu’être un de ces « hystériques, rongés par l’analyse, la réflexion… » ; Sonia, quant à elle, ne rêve pas à l’avenir, mais à un au-delà de la vie laborieuse, qui ne peut être que l’au-delà, repos qui ne viendra qu’après avoir enduré la vie. C’est en lui tenant ce discours qu’elle remet au travail son oncle et suggère qu’on peut être lucide sans désespérer – sinon en espérant, ce qui n’est peut-être que le propre de la jeunesse et de sa force.

La pièce se finit par le départ du professeur (i.e. l’éloignement de la tentation de donner un sens à sa vie par les livres) et de sa femme (l’illusion de l’amour), et ainsi le retour à la routine apaisante où l’on prend ses repas à l’heure, et où l’on fait les comptes du domaine plutôt qu’on ne les règles avec la vie. La vieille nourrice assise à tricoter ainsi que Sonia et oncle Vania penchés sur leurs cahiers m’ont déclenché une bouffée voltairienne de « Il faut cultiver son jardin » – le médecin a peut-être raison, une vie oiseuse ne peut être saine. Rien ne vaut la drogue douce du travail – ou de l’art, pour un homme de lettres (le « Il faut agir » du professeur fait d’autant plus rire qu’il est une réalité pour lui – alors qu’il n’est plus qu’une réalité de papier pour oncle Vania, qui ne parvient plus à voir une action dans la création – dédoublement de la poïesis) ou un spectateur qui veut bien se regarder lui-même lorsqu’il regarde une pièce. C’est triste, mais l’on ne peut
qu’en rire, et continuer jusqu’à ce que la vie soit élucidée.

 

Sans attendre Godot, mais seulement le train, nous sommes allées prendre Melendili et le Teckel, une mousse, Inci, un chocolat et j’ai conclu par une mousse au chocolat.

Violon au secours de l’apprenti sorcier

[jeudi 14 octobre]

Pas sorcier cette fois-ci de savoir d’où je peux bien connaître la pièce de Paul Dukas, c’est une affaire de souris : il prend à Mickey la Fantasia d’anticiper la levée de corvée de Moustique sans la bienveillance d’aucun Merlin. Il n’empêche, le résultat est enchanteur et la pièce, un morceau de choipeau magique. Presque aucune image de Disney ne me vient à l’esprit pendant l’audition ; je m’étonne même de ce qu’on en est venu à faire de l’Apprenti sorcier un programme pour « jeune public » – serait-ce simplement que les thèmes du balai, de l’apprenti et de l’eau sont aisément reconnaissables une fois nommés ? Peut-être cela participe-t-il a aussi de mon plaisir.

Vient ensuite mon moment préféré de la soirée, avec le Concerto pour violon n°1, en la mineur, de Chostakovitch, où l’on retrouve le docteur Glamour de la musique en soliste (qui n’est pas la raison de mon engouement pour ce morceau -d’abord, je préfère Shepherd). Je ne sais pas si c’est d’avoir travaillé sur la critique kundérienne toute la journée, mais j’ai l’impression que le premier mouvement survole de nuit (« Nocturne ») un monde dévasté où les ruines sont tout à la fois débris et admirables antiquités. Le « Scherzo » se charge ensuite de le tourner en dérision, et les coups d’archets sont autant d’attaques railleuses contre un univers que l’on ne peut plus détruire. La fureur dérisoire qui anime le second mouvement (et le bras de Vadim Repin, dont l’archet finit échevelé) se transforme en noble résignation (« Passacaille »), mais la mélodie lancinante qui la caractérise finit par retomber, sous un autre mode (« Burlesque »), dans la fureur du deuxième mouvement, à la différence que cette fois, on ne se moque plus du monde dans lequel on demeure pris, mais de sa propre révolte. Rien que ça.

En comparaison, la Symphonie n°2 en mi mineur de Rachmaninov me semble un peu trop lyrique, comme si les passages sombres ne pouvaient être que tragiques, et toute envolée, grandiose. C’est magistral, mais après le concerto de Chostakovitch qui se situe au-delà, je ne peux plus. Ce n’est pas seulement la durée de l’œuvre qui arrive en fin de soirée – même si cela a eu raison de ma voisine qui, installée confortablement sur l’épaule de son chéri dont elle tenait le pouce comme elle avait dû le faire de l’oreille de son doudou, a fini par s’endormir ; sa respiration régulière démentait que les yeux fussent fermer pour augmenter le plaisir des oreilles. Il faut dire que l’extase vous pousse hors du temps. Hors de la musique, presque, dans mon cas (ce n’est pas que la musique m’échappe, comme dans certaines grandes formes où j’ai l’impression de lui courir après ; ici, elle est derrière et me pousse hors d’elle-même, dans cette volonté d’extase qui va jusqu’à son propre oubli), si bien que mes moments préférés sont ceux où la musique négocie sa sortie avec le silence. Plus d’évasion, on est simplement là, de nouveau attentifs au moment présent sans que le passé ou le futur, dont il n’est pas pour autant coupé, ne viennent empiéter dessus. Je crois que c’est précisément pour cela que j’ai été si fascinée par la musique de Dutilleux – je commence à comprendre le pourquoi de mes préférences, ce doit être cela de se former le goût. Peut-être même serai-je bientôt capable d’anticiper sur ce qui est susceptible de me plaire.

Tanztraüme

Hier. La BU est fermé. J’ai trois chèques ciné à écluser. Je décide d’aller au MK2 de Beaubourg.

 

 

La plupart des documentaires de danse ont dans leur titre soit des « étoiles », soit des « rêves » (lorsque ce ne sont pas les deux, comme Rêves d’étoiles) ; Tanztraüme n’y fait pas exception. Peut-être parce que la traduction française de Rêves dansants ne fait pas écho au Tanztheater, on a rajouté « sur les pas de Pina Bausch ». De prime abord, on pourrait se demander pourquoi pas « dans les pas de Pina Bausch », puisqu’il s’agit de la transmission d’une pièce de son répertoire à un groupe d’adolescents novices en la matière. Mais peu à peu, à mesure que les répétitions avancent, que s’affinent les gestes des apprentis danseurs et les exigences des répétitrices, le spectateur est introduit dans l’univers de la chorégraphe, et c’est bien à la recherche d’intentions que l’on est, et non pas de mouvements qu’il faudrait reproduire sans forcément les avoir assimilés.


 

Le volet « adolescent » de l’affaire ne m’intéresse strictement pas : je ne trouve pas la maladresse touchante et la mayonnaise œcuménique de la danse qui apprend le respect par-delà la différence ne prend pas avec moi ; je n’en ai rien à faire que machin soit musulman, que truc découvre qu’il a un nom et peut trouver sa place dans une groupe, ou bien que bidule qui joue les gros dur se révèle avoir la tendresse d’un agneau. Heureusement, aucune voix off pour venir en rajouter, les répétitrices sont suffisamment bonnes commentatrices ; en fait, ce sont souvent les adolescents eux-mêmes qui anticipent le discours qu’on attend habituellement d’eux. Les interviews passent de la confession au témoignage lorsque la caméra s’attarde sur les jeunes au passé douloureux sinon cauchemardesque (exil, guerre, mort) plutôt que sur celle qui câline son chat ; mais ces témoignages sont eux aussi superflus dans la mesure où ils explicitent ce qui est déjà contenu dans leur danse. Hasard ou logique de la pièce, ce sont eux qui tiennent les rôles principaux.

 

En effet, si Kontakthof désigne un lieu où s’établit le contact, la tendresse s’y inverse très rapidement en violence. La confusion est dérangeante, et s’observe particulièrement bien dans une scène où des garçons entrent l’un après l’autre pour entourer et consoler une jeune fille qui se retrouve bientôt encerclée par un groupe qui semble la violenter et au milieu duquel elle n’est bientôt plus qu’un pantin.

 

 

Autre passage dérangeant : une jeune fille court en cercle en riant à gorge déployé. Sauf que ce rire sur commande n’est pas pour rire, « c’est un rire sérieux » lui explique la répétitrice et j’ai l’impression d’entendre le cri d’une hystérique, le désespoir plus que la réjouissance lointainement supposée par le geste.

 

Certains critiques trouvent que la pièce gagne en douceur à être dansée par des adolescents : idéalisation aveugle de la jeunesse, dont l’innocence n’a jamais été à louer. J’ai regardé sur youtube des extraits de la version pour Damen und Herren de plus de 65 ans, et je peux vous assurer que c’est autrement violent chez des jeunes dont la force n’a pas eu le temps de s’émousser. Même la fragilité n’est pas gage de délicatesse, on s’en persuadera en suivant la jeune fille blonde à la robe verte : bien que maigre, c’est elle qui a le plus d’épaisseur et la sensualité qu’elle doit danser transparaît dans toute sa brutalité. Ses gestes ont beau être beaucoup moins liés que sa partenaire, ce n’est pas du visage de celle-ci qu’on ne parvient pas à détacher les yeux.


 

[la brindille blonde à la robe verte, ici rose, à droite]

 

 

Il n’y a décidément rien là d’innocent. La naïveté est tout aussi jouée (quoique plus intuitivement) que les caresses amoureuses, que la grande majorité d’entre eux n’a sinon pas explorées, du moins pas menées à leur terme. Cette situation sur le parcours amoureux souligne et cache à la fois un certain rapport au corps : devant leurs inhibitions, il devient rapidement évident qu’ils ne sont pas habitués à être touchés (la brindille blonde à la robe verte le dira d’ailleurs, c’est même ce qui reste pour elle le plus difficile après de nombreuses répétitions) ni à toucher l’autre (regards qui s’évitent lorsque les peaux entrent en contact, demande orale d’autorisation à faire le geste démontré…), mais la pudeur qu’ils manifestent va bien au-delà de la timidité du puceau et relève davantage de la difficulté à entrer en contact, qui perdure à tout âge de la vie. Pour vous remettre en contexte, placez-vous dans une rame de métro bondée (ce n’est pas ce qui manque en ce moment avec les grèves) et observez que jamais vous ne croiserez, sinon par erreur et furtivement, les regards de ceux contre qui vous êtes pressés. Il demeure une répugnance naturelle à se trouver dans une zone de proximité immédiate, même lorsque toute intimité est bannie par le contexte. Le constat vaut également hors de cette détestable promiscuité suante ; même entre amis (hors les groupes de copines bisounours) on ne s’effleure qu’en s’excusant. Cela rend le contact d’autant plus difficile que tout geste, s’il n’est pas significatif du comportement amoureux, devient déplacé.

 

 

Bref, Kontakthof est une pièce sur les rencontres humaines, mais également celle dans laquelle des jeunes gens sont amenés à se souvenir du sens concret, tout à fait physique, d’ « entrer en contact ». Il ne s’agit pas de s’offrir aux mains du tout-venant, mais de laisser une chance à l’autre de parvenir jusqu’à nous, et d’en être touché, dans toutes les acceptions du terme. Il n’y a dès lors pas besoin de virtuosité pour interpréter les mouvements de la chorégraphie, seulement (mais c’est énorme) de rigueur pour en chercher la justesse, même si le véritable mouvement dansé (c’est-à-dire chorégraphié) est toujours un geste qui amène avec lui sa signification – d’où que les apprentis puissent sans peine, une fois la gêne surmontée, danser ce qu’ils n’ont pas vécu. L’authenticité de leur danse ne procède pas tant de leur jeunesse que de la recherche lente et appliquée avec laquelle ces novices ont compris avec leur tête et leur corps des pas dans lesquels des danseurs expérimentés se seraient glissés de façon mimétique (leur sens aigu du ridicule a empêché
les adolescents de singer les danseurs adultes).

 

 

Et sans s’en rendre compte, le spectateur s’est lui aussi familiarisé avec un univers qui aurait pu le rebuter. Je ne connaissais Pina Bausch que de nom, et me serais peut-être arrêtée à son aspect déroutant si j’avais été confrontée directement à la pièce en tant que telle. Je serais désormais encline à rechercher le contact avec cette écriture chorégraphique profondément dérangeante – qui secoue nos catégories trop bien rangées et en déplace l’horizon.