Pas l’ombre d’un(e)…

 

Bien qu’en boule au début de la journée, où un oubli de costume m’a coûté une heure de détour, la journée menant au premier spectacle de la saison (et première programmation officielle – où ce n’est plus nous qui payons la location du théâtre mais nous qui sommes payés) de notre compagnie s’est bien passée, pauvre en chauffage mais riche en danse et en chocolat (noisette vs amande). On a eu une petite frayeur le matin en apprenant que seules trente places étaient réservées, mais la centaine de spectateurs qui se sont trouvés là a semblé sincèrement ravie, et nous avec.

 

 

Il y aurait beaucoup à raconter, le placement avec quinze épaisseurs de vêtements, le pique-nique franchouillard à l’intérieur et en manteau, l’odeur de galettes de riz sur notre dernière recrue et ses improvisations contempo-jazz avant le lever du rideau, les « chignons cnsm » et la tricherie de mon postiche, le corps jamais vraiment échauffé mais toujours refroidi et réchauffé, la manette d’ouverture du rideau que j’ai actionnée dans le mauvais sens, les changements plus ou moins rapides dans les coulisses qui restaient visibles d’une bonne partie de la salle, les chorégraphies bien rôdées en studio mais dont on perd l’automatisme sur scène pour retrouver l’impulsion première… Et le trajet retour, ensuite, seule et de nuit, où la route se dessine peu à peu comme dans un jeu vidéo (ça me fait peur, j’ai toujours été mauvaise) ; j’ai chanté a capella et à tue-tête toutes les chansons dont je connaissais à peu près les paroles pour me tenir éveillée (les voies de la mémoire sont impénétrables : je me souvenais d’une chanson de Céline Dion que je n’ai pas dû entendre depuis bien dix ans, c’est assez terrifiant – surtout lorsque les dates du cours d’histoire de prépa sont déjà en train de s’évaporer). Le coton à démaquiller maculé de noir et de rouge signe la fermeture du rideau. Reste à répéter – même si pas tout de suite pour moi, l’élongation que je me suis faite m’oblige à me mettre en pause.

 

Concert également flottant

(jeudi 7 octobre)

Il semblerait que, comme en danse, il y ait après la fatigue une zone de plus grande acuité pour l’auditeur. Je ne sais pas si ce sont les escaliers qui m’ont réveillée, mais pas un seul instant la somnolence qui m’accompagnait depuis mon départ en train n’a trouvé dans la musique motif à bercement, et trop fatigués pour s’agiter, mes neurones n’ont pas parasité l’écoute d’idées décousues. Une zone de calme serein, en somme, parfaite pour accueillir la Petite suite de Debussy. Le programme rapporte qu’à l’époque de sa création, on avait reproché à la pièce d’être du « Debussy pour enfant », mais si le tintement du triangle m’évoque parfois l’atmosphère de Noël (tout comme la cannelle dans le thé), elle est immédiatement diluée dans la douce agitation du bord de mer, aux clapotis impressionnistes. Je ne cherche pas à faire ma critique musicale (j’en serais bien en peine), simplement à traduire l’image qui m’est venue, un fondu-enchaîné par lequel les lumières chaudes de Noël, des guirlandes, des bougies ou des cuivres, que le regard fatigué et plissé rend floues comme les boules du sapin, deviennent des tâches rondes de lumières qui quittent leur décor pour se retrouver, lorsque l’on rouvre les yeux, dans le scintillement des vagues, dans un ailleurs balnéaire.

J’avais une impression de déjà-entendu et, vu l’étendue de ma culture musicale (on est plus proche de l’étang que de la mer) et qu’il me venait des images de En sol (raté, c’est Ravel), j’en ai déduit que j’avais dû le voir en danse, mais le programme précisant que Debussy a refusé toute adaptation chorégraphique, je penche finalement pour une réminiscence trompeuse de la Mer, que j’ai pas mal écouté lorsque j’étais petite parce qu’il se trouvait sur le même CD que le Boléro. Il faut croire que c’est une association heureuse, puisque Petite suite était également suivie d’un morceau de Ravel.

Le Concerto pour la main gauche, pour piano en ré majeur était… frappant. Après avoir cessé de me demander si la main droite, posée sur le genou, viendrait apaiser son double furieux (et pour cause, le concerto a été composé pour Paul Wittgenstein qui avait perdu un bras à la guerre), j’ai oublié cette bizarrerie qui donne pourtant le ton à tout le morceau et me suis pour ainsi dire habituée à la virtuosité de Jean-Frédéric Neuburger, dont la main semble douée du don d’ubiquité pour occuper ainsi tout le clavier. Le morceau qu’il nous a offert en bis a montré qu’il était fort heureusement pourvu de deux mains gauches. Dans le Concerto, la frappe est nerveuse et puissante, doublée par l’orchestre de quelques accents jazzy et de pulsions fortes comme celles du Boléro, j’adore. Ce serait une parfaite musique pour un passage de Mademoiselle Else, dont l’envie d’en faire une chorégraphie me titille depuis un moment déjà. Mais ceci est une autre histoire un autre fantasme.

Après l’entracte et l’éloge palpatinien de Lola (bientôt un lieu commun du concert), la soirée a repris et s’est finie par la Symphonie n°4 en fa mineur de Tchaïkovski (comment voulez-vous que je retienne des titres comme ça ?). Depuis le second balcon, nous avons une vue imprenable sur l’hémicycle de l’orchestre, les cordes qui descendent des contrebasses jusqu’aux violoncelles comme des petits cailloux éboulés de rochers, les cuivres qui sont souvent cachés pour le parterre, et le chef. Campé sur deux jambes imputrescibles, Kazuki Yamada engage un duel avec l’orchestre, feinte sur une mesure très marquée et donne le départ aux violons d’un coup de fleuret baguette, le tout sans s’escrimer, très noble. C’est finalement le public qui est soufflet soufflé et n’ose battre que ses mains.

Tout est dans la cuillère

[spoiler, surtout dans le dernier paragraphe]

[vu avec Palpatine mardi dernier, mais si j’avais su, c’eût été avec Melendili]

 

 

Les amours imaginaires est un film de Xavier Dolan (en fait, il n’a aucun petit côté Rimbaud).

Les amours imaginaires sont d’abord celles de quelques individus sans lien avec l’histoire principale, ni les uns avec les autres. Ces personnages épisodiques (*Kundera power*) n’ont en commun que la désillusion d’amours déçues avant que d’avoir véritablement existé – que ce soit parce que l’un ne se doutait de rien, ou parce que les deux n’aimaient que la liberté permise par l’éloignement (« t’aimes le concept plus que l’autre, c’est con »). De n’être adressées qu’à la caméra, c’est-à-dire au neurone sur-interprétatif de chaque spectateur, leurs confessions deviennent drôles («il était allemand – enfin, il l’est toujours… je crois »), et l’on rit d’autant plus facilement que l’accent canadien (sous-titré français ! – c’est pour le moins idiomatique) permet d’instaurer une distance face à un comportement bien familier. Parce que le film est avant tout la douche froide (répétée) du neurone sur-interprétatif, cette manie d’interpréter tout mouvement comme un geste, tout geste comme un signe, et tout signe comme confirmation de fantasmes échafaudés sans fondements (*Spinoza power*) :

Les amours imaginaires sont celles de Marie (Monia Chokri) et Francis (Xavier Dolan), deux amis qui tombent amoureux de Nicolas (Niels Schneider), jeune éphèbe blond et bouclé qui, comme son ancêtre romain, n’affiche pas d’orientation sexuelle clairement définie. Ainsi que le montrent les images insérées dans le stroboscope d’une soirée arrosée, Marie le rêve statue grecque conduisant son quadrige, et Francis lui a conCoctéau un profil d’un seul trait. En l’absence de tout signe qui vienne infirmer ses fantasmes, chacun cherche à le séduire, et si Marie ne se départit plus de son chignon-banane, rang de perle et trait d’eye-liner une fois que Nicolas a déclaré son admiration pour Audrey Hepburn, Francis lui offre aussitôt une affiche de l’actrice. Les deux amis ne cessent pas de l’être et l’on sent dans une scène filmée au ralenti toutes les contradictions de leur situation : arrivés tout deux au café (ils font la paire pour Nicolas), celui-ci se précipite dans les bras de Marie, et l’on voit le visage envieux de Francis sourire pour son amie, transformant la jalousie en déception douloureuse – et la scène se répète en symétrie inversée lorsque Nicolas salue Francis tout aussi chaleureusement. Tout le film, jusqu’à sa chute finale, fonctionne sur ce principe de double déception.

 

 

Les amours imaginaires sont alors les baises (ce sont les termes du générique, où les acteurs sont crédités pour la baise 1, baise 2, baise 3) où l’esprit déçu s’oublie dans le corps et les bras d’inconnus. Ces seules amours qui soient de chaire et de sang sont pourtant filmées de manière irréelles, dans des monochromes qui correspondent aux affiches. Lorsque amour-passion et amour-relation ne concordent pas, difficile de dire lesquelles sont le plus imaginaires, de celles qui n’existent que dans un univers mental qui ne supporte pas la contradiction du monde réel, ou de celles qui ne font l’objet d’aucune représentation mentale et partant ne sont investies d’aucun sens. Pourtant, ces baises monochromes comptent parmi les plus belles scènes, filmées avec pudeur, sensualité et cadrages étonnants où l’on sent la tristesse de l’un aussi bien que le grain de peau de l’autre. Reléguées hors de l’histoire, elles appuient l’intuition qu’a finalement Marie, selon laquelle « tout est dans la cuillère » – qui n’a rien à voir avec mon bon coup de fourchette, mais fait référence à la position dans laquelle les amants se retrouveraient au réveil. Le lyrisme a tôt fait d’être écartée par la coiffeuse qui coupe Marie dans son élan en même temps que ses cheveux (« j’ramasse beaucoup de p’tites cuillères vides ») mais l’image demeure comme illustration de ce qu’est « être ensemble », l’un avec l’autre, l’un pour l’autre. Là où Marie se trompe, c’est lorsqu’elle se dit que ce n’était « même pas la baise », puisque c’est bien cette finalité où est censée se marquer la préférence, qui l’a empêchée d’apprécier les moments passés avec Nicolas (et Francis) où elle n’a vécu que dans sa tête ; ce qui a été vécu est frappé de nullité et, en l’absence de cul, devient cul-cul.

 

 

Les amours imaginaires racontent une histoire qui n’en est pas une – ni même deux. Plutôt une variation sur le thème de la désillusion amoureuse. L’ouverture est à ce titre particulièrement bien trouvée, et l’effet en est renforcé par une piqûre de rappel en cours de route. Les confidents aux illusions plus qu’aux cœurs brisés forment ainsi un contrepoint comique à une histoire vécue comme une tragédie par ses personnages (ou serait-ce l’inverse ?) – de risibles amours, imaginaires mais cruels de l’être. Le neurone sur-interprétatif est si redoutable que malgré le titre, la thématique affichée et les doubles déceptions en cascade, la spectateur est encore surpris lorsque Nicolas ne choisit pas l’un ou l’autre (homo ou hétéro) mais ni l’un ni l’autre (ami ou amant), et les deux amis repartent pour la même erreur lorsque Louis Garrel entre en scène. La boucle est bouclée, noire et attirante même. Le triangle va encore sonner faux et j’en ris : j’ai passé tout le film à me dire que Niels Schneider ressemblait à Louis Garrel en plus blond et plus fade (c’est sûrement un pléonasme, ceci dit, parce que je cherche toujours vainement autre chose qui donnerait un jeune éphèbe un peu falot dans un cas et un bouclé délicieusement agaçant dans l’autre), et là, paf ! il apparaît, comme si mon imagination avait influé sur le cours du film qui me surprend alors et trahit mes élucubrations. L’imaginaire, c’est comme le rire, contagieux, et les amours qui le sont, un excellent film pour ceux qui s’en font (des films).

 

Et je serai joyeux et triste De tant me souvenir bientôt !…

 

Souvenirs concerts réchauffés

 

Passée directement d’un flottement post-vacances et pré-rentrée à un élan de motivation pour mon mémoire, mon blog ne se rappelle pas à moi avec la même urgence. Avant de les égarer dans un coin de ma mémoire oublieuse, je voudrais tout de même déposer ici quelques-unes des impressions des deux derniers concerts entendus à Pleyel. Ne commençons pas par le commencement, j’aime à garder le meilleur pour la fin – sans savoir s’il s’agit du principe argumentatif du crescendo ou d’un goût tout ce qu’il y a de plus gustatif (la dernière bouchée d’une salade composée doit réunir un petit morceau de chaque élément ou du moins de mes préférés pour que le plat se finisse sur une bonne note).

 

Mercredi dernier, si je savais à peu près à quoi m’attendre avec Beethoven, et que Miss Red m’avait dit le plus grand bien de Dvorak, Jörg Widmann était en revanche un parfait inconnu pour moi. Con brio, ouverture de concert, ouvre effectivement le concert, mais je suis loin d’être assez mélomane pour voir en quoi il peut s’agir d’un hommage à Beethoven. Cela dépote, plein de dégringolades de percussions (façon môme du dessus qui laisse tomber un sachet de billes), et de coups d’archets – surprises et rebondissements soudainement coupés pour partir dans une toute autre direction, après avoir sauté à saute-mouton par-dessus un bout de mélodie suivie. Je trouve ça très amusant. Le compositeur dit avoir fait « une pièce sur l’émancipation des timbales », et une fois dépassé le comique de la formulation qui m’évoque à la fois un « li-bé-rez Blan-qui, li-bé-rez Blan-qui » de cours d’histoire et le sketch de Gad Elmaleh sur la chèvre qui veut al-ler gam-ba-der et plus re-ster at-ta-chée, on trouve peut-être là l’explication des percussions très présentes, qui saturent moins la partition qu’elles ne sont décalées par rapport au reste de l’orchestre dont elles ne se bornent pas à souligner les envolées bourrines.

Les envolées lyriques ne tardent pas et sont servies comme il se doit par Martin Helmchen, sorte de Jaromil blond, tout fin et élégant qui me rappelle un garçon de la fac qui faisait son mémoire sur « le vers chez Vigny ». Tête penchée sur l’épaule et lèvres qui articulent des sons à vide, les pianistes ont parfois l’air un peu autistes, mais on ne saurait leur en vouloir. Le concerto pour piano en sol mineur d’Antonin Dvorak me plaît. En l’écoutant j’ai des bouffées de Dame aux camélias, mais en lisant le programme, l’effet secondaire s’avère sans danger, puisque « le piano semble improviser ses souples arabesques, dans un style qui rappelle parfois Chopin ».

Les cinquante minutes de la symphonie héroïque de Beethoven ont en revanche été trop pour moi. Alors que je croyais avoir maîtrisé ma concentration auditive, et que je pouvais encore ignorer les quelques embardées de rêveries dans la deuxième pièce, à la troisième, les exploits de l’orchestre sont restés bien loin des élucubrations qui défilaient sous mon crâne. C’est grandiose et ça souffle, ça gonfle (la voile, la voile, pas l’auditeur), et la vague enfle et… j’ai dérivé, un bon coup d’archet m’a éjectée de la tempête ; je me retrouve sur mon siège comme dans l’œil du cyclone. Éclair de lucidité avant le tonnerre d’applaudissement.

 

Mon attention n’avait pourtant pas faibli le jeudi précédent, soutenue par un plaisir assez vif. Non pas tant pour Im Sommerwind, « idylle pour grand orchestre », d’Anton Webern : quelque curieuses que soient au début quelques transitions en blanc, l’écoute est bien agréable, mais la pièce est si discrète qu’elle ne persiste pas dans ma mémoire et tombe dans l’oreille d’une amnésique.

La saison passée, à Garnier, j’avais déjà goûté Ernest Chausson, qui s’est de nouveau présenté à mon esprit avec la douceur et la simplicité d’un chausson aux pommes lorsque je l’ai découvert sur le programme. Le Poème de l’amour et de la mer, hormis les termes, n’a rien à voir avec la sonnet de Marbeuf, il s’agit de deux poèmes de Maurice Bouchor, que je ne me serais pas précipitée pour lire s’ils n’avaient été chantés par Susan Graham. Coiffure casquée laquée de lionne (mes hypokhâmarades comprendront s’il n’ont pas séché les cours de géo), bouche vibrante, et bras charnus, la mezzo-soprano porte une robe-toge en soie, turquoise et mauve, violette, bleue ou verte, je ne sais plus, mais d’eau j’en suis sûre, car c’est sur les différentes nuances de couleur que mon imagination a fait apparaître « l’île bleue et joyeuse ». « L’île sur l’eau silencieuse/ Comme un nénuphar flottera… », comme l’île des morts d’Arnold Böcklin, qui dériverait avec la majesté du Château des Pyrénées sur une mer de nymphéas. Il y a des roses, des cieux, des lilas et de chers petits pieds, mais Chausson éloigne le raffinement de l’ornementation et empêche la délicatesse de sombrer dans la mièvrerie. Il faut le temps que s’écoule la musique pour s’installer dans le poème, pour oublier les majuscules de « la Jeunesse et l’Amour » qui transfigurent la bien-aimée lorsqu’elle apparaît au poète « comme l’âme des choses », pour s’arrêter aux ruisseaux « qui mouillerez sa robe », et pour ressentir le vertige des oiseaux qui passent « l’aile ouverte/ Sur l’abîme presque joyeux » avant que les pensées ne roulent « comme des feuilles mortes », cortège dans le sillage dévasté de l’amour mort. Comme je lisais toujours un peu d’avance dans le programme, je me suis demandée comment serait dit « l’oubli » – sans insistance, presque de manière effacée, il aurait fallu s’en douter, mais :

« […] moi, tout mon sang se glaçait,
En voyant mon aimée étrangement sourire…
Comme des fronts de mort nos fronts avaient pâli,
Et, muet, me penchant vers elle, je pus lire
Ce mot fatal écrit dans ses grands yeux : l’oubli… »

« La Mort de l’amour » sans amour mort, sans aucune Ophélie noyée ; un souvenir qui a sombré et dont Chausson effleure la nostalgie à la surface des eaux.

Le mystère de Dutilleux n’a quant à lui rien d’élégiaque, il n’est pas du passé mais du présent. Le Mystère de l’instant approche « cette énigme physique et philosophique qu’est l’instant, état de temps unique, entre éternité et nullité ». Alors qu’il vaut mieux ne pas en perdre un seul dans la musique classique (celle qui semble si indéfinie et mouvante qu’on en parle au partitif, « de la musique », découpée à la minute comme le ruban l’est au mètre) sous peine de devoir courir après celui qui vient de passer pour ne pas perdre le fil, ils sont ici presque autonomes et s’apprécient… à chaque instant. Les temps successifs n’exigent jamais d’être transformés en durée pour être entendus et compris : c’est reposant pour l’attention qui, libérée de l’instant passé (quand bien même il aurait échappé) peut alors seconder la curiosité de l’instant à venir. J’adore. Aucun risque de se laisser emporter par un mouvement impétueux, la pensée n’est pas contrainte par un enchaînement imposé et revient sans cesse à ce qui la fascine d’autant plus volontiers qu’elle pourrait s’en éloigner à tout moment. Plaisir instantané.

La soirée a été magnifiquement complétée par la quatrième symphonie de Schumann que j’ai essentiellement suivie sur un violoncelliste aux cheveux hirsutes mais d’un gris très doux, aux mains amoureuses (un anneau vient le confirmer) et au visage presque impassible, parfaite toile pour projeter toutes ses imaginations sans qu’une mimique tragique (en lesquelles sa voisine de derrière était experte) ne fasse grimacer la musique – seulement illuminée de temps à autres par un sourire commun avec d’autres musiciens dans les moments où les archets s’emballent (et où j’imagine que la technique ardue devient assez jouissive).

Le lendemain matin, la discothèque de Palpatine s’est trouvée allégée d’un CD de Dutilleux.

Et l’amour et la mort ont l’amor en partage

Dimanche dernier, lors de la matinée Roland Petit à Garnier, on s’est aimé à en mourir, d’ennui. Si je me laisse entraîner à quelques propos acerbes, il ne faudra pas en déduire que c’était mauvais, mais décevant – quoique, c’est peut-être pire : avec une princesse-citron givrée, on n’est pas surpris de finir avec un petit goût d’amertume, mais Roland Petit, c’est Notre-Dame de Paris, c’est Carmen, c’est l’Arlésienne, quoi ! Ce n’était pas mauvais, mais c’était plutôt petit que Petit (d’accord, là c’était bas). L’impression d’avoir été flouée par un chorégraphe que j’aime bien, mais dont je ne connais au fond pas grand-chose ; même chose que pour la soirée Béjart à Garnier, en somme.

 

On ne peut pas dire que le Rendez-vous ait été manqué, mais on ne peut pas dire non plus que cela ait été une réussite, et pas seulement parce que la Plus belle fille du monde a finit par trancher la gorge au Jeune homme qui le lui avait donné. La pièce est déséquilibrée : la première scène plante l’ambiance sans l’intrigue qui se déploiera à la troisième scène, après avoir occupée la deuxième.

On a déjà connu Jacques Prévert plus inspiré, même si les photographies de Brassaï agrandies pour former le décor de chaque scène rendent bien le même Paris d’après-guerre. Après avoir poussé la chansonnette et fait dansé un couple d’écoliers à pas serrés et cheveux nattés, le jeune homme, en vadrouille avec le bossu (titi parisien cabossé, Hugo Vigliotti aux singeries épatantes – à proprement parler : il semble singer des morceaux classiques), rencontre le Destin, mélancolique Pierrot noir qui n’a conservé de blanc que sa collerette surannée (l’usure de son pantalon pourrait peut-être finir par le blanchir). Benjamin Pech n’est plus l’homme, même jeune, de la situation ; lorsqu’il s’éloigne de la lame de barbier du Destin, les limites d’un cercle invisible l’empêchent de couper les liens qui en font sa marionnette, et le frère de la Prisonnière. On voit dans d’impressionnants mouvements saccadés-torturés que le jeune homme ne peut pas résister au vouloir quasi-magnétique de la présence noire qu’est Michaël Denard, presque effacé à force d’être hiératique.

On devrait avoir retenu la leçon depuis Œdipe, nul n’échappe à son destin : on ne s’en éloigne que pour mieux y tomber, et la grâce que le jeune homme a obtenue en plaidant un rendez-vous (des mains qui dessinent des courbes, pour mouvements de manche) avec la plus belle fille du monde (Eleonora Abbagnato, on ne peut pas lui donner tort) n’est en réalité qu’un sursis. Voilà le vrai rendez-vous : pour moi, il s’agit du retour de la danseuse après une année sabbatique ; pour le jeune homme, il n’y a pas de quoi se réjouir, il s’agit de la mort. Doublement mortelle, Eleonora Abbagnato est affreusement sexy avec sa mise en pli blonde des années trente et sa jupe légère au-dessus d’un simple justaucorps bleu qui transpire l’assurance et la séduction. Après un duo qui tiendrait plus du duel que du pas de deux, où la fille au superlatif attire le jeune homme de ses grandes jambes sur talons aiguilles, qu’elle développe et qu’il doit replier devant elle, elle fait basculer la petite mort dans la grande d’un coup de lame.

 

Alors qu’on était enfin mis en train à la fin de ce crescendo pianissimo par lequel le ballet sortait de l’anodin, voilà que le Loup n’y est pas. J’avais gardé un souvenir autrement satirique et joyeusement grinçant des fables animalières d’Anouilh. L’argument serait plutôt nouille : à peine marié à la Jeune fille en voile, le Jeune homme file avec une bohémienne qui, reprenant un tour de bonimenteur, s’arrange pour faire croire à la naïve (Emilie Cozette, qui débarque) que son tendre et cher (éphémère Yann Saïz) a été transformé en loup (Stéphane Bullion, avec les mains crochues d’un gamin crispé par toutes ses croches sur son piano). Chaque couple part de son côté, le premier dans les fourrés, le second dans la forêt – pas de deux en petite tenue rose ourlée façon toile d’araignée (mais nooon, le loup la lui a déchiré de façon stylisée). Quand la bohémienne a finit son affaire, elle va pour rendre son mari à l’ex-vierge effarouchée qui n’en veut plus : elle a vu le loup et y a pris goût. Tant et si bien qu’elle finit par se planter au bout de la fourchette des paysans qui ne l’entendent pas de cette oreille ; pas d’animalité si elle n’est pas officialisée en mairie. Je charge un peu le loup la mule, mais ajoutez à cela des décors et costumes criards type ballets russes dans ses moins heureuses trouvailles, une Emilie Cozette fade, et un Stéphane Bullion qui ressemble plus à un agneau (enfin, à un mouton, pas comestible), et vous vous trouverez heureux de vous sauver avec Sabrina Mallem en belle bohémienne, et la musique de Dutilleux.

 

Pas le meilleur de Roland Petit, soupiré-je à l’entracte. Palpatine soulagé reconnaît s’être ennuyé. Je comprends mieux à présent pourquoi dans son autobiographie, Karen Kain dénie à Roland Petit le statut de grand chorégraphe ; pour elle, c’est un magicien. Quand cela opère, le résultat est magique, sinon, on fait illusion, comme c’est la cas des deux premières pièces. Heureusement, le Jeune homme et la Mort appartient à la première catégorie. Le jeune homme est visité par une femme fatale qui le pousse au suicide ; l’argument est à la limite du thème, on reconnaît là le trait épuré de Cocteau. J’aurais eu tendance à dire que la danse tire toute son intensité de la passacaille de Bach, mais ce serait plutôt de la violence qui lui est faite, s’il est vrai que le ballet a été chorégraphié sans musique précise, sur des airs de jazz, avant de trouver le morceau qui fasse véritablement l’affaire. Musique et mouvements ne sont pas sans rapports, comme on aurait pu le craindre, mais ceux-ci ne collent pas non plus à celle-là, et c’est ce qui fait décoller la chorégraphie, célèbre pour les sauts du jeune homme.

Jérémie Bélingard y est bond, même si je ne suis pas fan de sa danse et que son interprétation fait pâle figue à côté de celle de Nicolas Leriche, que j’avais vu aux côtés d’Eleonora Abbagnato (ça, c’était une tuerie, jeune homme). Ceci dit, Alice Renavand fait une entrée fracassante, diablement sexy dans sa robe jaune frémissante sous les piétinés sur pointes en grand plié seconde. La perruque noire violente son visage tout mignon et la rend plus impitoyable encore d’avoir pu sembler douce un instant. Même si parfois sa cruauté flanche un peu du côté de la brutalité, Alice Renavand mène indubitablement la danse, et rehausse ainsi la prestation de Jérémie Bélingard, dont le côté suiveur est repris par le rôle. Juste, le regard exorbité de possédé lorsque la mort pointe du doigt la corde, c’était un peu too much (ou alors le troisième torturé dans l’âme était celui de trop – pourtant, contrairement aux deux autres qui me sont indifférents, j’aime bien Benjamin Pech) ; un chouilla moins, cela fait parfois tellement plus…

La mort s’esquive pour laisser le jeune homme se pendre, comme si mourir était un acte de volonté (déjà, dans le Rendez-vous, le Destin avait glissé la lame dans la poche du jeune homme). La descente de croix de poutre et l’ascension sur les toits de Paris dans des décors magnifiques font de la fin du ballet une apothéose (c’était presque la première fois qu’on construisait en dur pour le théâtre et il fallait au début près de trois quart d’heures pour monter le décor – heureusement que les entractes étaient mondains). Cette fois-ci, il n’y a que sur scène que l’on a regardé sa montre.